Histoire
Le grondement du hautbois lui empli les oreilles. A travers les rideau mal tirés, la lumière pâle d'un soleil d'hiver timide fait danser les ombres dans un ballet incessant de moutons de poussière. Dans l'éclairage du jour finissant, Maman virevolte sur le parquet du petit salon. Elle n'est qu'un feu follet dans sa mémoire, une ombre à demi effacée par les années. Evgenia n'a que cinq ans et l'impression que cette scène est le fruit d'un rêve. Puis quelqu'un se saisit d'elle et la fait tournoyer. Ses cheveux sentent le jasmin et son rire fait le bruit des cloches de Saint Basil le Bienheureux lorsqu'elles sonnent au crépuscule. Cette scène est un refuge, une bulle de paix à laquelle elle revient dès que le chaos du quotidien lui donne l'impression d''étouffer. Evgenia ne le sait pas encore mais sa mère se meurt déjà. Dans six mois elle poussera son dernier souffle, emportée par une maladie dont elle ne connaîtra jamais le nom. Alors on l'habillera de sa plus belle robe, on lui nattera les cheveux et on se pressera au cimetière. Maman est dans une boite et elle l'observe descendre sous terre alors qu'on lui met entre les doigts une poignée de terre à jeter. Direction l'orient lui souffle-t-on. Comme pour beaucoup d'autres moments de sa vie, Evgenia se laissera faire. Gentille poupée qui ne dit jamais non. Quelque part dans les recoins de sa conscience, le tourne-disque continue à jouer sa mélodie de Borodine comme un musicien fantôme qu'on aurait oublié. Maman a toujours aimé le Prince Igor. Même en souvenir d'elle, Evgenia ne chantera jamais les danses polovtsiennes sur scène.
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On cogne violemment à la porte d'entrée. Des éclats de voix retentissent et Evgenia se blottit de peur contre un mur du salon, comme si la paroi allait l'engloutir et la cacher à la face du monde. Serrés contre elle, des disques comme un bouclier de fortune. Leur surface grainée de stries lui fait comme du sable sous les ongles. Elle sait lire, sur les étiquettes élimées par le temps c'est écrit Dinara, le prénom de Maman. Puis quelqu'un la soulève de terre et elle se sent traînée à travers les couloirs. Les ombres de l'hôtel particulier des Gregorov se referment sur elle comme autant de griffes. Ca sent la poussière et la moisissure, certains pièces n'ont pas vu le jour depuis bien longtemps, depuis que Maman est parti. Comme si elle avait emporté la lumière et avec elle toute trace de vie. Le long du couloir, par les portes entrouvertes des pièces laissées à l'abandon on peut apercevoir la silhouette spectrale de meubles recouverts par des draps. Cette maison n'est qu'un tombeau et ses habitants sont en sursis.
La domestique qui l'a emportée ouvre la porte de sa chambre à la volée et l'abandonne là, un doigt sévère sur les lèvres lui intimant le silence. Puis elle disparaît dans un tourbillon de jupes et Evgenia ne peut qu'attendre, agenouillée sur un tapis plein de poussière, de vieux quarante-cinq tours plein les bras. Sa seule défense. Elle l'ignore mais un étranger est entré chez eux qui est en train de tout piller. La fortune des Gregorov se délite depuis des années et pour éponger ses dettes, Papa n'aura eut d'autre choix que d'ouvrir sa porte aux huissiers. Pour conserver l'hôtel particulier, il devra tout céder. Les objets d'art, les bijoux et les affaires de maman, les livres anciens. Le seul souvenir qu'elle conservera jamais, cette pile de disques usés et une vieille platine sans valeur aucune. Une fortune à ses yeux. La nuit, lorsque le sommeil peine à venir et qu'elle sent les ombres se recroqueviller sur elle, entendre la voix de maman s'élever des hauts-parleurs c'est un peu faire comme si elle n'était jamais loin, en train de lui fredonner une berceuse.
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Les accords de piano déchirent le murmure des voix enfantines et la classe fait silence. Dans le salon de musique, son chant s'élève pour percer les notes de musique et les recouvrir de ses mots. Une demi douzaine de paire d'yeux curieux la fixent, dans l'attente. Et l'inquiétude la saisit à la gorge, sensation presque physique. Elles sont une dizaine de jeunes adolescentes à se presser à ce cours de chant, tentant désespérément de briller un peu plus que les autres. Et Evgenia a beau faire de son mieux, elle a l'impression de n'être qu'une voix perdue parmi les autres. Le regard inquisiteur de la professeur ne la rassure pas d'avantage, ça ne suffira pas.
