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Le regard chargé d’ennui de Néhémie se perd dans la foule, observant la populace qui piétine un peu plus loin, essayant de se faire une place tant bien que mal. Elle-même n’avait pas ce problème-là. Sa place lui avait été réservée dès l’annonce faite par son lointain cousin mais la vérité, c’était qu’elle aurait tout donné pour pouvoir rester chez elle aujourd’hui. Assise avec les autres nantis, les quelques privilégiés qui ont eu le droit d’accéder au coin VIP, ceux qui ont eu le droit à une chaise, elle attend en pianotant sur son portable. Et elle n’est pas à l’aise. Les évènements de la dernière fois sont encore frais dans sa mémoire et elle craint que la décision d’Igor ne soit trop prématurée. Et puis quand est-ce que ça commence ? Elle s’agite, sa jambe agitée de soubresauts, son talon acéré claquant contre le sol. On lui avait gentiment « demandé » de ne pas en faire trop aujourd’hui. Elle roula des yeux à cette simple pensée. Mais elle avait fait un effort et ne portait qu’un sobre costume noir. Rien qui ne ferait honte à sa supposée famille. Si ce n’était peut-être pour les bottines bleu électrique qu’elle portait. Fallait pas pousser mémé dans les orties. Elle sort la montre à gousset de la poche de son veston. Encore quelques minutes. Il était plus que temps. Elle sent l’atmosphère si lourde, elle peut voir la sécurité déployée, elle se doute de la présence des snipers dissimulés autour de la place. Qu’Igor faille vite pour qu’ils puissent partir de là. Il risque d’y avoir du grabuge. Et son supposé garde-du-corps qui n’est pas là …

Dans sa tête, la présence s’agite. Bozalosc n’est pas tranquille. Elle hurlera aujourd’hui. Elle le sait.

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▬ Dépêche-toi un peu, lui dis-je en jetant des coups d'oeil réguliers sur ma montre.

Je patiente sur le pas de sa porte, ne lui ai laissé qu'une dizaine de minutes pour se préparer. Mesure injuste quand j'en demande moi-même beaucoup plus mais j'aime l'imaginer se presser, attraper des objets à la va-vite, en chercher d'autres avec hâte. J'aime bien l'imaginer dépasser par les minutes et les secondes et alors que je perds mon regard sur un point invisible entre deux, j'aime savoir que parfois, il me voit regarder cruellement ma montre.

Il me lance, de loin, qu'il est toujours temps pour moi de le laisser regarder le discours via periscope. Oui oui oui, allez... Quand j'ai finalement réussi à l'arracher à son petit chez-lui, je lui propose de prendre un taxi et de faire les dernières rues à pied, devinant qu'il nous sera de toutes façons difficiles de nous approcher en voiture.

À peine déposés, je contemple la vague humaine... enfin la marée humaine plutôt, qui s'étend sous nos yeux. Je remplis mes poumons avant qu'on n'aille s'engouffrer dedant et glisse à l'attention de Dorreh, un mince sourire aux lèvres :
▬ J'aime quand il y a du monde comme ça.

Certains râlent, d'autres se donnent des coups de coude. Mon jeu, c'est d'essayer de me faufiler entre eux en évitant les éléments les plus grossiers. Et j'écoute les bribes de conversation ici et là. Je pourrai me glisser au plus près des événements et de ses protagonistes mais ici, je me sens bien étriqué et anonyme à la fois. Comme en immersion au milieu d'un groupe faits d'étrangers. Avec Dorreh près de moi. Un peu joueur, je glisse une main dans sa poche de pantalon alors que je le vois regarder autour de lui avec les yeux d'un raton laveur pris dans un piège.
▬ Profite très cher, on n'a pas de rassemblement pareil tous les quatre matins !

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Il ne voulait pas être là. Il ne voulait pas être au milieu de la foule même s’il était accompagné par Ilya, même si ce dernier lui tenait la main. Dorreh n’était jamais à l’aise quand il y avait trop de monde, être pressé contre des inconnus, sans pouvoir distinguer amis et ennemis, sans savoir d’où viendrait le coup. Bambi avait, bien sûr, entendu l’appel de son roi. Comme toute la Russie, il avait entendu son cri de rassemblement, sa lettre ouverte, sa volonté d’établir une tribune afin de s’adresser à son peuple effrayé. Et il avait trouvé cette entreprise plus que géniale. Mais il aurait largement préféré y assister depuis le confort de son canapé, en suivant un live de YouTube ou une diffusion sur Périscope.

Mais non. Ilya était venu chez lui à l’improviste pour lui sommer de l’accompagner au rassemblement. Bambi avait bien essayé de protester, absolument pas près à affronter la société, mais depuis quand avait-il la moindre volonté face à l’homme qu’il aimait toujours ? Alors bon gré, mal gré, en marmonnant dans sa barbe, il s’était préparé, Ilya l’enjoignant de se dépêcher en bruit de fond.

Et à présent ils étaient là, bataillant pour se frayer un chemin au milieu de ce qui semblait être la quasi-totalité de la ville. Bambi avait de plus en plus envie de rebrousser chemin. Et Ilya qui le pressait encore.

-Tu sais, tu peux me laisser retourner chez moi et profiter du spectacle en paix. Je ne t’en voudrais pas.

Espoir vain. L’autre homme était tout simplement trop obstiné et trop têtu, surtout une fois qu’il avait une idée en tête. Dorreh se laissa donc guider, trainant un peu des pieds. Et puis Ilya se tourna vers lui avec ce sourire qui lui faisait toujours le même effet et le conservateur se dit que rien que pour ce sourire, il pouvait faire un effort. Ils s’immobilisent enfin. Ilya semblait excité, une étincelle joueuse dans ses prunelles sombres. Il se rapprocha de lui, glissant une main dans sa poche arrière. Et encore une fois, Dorreh savait qu’il aurait dû lui demander d’arrêter mais il ne pouvait tout simplement pas. Il se laissa donc aller contre le torse de l’autre homme, se blottissant contre lui, sachant très bien qu’il s’agissait là d’une occurrence rare.

-Je suis heureux de te voir si enthousiasme Ilya mais je préférerai quand même être sur mon canapé. Tout ce monde me met mal à l’aise.

Il laissa son regard se promener dans la foule jusqu’à tomber sur un, non deux, visages familiers. Yulian et Esfir. Il se détacha légèrement de l’autre homme pour les héler tous les deux.

-Yulian ! Esfir ! Par ici ! Il expliqua rapidement à Ilya. Ce sont des amis à moi. Je vais te présenter, ils sont incroyables.

Il était toujours aussi mal à l’aise mais entouré de proches, il se sentait capable de supporter le discours avant de pouvoir rentrer enfin dans sa tanière.