MOSCOU, 1980 ▼ a quiet place, a quiet life.Il s'exhibe, un instant. Renverse silhouette et frappe son bidon du plat de la main. Criard, s'agite et se faufile à travers le couloir. Petit garnement. De la porte d'entrée surgit un garçonnet maigrichon, cheveux d'or ébouriffés comme champ de blés, beuglant incompréhensibles blablas. A sa suite, fillette a le visage fermé, les cheveux -
d'or également - bien ordonnés, la bouche bien fermée. Elle l'observe, bête curieuse, tandis qu'il se roule dans le jardin comme un porc dans sa boue.
« Tu es trop sérieuse, Arsenia ! Ne ris-tu donc jamais ? » Bébé sourit peu. Père y veille. Petite fille chérie, égérie de la mère qui a succombé quelques années plus tôt. Si aucun souvenir ne l'incombe, la coquette Arsenia n'en a pas moins cherché, a épluché photographies afin de s'imprégner d'une femme désormais disparue, enterrée au cimetière, pourtant encore présente dans sa chair.
« Père va te punir lorsqu'il rentrera. » Ne semble pas s'en incommoder davantage. Et se roule, se roule encore, ose se lever et mettre mains en l'air, réclamant souveraineté des cieux. Tandis qu'Arsenia observe, le garçon lui intime un sourire qu'elle ne connait que trop bien. Celui-là même qui la mit parfois dans situations qu'elle n'appréciait guère.
« Seulement si tu le lui dis. » Il s'approche,
imbécile !, lui pose paluche dégueulasse sur minois d'ange. Et elle grimace. ça sent humus et pluie diluvienne.
« Dénoncerais-tu ton propre frère ? » Elle réfléchit. L'a-t-elle seulement fait un jour, ne s'en souvient guère. Secoue sa petite caboche et fait flirter sourire au coin des lèvres. Manipulateur qu'il est déjà, faible qu'elle est.
« Un jour, je prendrai coups de ceinture à ta place, et tu ne pourras t'en prendre qu'à toi-même. » Et il sourit, gros bêtat, s'enfuit dans la maison pour se faire secourir d'un bain bien chaud. Ne saisit pas encore l'écho de ses paroles. Jusqu'au jour où cela arriva.
MOSCOU, 1988 ▼ i'll keep dancing under lights.Le glas lui coupe la tête. Guillotine soudaine, le recruteur lui a intimé une entrée avortée. Jamais, a-t-il dit. Si seulement avait-elle dansé plus tôt. Farouche enfant a prié tous les Dieux pour que nul ne la tue à son retour. Terreurs multiples, ceinture adulée vrillant fessier jusqu'à saignée. Larmes crevées, adolescente est restée silencieuse. Acceptation de la faiblesse. Catin incapable. Madame n'en a pas moins tenté le Diable. Si Conservatoire a expulsé la poupée de cire, elle n'en baissera pas plus les bras. A jamais obstination dans le carcan.
« Vous êtes un peu jeune pour prétendre à ce genre de métier. » La Directrice a les bras croisés. Semble hésitante. Mais Arsenia est droite, immobile, tête haute. Fringante gamine qui ose sans peur aucune. Regards curieux ? Tant qu'ils paient ! Murmures honteux ? Tant qu'ils paient !
« Le talent d'une danseuse ne se mesure pas par son âge. Ou votre profession s'apparente-t-elle davantage à du strip-tease ? » Insolence. Les cils se pavanent, les iris se gonflent, les sourcils se froncent.
« Je te prierais d'être plus prudente dans tes paroles, jeune fille. N'oublie pas que je suis celle qui te paiera si j'estime que ton talent est, comme tu le prétends, bien présent. Souviens-toi que si tu te pointes ici, c'est sûrement parce que tu n'as plus d'autre choix. Et que si je te renvoies, tu n'auras plus qu'à aller danser à poil dans le club d'à côté. Tu as compris ? » Clapet fermé.
Outrage ! Pas moins raison, la vieille charogne.
MOSCOU, 1992 ▼ beautiful suicide.Foutre Dieu ! Pupilles frétillent, vrillent un peu. Clarté aveuglante, préfère obscurité des paupières closes. Encore un peu. Appel à Morphée,
pitié !, mais il ne répond pas, la laisse patauger dans conscience ingrate. Dieu hypocrite, Dieu insipide. Joue froissée sur tapis, sourcils froncent, visage crispe. Souvenirs obscurs écrasants. Cervelle tente de rebrancher les neurones, en vain. Douleur lancinante à la tête. S'est-elle cognée ?
Diantre ! Aucune mémoire ne lui vient. Black-out.
« Oh putain ! » Hurlement, une gamine beugle sans trop comprendre ce qu'il se passe. Et Arsenia ouvre les yeux, épie moindre détail du salon qu'est le sien. Capharnaüm pitoyable dans vieux taudis, bouteilles et capotes se chevauchent à travers paysages vieillis. Deux mains viennent lui caresser les reins, la retourne comme vieille chiffonnade. Flou se dissipe lentement.
« Tu es vivante, merde ! » Voix pas si méconnue.
« Milesia... C'est quoi ce bordel ? » Le cortex est embrumé lorsqu'elle se fait relever de force contre canapé. Goût vomi dans la bouche, sang sur les mains, odeur d'alcool sur les fringues.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » La mine de sa comparse en dit long sur inquiétude entravant ses organes.
« Tu as pris l'équivalent de la production de cocaïne du Mexique. Je sais pas si tu voulais vraiment te tuer, mais tu as réussi. » Et tandis qu'elle continue à lui parler, Arsenia réalise. Brouillard épais vient malmener l'âme. Morte. Elle était morte. Comme une pauvre putain dans une ruelle. Avec douze grammes dans le sang et trois kilos dans le nez.
