« Et c’est ainsi que depuis ce jour, Savely évite soigneusement cette ruelle et fait un très grand détour, juste pour ne pas recroiser cette charmante demoiselle. »

Le gratin qui m’entoure éclate d’un rire poli, finement orchestré par les éléments qui le composent ; pas une note plus haute ou plus longue qu’une autre, il ne faudrait pas rester derrière et donner l’impression de se faire remarquer plus que ses semblables. Pendant quinze minutes ils sont restés pendus à mes lèvres pour écouter une nouvelle pitrerie, fraîchement échappée des miscellanées de potins partagés par dessus le comptoir toute la sainte journée. Un jour, j’apprendrai à manier correctement la prose et j’en ferai un roman.
L’appartement, si grand, si froid et si vide de jour, s’est Illuminé autant que mon bar en ce soir pour cet after très sélect. J’ai confié les clefs à une amie de confiance pendant que je fermais l’Illuminé lui-même, pour aller éclairer les nuits de mes comparses de la même manière – je ne saurais leur avouer – qu’ils éclairent la mienne. Il est trois heures du matin, en apparence tout le Boulevard Richesse dort, mais derrière les lourds pendrillons abattus devant les immenses fenêtres toutes les vies secrètes s’éveillent.

Mon petit auditoire se disperse, vagabonde dans mes interminables couloirs, s’abreuve d’un bar aux subtilités indisponibles dans celui que je tiens – il faut créer la demande, le désir, l’attente – intronise une supercherie dans l’une des trop nombreuses chambres. Quelques domestiques s’affairent avec la discrétion qui s’impose, et mon palais brille ce soir. Il fait moins cinq dehors parce que la chaleur de l’enfer s’est regroupée chez Alasaïas Schneider.

« Alas tu fais rentrer les putes maintenant ? »

« Je te demande pardon ? » je m’offusque, restant toutefois concentré sur le verre que je me remplis sans perdre une goutte de son excentrique – et cher – millésime.

Mimosa accoude sa beauté vaudoue à mon côté, m’indique discrètement qu’à la porte, quelqu’un soutient avoir été invité, quelqu’un qu’elle n’a jamais vu. Elle me fait une crise de jalousie muette, plissant son petit nez d’amie chère à qui on aurait caché quelque chose. Je me munis d’un verre et d’un beau sourire de bâtard, celui qui force à dire merci quand on dit ferme ta gueule. Le clapet des rumeurs se ferme derrière moi avec la porte du salon tandis que je traverse le hall pour gagner la porte d’entrée ou m’attend une créature inconnue.

« Madame, bonsoir. Qui vous attend ? Nos soirées sont nombreuses, vous êtes-vous sans doute fourvoyée sur votre destination ? »

La quinzaine de centimètres séparant le sommet de mon crâne de celui de la dame n’empêche pas mon regard de se sertir des lueurs méprisantes de ceux qui, même plus petits, ne se dispensent pas de toiser les autres. Madame est grande, mais madame entre dans mon domaine, alors tant que madame n’est pas Madame à mes yeux, elle restera sur le perron de cet appartement jusqu’à ce que j’estime qu’elle soit digne d’en abîmer le parquet des couteaux de talons qui sculptent ses jambes à la longueur irréelle.

« Votre manière de vous vêtir m’importe peu, nous ne sommes pas au Kremlin. »

Je ponctue la remarque d’un rire insincère et joueur qui révèle ma capacité à me placer soigneusement en dessous de l’autorité tout en ne cessant de la défier. Bien évidemment que l’apparence importe, nous ne sommes pas dans l’importe quel quartier.

« Je serais capable de vous autoriser l’entrée rien que pour que vous me contiez par quel miracle vous avez réussi à traverser la ville pour parvenir jusqu’à mon perron en un seul morceau dans cet... »

Pause, regard rivé droit sur la chatte à peine harnachée.