Elle a passé des soirées entières recroquevillée dans la pénombre de sa chambre, les disques de maman serrés contre sa poitrine à essayer et essayer encore. De faire aussi bien qu'elle, de faire mieux. Mais maman est morte et on attend d'elle un prodige bien trop grand. Papa l'a dit, elle seule peut les sauver. Elle est leur dernier espoir de raviver le nom des Gregorov et de rappeler que Dinara Gregorova a autrefois enchanté des auditoires entiers par le simple son de sa voix. Mais le fantôme de sa mère est bien trop lourd à porter et du haut de ses douze ans, Evgenia doute de pouvoir marcher un jour dans ses pas. Elle le sait, elle l'entend, il se murmure des tas de rumeurs à son sujet. Que la dernière progéniture de cette lignée qui se meurt n'est rien en comparaison des talents de cantatrice de sa mère. Elle est quelconque et oubliable. Son paternel aura beau s'acharner, elle ne parviendra jamais à s'élever au-dessus de la masse.
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La brûlure du feu dans la gorge et la sensation qu'une pierre vient de chuter lourdement au fond de son estomac. C'est amer et écœurant, un haut le cœur la saisit brutalement et elle manque de tout vomir. Ca dure des heures, encore et encore et encore, jusqu'à ce qu'elle se laisse tomber dans un sommeil qui n'aura rien de réparateur. Néant salvateur. Agénésie des sens. Rien d'autre que l'obscurité et le silence.
Au réveil, elle ne se sent pas différente. Papa s'est trompé. Il a cru que cette chose les sauverait tous mais même le pouvoir du Raskovnik n'a rien pu pour elle. Ca leur aura coûté affreusement cher et il les a endetté pour rien gronde-t-il. A cause d'elle, tout a échoué. Il est dit que cela éveille en vous ce qui est déjà là. Prodige latent qui ne demande qu'un petit coup de pouce pour être ramené à la surface de votre conscience. Mais que voudriez vous réveiller dans le néant ? Il n'y avait rien à raviver, rien d'autre que sa propre médiocrité et ses échecs. Ils ont été bien bêtes de penser qu'ils y pourraient quelque chose. Evgenia le sait, elle n'est rien. On ne fait pas pousser de roses sur un champ de pierres stériles.
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Il est apparu comme remonté de souvenirs qui n'étaient pas les siens. Cet homme, Evgenia ne l'a jamais vu mais il s'est introduit dans son quotidien comme mirage revenu pour la hanter. Il y a des ombres dans ses yeux. Lorsqu'il pose son regard sur elle, elle a l'impression qu'il en voit une autre. Sans pouvoir se l'expliquer, Evgenia sent confusément qu'il y a une histoire derrière tout ça. Papa dit qu'il s'agit juste d'un mécène généreux qui a accepté de financer sa carrière émergente. Parce qu'il a cru en son talent. Par simple bonté. Mensonge que tout ceci. Cet homme est riche, affreusement. Et il vient de Kazan. Evgenia n'est pas complètement idiote, elle sait qu'il attend quelque chose en retour de cet investissement. Et la lueur qu'elle perçoit lorsqu'il s'invite parfois à la maison pour assister à une répétition lui déplaît fortement. Mais elle ne peut rien dire. Ils lui doivent de n'avoir pas fini à la rue avec le ciel hivernal pour seul toit. Avec cet argent, Papa a pu acheter le Raskovnik. Et c'est grâce à cela que le petit oiseau a pu se changer en rossignol.
Elle n'y a pas cru les premières semaines, mais il a bien fallut se rendre à l'évidence, sa voix s'était changée en quelque chose d'étrange. Comme si elle était capable d’envoûter son auditoire pour qu'ils n'écoutent qu'elle. Elle est bien meilleure qu'avant certes, mais est ce que ça suffit à l'expliquer ? Evgenia n'en a parlé à personne mais elle jurerait parfois que les gens ne sont jamais plus malléables que lorsqu'ils l'écoutent chanter. C'est presque ténu et ça lui demande beaucoup de concentration mais elle arrive parfois à les plier à ses propres désirs. Quelques mots fredonnés et ils deviennent tout à coup plus facilement manipulables. Mais elle n'a pas osé en parler, sans trop savoir pourquoi, elle a le sentiment que ça doit rester secret.
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Son double de papier glacé la toise de toute sa hauteur, si maquillée qu'elle peine à se reconnaître. Le teint d'ivoire, les traits tirés sous des yeux charbonneux et les lèvres écarlates, Evgenia a l'impression d'observer une poupée sans âme. Mais n'est-ce pas ce qu'elle est au fond ? Demain soir son visage sera exposé sur toutes les devantures et l'on se pressera pour entendre le son de sa voix conter mille histoires au parfum d'orient. Les maquilleuses la pareront du masque impassible de son personnage et on coiffera ses cheveux d'une couronne presque trop lourde à porter. Elle s'avancera sur la scène, s'adressant à un auditoire rendu anonyme par la lueur aveuglante des éclairages et le gong retentira, comme un pouls terrible courant sous le plancher de la scène. Ce sera le signal. La mascarade pourra commencer.