MOSCOU, 2005 ▼ my mama hurts.Les filles s'affolent. Le tonnerre gronde, derrière les rideaux. La scène vit ses heures de gloire, offre spectacle qui imbibe davantage que l'alcool. Les clients applaudissent, les costards s'humidifient de sueur et de boisson. Ils sentent l'apogée d'un désir inavoué. Vieux époux effarouchés. Qui aura dit à sa femme la destination véritable de ce soir ? Aucun, sans nul doute. De son perchoir, la harpie observe les moindres faits et gestes. Danseuses, clients, serveurs sont méticuleusement passés au peigne fin. Attention à chaque détail qui pourrait sortir d'une pseudo-habitude, celle d'une soirée relativement tranquille, si on ne compte nul écart ça et là. Oeil repère, cependant, serres s'enfoncent. L'une des filles sort de pièce intime, main sur visage, bouche grimaçante, larmes au coin de paupière. ça sent l'ecchymose. Minutes trépassent sous son joug, tandis que cafards déguerpissent sous sa ronde. Quelques salutations auxquelles elle ne prend peine à répondre. Arsenia arrive. Terrible, comme à son habitude. La nommée
Mama crochète porte, claque derrière elle, contemple vieillard qui reboutonne froc. ça lui donne envie de vomir. Sitôt coincé, la Dragonne écrase la trachée, étrangle la gorge.
« Tu as touché à l'une de mes filles, vieux porc ? » Nulle réponse, si ce n'est gargouillis infâme. Rougit par sang qui s'affole, il tente de la saisir, ne comprend pas ce qui advient.
« Plus jamais tu ne remettras les pieds ici, tu m'entends ? » Elle le tuerait, sans hésitation aucune. Ne l'a-t-elle pas déjà fait ? Lacère visage, marques indélébiles des ongles sur pommettes. De quoi avoir mirifique divorce en rentrant à la maison.
« Déguerpis, misérable insecte ! »MOSCOU, 2017 ▼ dead inside.Affolements. Incompréhensions. Cris au loin, danseuses filent en tous sens. Corps s'agitent et courent, cherchent issues sans comprendre perdition probable. Maîtresse des lieux paniquent. Coups de feu dans le Klub Orkestr. Attentat d'on-ne-sait-qui, d'on-ne-sait-quoi. Pleurs, soudain. Rappel à la seule réalité qui compte. Pleurs de l'enfant.
« Viens par ici ma chérie ! » Arsenia attrape dernier avorton de la portée. Viktoria, belle comme lys, impériale princesse, se calfeutre contre sa poitrine, fourre visage contre sa gorge. Tente d'oublier meurtrissures qui se déguisent derrière les rideaux. La mère continue course, cherche meilleure option, où se cacher. Protéger bébé par tout moyen. Progéniture prioritaire, toujours. Suspens, bruitages désordonnés, gueulantes invraisemblables. Les protagonistes s'affaissent au sol, otages d'une mort quasi-certaine.
« Bougez plus ! » Immobilisation d'Arsenia. Viktoria pleure encore. Cinq années n'ont pas réussi à lui octroyer courage. Ne connait rien du monde et de sa barbarie.
« On veut pas faire de blessé, alors donnez-nous juste la thune et on s'en va ! » qu'il commence à couiner. Et Arsenia opine.
Diantre ! Pour Viktoria, seulement. Les aurait bien tous tués.
« Je vais poser ma fille, et aller vous le chercher, d'accord ? » Mais ils s'inquiètent, les garnements !
« Vous avez quelque chose de planquer derrière elle, hein ? Vous voulez nous piéger, c'est ça ? » Et elle secoue la tête, Arsenia. Tente encore et encore de camer agresseurs, de poser bébé par terre, de l'éloigner du joug. Terreur et angoisse se font cependant plus fortes. Jusqu'au tir fatidique. Bruitage infini qui cisaille fil de vie. Bébé finit en charpie. Cadavre enfantin dans les bras de Mama. Et l'âme brûle.
- CHRONOLOGIE:
1973 ❃ Naissance de Arsenia et Elijah, jumeaux de la famille Savin, à Stockholm, en Suède. La mère est suédoise. Le père est d'origine russe.
1975 ❃ La famille déménage en Russie, à Moscou. Ils sont installés dans le Quartier Mortel.
1976 ❃ La mère d'Arsenia tombe malade. La fière l'emporte.
1980 ❃ A huit ans, Arsenia débute la danse.
1988 ❃ Tente sa chance au Conservatoire. Face au refus, elle entre au Klub Orkestr en tant que danseuse.
1992 ❃ Meurt d'une overdose accidentelle. Se réveille en créature légendaire, et plus précisément Indrik.
1994 ❃ Entame une relation avec Lucian Morel, à qui elle donne une fille, Aspasia. Elle épouse le jeune homme.
1995 ❃ Premier divorce.
1997 ❃ Second mariage, elle épouse Royce Rostoll. Elle passe le Grade 2.
1998 ❃ Second divorce.
1999 ❃ Epouse Viktor Tolia et lui donne une fille, Natalia.
2001 ❃ Donne naissance à un fils, Alexandr. Elle passe le Grade 3.
2003 ❃ Devient propriétaire et gérante du Kub Orkestr, par héritage de la précédence dirigeante. On l'appelle bientôt Mama.
2007 ❃ Troisième divorce. Elle passe le Grade 4.
2009 ❃ Elle se marie à Richard Harvand.
2012 ❃ Donne naissance à une fille, Viktoria.
2014 ❃ Richard frappe sa fille aînée, Aspasia. Il est punit par une mort atroce.
2017 ❃ Victime d'un vol, Viktoria est tuée accidentellement dans ses bras.