« Accoutrement. »

Car elle ne pouvait habiter ici ; Boulevard Richesse demeure un microcosme. Ainsi que dans les petits villages, tout le monde se connaît, et la rumeur de toute arrivée lézarde les murs avant même que le nouveau venu n’ait posé ses valises. La seule différence réside dans le fait que le prix d’un petit village de campagne atteint péniblement celui du lustre doré qui pend en orchidée inversée au plafond du salon.
Je cuisine la visiteuse du regard, avale une gorgée de mon verre pour faire bonne mesure, le visage taillé par une espièglerie appelant les claques. Elle est superbe, bien entendu. Tellement superbe que je craindrais qu’elle me vole la vedette.

« Lys ? Voyez-vous ça. »

Du bout d’un doigt hautain, je repousse la porte pour qu’elle finisse de tracer un dôme sur le parquet en pivotant vers le mur, ouvrant ainsi la voie à la charmante créature. Me redressant, j’attrape l’attention du placard noir qui garde l’entrée.

« Irais-tu me chercher Lys, je te prie. » ordonné-je savamment, sans le moindre regard.

Le vigile obtempère après avoir clos la porte dans un doux bruit feutré, mettant ainsi un terme au courant d’air glacial qui traverse le couloir. Sale temps pour se rendre à une soirée dont on ignore tout de l’hôte. Resté seul avec l’effrontée, je la préviens des règles du jeu.

« S’il s’avère que votre information est fausse je serai contraint de vous humilier pour conserver ma crédibilité. » déclaré-je sans fard.

Malgré les apparences je fais partie du cercle fermé de ces personnes très simples qui pensent qu’à chaque problème existe une solution. Cette solution, c’est Lys, qui apparaît avec une rapidité qui confine probablement à une forme de menace portée sur elle par le vigile que j’ai employé ce soir, lequel se penchant dans ma direction une fois ma hauteur atteinte, m’informe de la nature de la créature pénétrant mes lieux.
Intéressant.

Il reprend son poste comme si je ne l’en avais jamais délogé tandis que mon regard fluctue entre cette pimbêche mais rafraîchissante amante qu’est la fameuse Lys, et cette Sacha. Diminutif d’Aleksandra, je présume, nom d’une de nos souveraines en devenir ; voilà qui demeure prometteur. Outre le fait que mon prénom, que je n’ai jamais aimé ni détesté, résonne au bout des lèvres de Lys comme au sommet des marteaux d’un piano désaccordé, je demeure quelque peu perturbé par l’échange de regards que mon tempérament observateur me transmet.
Un délicieux parfum de peur, d’humiliation et de rancœur flotte dans l’air ; j’en savoure les notes acides si bien mariées avec l’amertume de mon breuvage. Je ne me soucie jamais du passif d’une personne avant d’en faire connaissance moi-même aussi, si un fâcheux incident venait à survenir alors que je n’ai pas pris le temps d’enquêter sur cette jument d’une exotique ethnie, je ne saurais intervenir moi-même. Je prêche toujours l’innocence en premier lieu, surtout celle des créatures.

Parfois il vaut mieux ne pas regarder trop longtemps au plafond ; c’est là que les monstres aiment à se cacher, et ils détestent qu’on les contemple.

« Si tu m’avais prévenu de sa venue, Lys, tu nous aurais évité ce petit litige. » j’accuse sournoisement Lys qui se fige à mon reproche. Toujours la faute des autres, jamais la mienne. Mais ma main vient rapidement caresser son bras. « Mais voilà notre affaire réglée. Mademoiselle...Aleksandra je présume ? Je peux vous appeler ainsi ? Cela vous va bien. »

Je lui adresse un clin d’œil charmant mais appuyé, à la limite de l’abus visuel malsain, avant de leur indiquer le salon dont Lys a laissé la porte ouverte.

« Lys présente donc ton invitée à nos amis, mais laisse-moi le plaisir de l’initier à mes millésimes, j’ai semble-t-il une offense à rincer. Ma chère, je vous retrouve tout à l’heure, j’ai à faire. » j’ajoute en direction de Sacha.

Un regard et pfuit, je me suis déjà envolé entre les silhouettes ; je n’ai rien d’autre à faire que de me pavaner, mais comment puis-je m’affirmer commercial, si je ne sais manier la valse raffinée de l’offre et de la demande ?