« Tu n'aimes pas ?
- Si. »Distance dans sa voix. Non, elle n'aime pas. Cette étrangère est à la fois trop différente et trop proche d'elle. Elle n'a pas envie de la regarder, pas devant l'air triomphant de son père qui vient de déplier l'affiche de sa prochaine représentation comme on exposerait un trophée de guerre. Turandot dans toute sa splendeur. Et elle en sera l'égérie. Quelle ironie que la choisir elle pour donner vie à une princesse cruelle. Prenez garde, détournez vous d'elle quelques secondes de trop et elle vous coupera la tête.
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La une du journal se froisse sous ses doigts. La mort vient encore de frapper Moscou et Evgenia sent le froid se répandre dans ses entrailles. Quelque chose est à l’œuvre qui les menace tous et elle sent confusément qu'elle n'est pas complètement en sécurité. De nouveau une main ennemie fait des victimes parmi les mortels. Elle était bien trop jeune en 1995 mais à voir les regards inquiets que s'échangent les inconnus dans les rues de la ville, certains s'en souviennent trop bien. Un climat de suspicion grignote peu à peu les consciences et chacun s'observe. Qui sera le prochain ? Mais surtout, qui est le coupable de ces meurtres ?
Il n'y a pas si grande distance entre l'opéra et les tours de verre qui abritent son appartement. Elle qui a l'habitude de rentrer par les transports n'a pas pu s'empêcher de céder à la paranoïa ambiante. Déambuler dans les rues lui permet souvent de remettre de l'ordre dans le chaos de ses pensées, une transition bienvenue après ses répétitions, ultime étape avant de retrouver le confort de sa prison de verre. Evgenia s'est privé de cette dernière promenade pour prendre un taxi qui l'a déposée juste en bas des tours. Et elle sent confusément que la bulle qui la sépare du reste de ses semblables est devenu encore plus hermétique qu'elle ne l'était déjà.
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« Tu es si froide Zhenia »Un frisson devrait lui parcourir l'échine. Dans une autre vie, elle tournerait vers lui un regard interloqué où elle masquerait mal sa surprise teintée d'un déplaisir certain. Au lieu de quoi, ses yeux se posent sur lui, complètement vacants. Ses traits sont impassibles et leur échange dure quelques secondes avant qu'Evgenia ne retourne à son chignon compliqué dont elle s'appliquait consciencieusement à retirer les épingles. Le silence retombe dans sa loge, aussi froid que ce mois de décembre stérile et le vent qui souffle plaintivement du vasistas qu'on a mal fermé. Au delà de l'enceinte protectrice de l'opéra Korsov, la nuit est tombée sur le monde et elle sera glaciale. La porte se referme dans un bruit mat et il s'y adosse, l'observant faire dans un silence pesant. La représentation est terminée depuis longtemps. En d'autres temps Evgenia voudrait qu'il parte et la laisse seule, au lieu de la couver de ces regards qui ne veulent rien dire et à la fois sont porteurs de trop de questions. Pour le moment elle s'en fiche. Mais demain, lorsque tout sera fini et qu'elle ouvrira l'oeil sur un jour nouveau, un flot de sensations étrangères l'assaillira et elle se hérissera avec dégoût comme si des dizaines de bestioles lui parcourraient la peau. La considère-t-il comme sa chose ? Après tout il l'a achetée non ? Il la forgée, façonné, elle est sa figurine, son golem. Elle ne serait pas ce qu'elle est sans son intervention. Cet homme lui a offert la gloire en échange de sa liberté. Une petite voix lui souffle qu'elle devrait se sentir indignée, révulsée, tout plutôt que ce néant fait de rien et d'indifférence.
« Tu peux partir. Tu sais que tu n'as pas envie d'être là. » Murmure-t-elle
Eclat nouveau dans ses yeux. Il ne s'en rend pas compte mais ce n'était pas là il y a quelques secondes. Evgenia s'est détournée de lui, rangeant méthodiquement ses épingle dans leur boite. Elle ignore combien de temps ça lui a pris mais lorsqu'elle lève le regard vers la glace, elle est de nouveau seul. Le silence de l'opéra déserté la recouvre de ses bras affectueux et elle s'y perd doucement, presque avec délice si elle était capable de ressentir quoi que se soit. Mais pour le moment et pour les heures à venir, Evgenia n'est qu'un fantôme. Une poupée sans âme.
Mais est-ce de sa faute à elle, si elle se sent si froide ? Elle est le fruit de ce que les hommes ont fait d'elle. Elle n'est rien. Elle est tout. Le néant et la somme de toute chose. Passent les heures vides de la nuit, sa silhouette emmitouflée par son manteau se faufilera à travers les rues de Moscou, ombre parmi les ombres. Et lorsque vous vous rendrez compte que quelque chose a changé il sera trop tard, elle vous aura déjà susurré sa mélodie à l'oreille.