« Toute ma famille. »

Cette phrase peut tout autant témoigner d’une fierté que d’une malédiction ; dans ta bouche elle n’est ni l’une ni l’autre, rien qu’une réalité inlassable qui perdure de générations en générations, de rituels en rituels, de traditions en traditions.

Tes cheveux glissent sur tes épaules et se déploient le long des muscles, impulsés d’une légère courbe impliquée par le serrage militaire, presque douloureux, du chignon. Tu les ébouriffes de tes doigts écartés selon un rituel très simple. La nuit blanche t’a fatigué plus que tu ne l’aurais pensé, malgré l’avancement des phases de pouvoir – peut-être que c’est en grande partie le Vice qui te fatigue, par ailleurs.
A sa question tu te tournes vers elle. Un siècle d’exploration des sentiments humains – féminins en particulier – d’interrogatoires plus ou moins raffinés, de soirées mondaines, d’années d’expérience au Kremlin, t’informent d’une tentative d’approche illogique compte tenu des circonstances. Soit elle est sincère, soit elle est grande manipulatrice.

Malgré ton ouverture d’esprit tu ne fais plus confiance à personne depuis hier, même en tes propres capacités. Comme ton don ne permet qu’une communication à sens unique, tu dois choisir la clarté pour t’exprimer envers elle.

« Bien sûr. Faites-moi voir ? »

Tu lui adresses un signe de la main ; hors de question d’approcher de toi-même, de la déshabiller de toi-même, de la toucher de toi-même.
Il est trop facile de te rendre coupable d’agression sexuelle avec les événements de la nuit.

La permission est cocasse ; d’une part parce que tu ne l’as pas attendue quelques heures auparavant pour la maintenir immobile, d’autre part parce qu’elle ressemble franchement à la formulation d’une envie. Une forme de morale très développée dans ton esprit se refuse à la toucher, car ton don d’harmonie naturelle y est évidemment pour quelque chose dans son désir éventuel. Mais en cent ans, il n’y a finalement eu que peu de sincérité ; peu, voire pas, depuis que tu es Alfe. Ce qui tombe très bien, puisque tu ne l’as jamais été toi-même.
Tout le reste de ton corps, fatigué, agité des pulsations du Vice, se tend vers elle tandis qu’elle te propose ce dos que tu as vu tout à l’heure et que tu regardes d’une tout autre manière.

« Ne tournez pas la tête, ça fait bouger votre colonne vertébrale. » ordonnes-tu factuellement.

Tu n’écartes pas les pans de sa robe plus que nécessaire. La largeur de ses épaules, la position de ses omoplates et de ses vertèbres achèvent de confirmer la suspicion que tu avais de son genre, et sur laquelle tu ne t’étais pas attardé alors. La lumière mate du jour dessine de nouveaux contours, de nouvelles séquelles, et fait luire la puce sous sa peau fine.

« Elle est bien positionnée, le reste n’est que cicatrisation. »

Tu ignores dans quelle phase de pouvoir elle se trouve, mais si elle n’est pas réincarnée depuis longtemps, les tissus devraient se reformer rapidement. Tu effleures sa colonne vertébrale, dessinant un cercle invisible autour de l’emplacement de la puce. Tes sens aiguisés perçoivent l’infime odeur qui se détache de sa peau alors que tu la frottes contre les pulpes de la tienne. Puisque Sacha ne sursaute ni ne se tend, tu approfondis le contact, surveillant les réactions de la peau et des muscles, une éventuelle hémorragie, une ecchymose causée par les événements de la nuit.
Mais tout est intérieur. Tout n’est que traumatisme psychologique.

Puisqu’elle n’invalide pas sa permission, tu penches la tête et l’embrasses dans la nuque. Pas d’un simple baiser à la nervosité humaine et au sentiment fébrile, non, un baiser appuyé, animal et en même temps d’une terrible maîtrise, comme seules les créatures centenaires raffinées savent les faire.