La farandole de créatures présentes dans mon temple des richesses prouve s'il fallait encore un argument que je suis un homme de risques. Si je n'ai vu d'autre légendaires que cette plante inconnue dont il est difficile de manquer le haut du crâne en rentrant dans une pièce, les espèces surnaturelles et Marsiliya sont nombreux. Peu de mortels jalonnent les pièces remplies de rumeurs mondaines ; cela me convient. Je pénètre dans chacune des salles avec une délicieuse sensation de risquer ma vie. Si mon don augmente mes possibilités de m'en sortir au cas où l'un de mes invités se laisserait aller au chaos, je n'en demeure pas moins mortel et ne tiendrais guère longtemps contre un oiseau de feu ou un poroniec. Je m'enquiers poliment de l'état de chacun, plaisante, ferme au passage une porte dont proviennent des fragrances d'intimité ; à l'exception de mon bureau, tout l'appartement est offert à l'opulence. Mes invités le chargent d'une chaleur et de musicalité dont les échos demeurent encore longtemps après leur départ jusqu'à ce que perclus de mélancolie solitaire je donne de nouveau rendez-vous.
Bientôt mes domestiques tamisent les lumières. C'est le signal que tous les coups se permettent, que les étoles glissent sur les épaules et les doigts sur les peaux. Quelques rares invités peu enclins à ce genre d'excentricités prennent congé sans dévoiler leur pudeur, comme s'il était honteux de ne pas se laisser aller aux folies nocturnes. L'atmosphère change à peine ; c'est la sensation de cette foule qui devient plus chaude et plus intime.
Le corps nu de Mimosa qui s'étend sur le quart de queue tandis qu'elle tire une taffe sur un barreau de chaise doit y être pour quelque chose.

-Lieutenant si vous me le permettez, je vous la subtilise. Mimosa vous appelle à ses côtés, je crois.

À l'insulte j'en superpose une autre, mais je sais que le corps cuivré de ma catin d'amie ne l'a jamais laissé indifférent. Dignement troublé, le militaire termine son verre, puis s'éclipse dans la direction indiquée.

-Pardon de vous avoir fait attendre, je suis très occupé en ce moment. Vous devez être assoiffée en plus d'avoir été abandonnée par cette petite effrontée de Lys. Il ne faut pas lui en vouloir, ce n'est pas une lumière mais elle n'est pas vilaine.

D'un mouvement circulaire du bras je lui indique un chemin vers le comptoir qui se trouve dans le fond du salon, où Valentina, le bâillement pendu aux lèvres, termine de faire gémir un verre propre. Je la remplace, roule d'un poignet habile autour d'un goulot de bouteille. Tout naturellement, je poursuis la conversation.

-Alors, comment avez-vous réussi à traverser Moscou la suzeraine en préservant votre petit chat d'un vilain rhume ?

« Preuve qu’elle n’en a pas eu besoin, puisque vous êtes venue tout de même. »

Tandis qu’elle porte à ses lèvres le verre que je lui sers je porte toute attention à la manière dont elle s’abreuve, de sa façon de maintenir l’objet, à celle de pencher la tête pour déglutir, en passant bien entendu à la marque que son rouge à lèvres risque de laisser sur le bord du verre et éveiller mon dangereux sens maniaque. Le barman en moi juge très lourdement le rapport des gens à l’action de boire et sans donner congé à une invitée qui déposerait la marque infâme de la pulpe de ses lèvres sur l’un de mes précieux calices, je la verrais ainsi descendre dans mon estime.
Mon attention fort pointue met le grappin sur sa gorge et sur la manière dont sa pomme d’Adam roule sur sa peau et je…
Attends, quoi ?

« Non, pas encore. »

Ajustant ma cigarette au doux fumet fleuri au coin de ma lèvre, je tends la main vers un superbe objet sculpté dans une forme abstraite dont le creux central donnera l’occasion d’accueillir ma cendre.

« J’ai réalisé ce dosage spécialement pour vous, alors il me semblerait qu’il soit légitime de vous laisser le baptiser. »

Ma mémoire très aiguisée se charge ainsi de sauvegarder dans ses archives la quantité précise de chaque alcool ajoutée dans le verre ainsi que, bien entendu, l’ordre dans lequel il est intervenu pour réaliser le mélange, et qui dans certains rapports chimiques, demeure décisif. Dans cette proposition, je défie l’imagination de Madame, la jauge du regard, guette le moindre faux pas qui la rendrait coupable d’un doucereux reproche la prochaine fois que je l’évoquerai en compagnie de quelqu’un. Il faut toujours nuancer les tableaux que l’on dresse des gens ; dithyrambes comme admonestations sont risquées et attirent les soupçons sur les relations qu’on entretient avec eux.
Je retiens un rire.

« Aleksandra, votre retard pernicieux vous octroie déjà des regards dont votre situation de novice de mes soirées aurait du vous dispenser, et sauf votre respect... »

J’adore cette formule, elle prévoit toujours exactement le contraire de ce qu’elle avance. Je cendre ma cigarette d’un mouvement circulaire en l’appuyant contre un des bords irréguliers du cendrier, pour ne pas risquer de saupoudrer de particules mon précieux comptoir.

« Votre accoutrement ne dissimule déjà plus grand-chose. »

Mon regard glisse avec précision mais sans attention sur l’acte auquel s’adonnent Mimosa et son amant d’un soir. L’adage de Sacha s’enroule autour de moi ; d’un clignement de paupière, j’approuve silencieusement ce qu’elle développe, et elle ne saura sans doute jamais à quel point.

« Belle description de vos activités pour m’informer à quel point vous capitonnez vos journées d’oisiveté. » je commente, le regard dans le vide.

Le claquement de son verre contre le comptoir attire de nouveau mon attention sur elle, d’un simple mouvement oculaire difficilement perceptible à l’œil nu dans l’atmosphère tamisée.

« Par… ? » je l’intime.

Dans le coin de la pièce, Mimosa déboîte ses reins et sa pudeur vocale.

Mon sourire s’étirant face au compliment fait danser la cigarette en contrepoint cynique de cet avis parfaitement justifié ; presque deux décennies passées derrière un comptoir peuvent effectivement me permettre de déployer mes talents comme une carte de visite d’une irréprochable qualité.
Je ne peux m’empêcher d’éprouver l’impression que Sacha baisse la voix en me proposant de manière détournée de me conter une légende, moins sur le ton de la confidence que sur celui de la menace, à moins qu’elle ne se serve de l’ambiance feutrée de nos deux seuls compagnons de nuit pour étayer son récit – mes autres convives ayant à cette heure-ci disparu dans l’une des nombreuses chambres ou la salle de jeux. Si son don d’observation atteint l’acuité du mien, elle a du se rendre compte de sa singularité détachée de la foule présente à cette soirée et il en résulte probablement cet aplomb avec lequel elle s’entretient de ma compagnie. Les créatures imposent autant ma crainte que mon respect, et si je n’avais pas tutoyé la mort lors des circonstances de ma transcendance, sans doute aurais-je ployé l’échine face à l’incarnation de sa proximité.
Oui, j’ignore de quel fragment de panthéon Sacha se fait émissaire, mais elle suinte une odeur d’orage chevauchant les arabesques sépulcrales de la terreur et de la désolation.

« Vous pénétrez la faille de mon ignorance. » je finis par avouer.

Afin de mettre un terme à l’inconfort subi par mon échine dans la position à la torsion forcée par notre différence de taille, je tire vers moi d’un mouvement de cheville un haut tabouret dissimulé derrière le bar. Seigneur de ce mausolée tamisé, je me juche sur son trône, atteignant ainsi avec une certaine ironie, la hauteur maintenue par Sacha, debout.

« Elle ne me plaît pas. » je lui réponds avec un aplomb désarmant. « Mais elle n’est pas un critère pour fouler le sol de mon modeste royaume et du reste, ce n’est point moi qui la porte. Qui suis-je dès lors pour me soucier de la manière dont elle cache vos mystères tout en rendant leur existence relativement confortable ? »

Un léger soupir donne des airs draconiens à mon visage tandis que mon museau exhale deux traits de fumée qui se dispersent dans l’atmosphère, je secoue légèrement la tête en égrenant une cigarette qui agonise.

« Vous donnez plutôt l’impression d’être totalement indifférente à mon avis, et c’est un belle qualité quand on veut survivre dans la jungle de notre monde glacial. »

Je me penche vers Sacha à l’invitation de sa charmante nuque ainsi ployée, l’embrasse du bout de ma cigarette qui dans un retour de lumière braisée rend son dernier souffle. La faux de la petite mort de Mimosa tranche l’air, fait trembloter les rubans de fumée qui emportent avec eux les rubans de l’extase atrocement simulée, mais sur laquelle je me passe de commentaire, tant je suis, malheureusement, habitué à l’exercice pour conserver au creux des draps ma dignité virile.

L’officier quitte la pièce, les grelots de l’orgasme factice de Mimosa sautillant sur sa poitrine au même rythme que ses nombreuses médailles. J’abandonne la clope dans mon cendrier comme Mimosa nous abandonne pour une chambre plus chaleureuse.

« Quelle est donc la légende de l’Efrit ? » je demande enfin.

Plus loin, la porte d’entrée claque, et nous sommes délicieusement seuls.

« Je ne vous ai pas demandé votre avis. » je fais tranquillement remarquer.

Mais qu’en pense la Reine nocturne ? Qu’elle fait ce qu’elle veut, bien entendu. Le fait qu’elle se soit pressée jusqu’ici sous la soit-disant invitation de Lys dans les guenilles d’une souveraine déchue, en retard comme suivant sa propre ligne temporelle, montre qu’elle n’a point besoin de dangereux talons pour se sentir au dessus de la plèbe. Avec curiosité, j’observe son manège, tourne et retourne ses mots au creux de mon crâne, les écartèle de mon acuité auditive pour lire entre eux, chercher la clef de ces énigmes dans le domaines desquelles j’excelle. Pour l’instant rien ne vient, rien de plus que cette brume qui sillonne l’atmosphère, transformant le salon en étrange cimetière où ondulent les fantômes des cigarettes fumées par mes invités disparus dans les murs.

« Vous me voyez ravi d’avoir su retenir votre attention et votre charmante silhouette dans ma demeure, c’est toujours un plaisir et un devoir de satisfaire mes invités. »

Ma cigarette abandonnée dans le cendrier, je me redresse pour saisir en dessous du bar une bouteille épaisse emmitouflée dans un manteau de cuir embossé, flasque maudite sortie de la cave du chimiste expérimental, feu mon paternel. Un millésime distillé dans le plus profond de la campagne autrichienne s’en échappe, caresse de son flux épais les parois du verre, avant de stabiliser un ménisque sous lequel dansent quelques souvenirs des plantes atrophiées pour la gloire de l’éthanol. Ainsi j’accompagne le court récit de Sacha qui ne prend pas le temps de m’endormir d’un long conte aux milles métaphores assorties d’une morale.
Je déglutis ma crainte de son regard profond ainsi que ma gorgée, dont les molécules se cramponnent à mes muqueuses et enflamment mon œsophage. Les sensations reviennent, explosent quand je crois les avoir oubliées. Si je ne sens pas la froideur lisse du verre, je sens la chaleur de l’eau de vie qui déchire mes tripes et transforme les os en bâtons de dynamite. J’implose l’espace d’une gorgée de ce poison qui me tient chaud. La périphérie de ma vision achève de se troubler, et l’ambiance s’en retrouve plus chargée de tension encore.

« Je vois. Est-ce que c’est... »

Mon bras se tend entre nous, attrape le poignet dont la main tient la cigarette, le retourne, l’accuse, le sacrifie sur l’autel du comptoir à côté du calice au cocktail singulier.

« C’est la Légende qui vous incarne ? »

L’énigme ne se déverrouille pas encore, mais déjà quatre indices cadré de mes doigts qui la menottent s’étendent en point de suspension entre les moresques d’encre noire.