L’une des plus belles couvertures du métier illicite fait ce soir une fois de plus son office ; les événements survenus voilà quelques dizaines de jours au Kremlin, et dont je me suis soigneusement passé connaissant mon plaisir de rencontrer la Souveraineté, distillent encore leurs charmantes rumeurs. Elles tapissent les murs à peine échappées des lippes et gorgent l’obscurité une fois les lumières tamisées quand la soirée tire à son propre crépuscule d’encre. Et mon regard suffisant contemple les clients que je sers tandis qu’ils me confient, en plus des billets couvrant mes exorbitants honoraires, leurs avidités, leurs angoisses, et des moignons d’information afin d’alimenter ma curiosité. Ce quartier si tranquille n’a jamais été aussi agité, et ses murs si brillants n’auront jamais été aussi ternes. Mais je m’en accommode. Suspendu aux lèvres des visiteurs, je me suspends aussi au dessus de leurs têtes.
Je connais des choses qu’ils ignorent.
Et j’essaie de tirer quelques filets d’informations pouvant combler des lacunes qui par leur parcimonie demeurent aussi frustrantes que la disparition de la funeste voyageuse de mes nuits.

Tiens donc, parlant du loup.

Mon regard se lève sur l’obscurité suspecte de l’ouragan nauséeux qui pénètre mon office, et dont la dentelle gothique serait jalousée des plus belles toilettes du Tsar. Elle reste fidèle à elle-même, sculptée dans le marbre noir des caveaux maudits, transportant dans la nef soyeuse de ses capes les vitraux flavescents des plus terrifiants cauchemars. Une semaine sépare ma dernière confession face à cette idole macabre et je me demande encore comment j’ai pu lui confier ma foi sincère.

Je fais circuler l’annonce le long du comptoir.

« Messieurs, je vous rappelle que nous fermons plus tôt ce soir. »

Saisissant au vol la nouvelle comme les deux cocktails superbes que je lui tends, ma fidèle Valentina s’en va perpétrer la rumeur comme une colombe messagère, piquetant de ses talons le carrelage lustré du bar.
L’Illuminé s’éteindra en effet en tout milieu de soirée car je m’y arrache sans le confier à personne d’autre – ce serait pure folie – pour me rendre à une charmante mascarade un peu plus loin dans le boulevard, où je compte bien enquêter.
Et ne pas me rendre seul.
La belle de Nuit l’ignore encore mais je compte bien quérir sa compagnie.

« Vous ici. » je commente son arrivée, remarque d’un regard bâtard toujours ponctuée.

Le plumage s’alourdit dans les bras d’un de mes serveurs qui s’occupa d’aller le pendre dans des vestiaires bien gardés un peu plus loin dans le bar et grâce auquel mes clients pouvaient s’adonner en toute confiance à une bonne cuite onéreuse. J’oriente mon regard poliment vers son visage, réussissant l’exploit de ne point fondre dans la facilité de son style qui dirigerait n’importe quelle mirette sur les belles et longues jambes dont je me souviens très bien de la façon dont elles s’étaient repliées pour surélever mes hanches tandis que Sacha me…
Passons.

Déposant un verre au lustrage duquel j’étais affairé, je me sépare un instant d’un de ces chiffons en fibre douce qui n’abîment pas les verres pour pouvoir soupeser à distance respectable son poignet afin de donner l’impression d’embrasser les jointures de sa main. Je ne me nourris toutefois que de l’odeur pénétrante de la nuit humide, mâtinée de la fragrance particulière qui est la sienne, avant de redresser la tête alors qu’elle demande de mes nouvelles.

« Merveilleusement bien, je vous remercie. Les affaires sont bonnes, mes clients sont satisfaits et c’est une nuit calme, que demander de plus ? »

Que demander de plus sinon sa présence à mes côtés ce soir ? Mais jamais je ne le demanderai ainsi. Mes habitués le sont aussi à mon caractère inaccessible qui d’après ces dames me confère un charme mystérieux qui les fait rêver après les avoir mises en colère – remarque qui fait beaucoup rire Mimosa. Une certaine fébrilité teint toutefois mes gestes tandis que je reprends le nettoyage d’un verre pourtant parfaitement sec, de telle sorte qu’il se dépose sur une étagère derrière moi avec une aura d’œuvre d’art.

« Que puis-je vous servir ? La même chose ou vous souhaitez changer ? Que me vaut l’honneur de votre visite ? »

Sacha me déçoit avec cette manière très agaçante de se détacher de tout et de ne pas savoir ce qu’elle veut – ou d’en donner parfaitement bien l’impression. Je réalise que j’aurais peut-être du lui servir le même cocktail que d’habitude afin de pouvoir garder avec elle ce lien presque intime et possessif qui nous unissait, ce secret contenu dans la recette du cocktail qu’elle a choisi la toute première fois et que je ne réalise pour personne d’autre. Le seul qui peut se vanter d’avoir ces propriété est vendu à plus de vingt mille roubles, mais ce serait trop demander à la Drioma de reconnaître la valeur qu’on lui accorde, et à moi de lâcher à l’oral les chiens fous de mes pensées.
Mes dragons de pères, à ce propos, m’ont bien éduqué.
Du moins, ils ont été déterminés à le faire de cette manière.

Si ce n’avait pas été Sacha j’aurais sévèrement abattu mon bras contre le sien pour oser s’approcher ainsi de mes affaires, mais je préfère sauver le verre que j’ai failli échapper en croyant que son ombre noir passait tout entière par dessus le comptoir pour me dévorer. J’exécute un cocktail au hasard sur la carte, l’un des moins chers – mais onéreux tout de même – distraitement, sans penser réellement à quoi que ce soit. C’est encore une fois ma visiteuse qui fait bondir mon cœur derrière l’armure qui me sert d’ossature.

« Voyez-vous ça. » je lâche, condescendant.

Elle se passe de ma manière cavalière de lui allumer sa cigarette pour glisser le nom de Yasha, le proxénète des basses rues dont je prends quelques informations croustillantes sur ma mission de temps à autre. Je hausse les sourcils, vérifie du coin de l’œil que personne ne semble nous écouter avec attention, et relève la bouteille d’alcool que je tiens dans les mains d’un souple mouvement du poignet.

« Tiens ? De quoi s’agit-il ? »

Comment a-t-il osé se servir d’une Reine de la Nuit telle que la Drioma pour simplement passer un message ? Je le soupçonnais puissant, d’une forme de pouvoir que je n’ai pas su exactement identifier, mais là, cela dépasse tout ce que j’avais imaginé.

« Yasha sait se servir de ça ? »

S’il y a bien une chose dont il ne faut pas douter avec Yasha Tarr, c’est son incroyable habileté à vivre avec son temps. Même si sa manière de parler a des accents surannés, comme tout le reste de son attitude finalement, il dispose d’une redoutable lucidité de ses contemporains, et il a bien raison. C’est la première des armes dans un monde qui va si vite, sans vous attendre.
Déposant le verre sur un de ces carrés de bois finement ouvragés, je penche la tête sur l’écran de téléphone qu’elle me donne, décrypte le code en un battement de cils et finis par acquiescer d’un signe de tête. Une notification apparaissant sur le haut de l’écran et indiquant le début d’un message aux accents très personnels me fait détourner le regard avec une brutalité métallique qui rappelle celle de feu mon père.

« Effacez cela, je vous prie. »

Impossible de savoir précisément si j’évoque le message de Yasha ou celui d’un éventuel prétendant qui vient d’apparaître sur l’appareil. Pff, Sacha vend très probablement les charmes dont elle a fait effet sur moi lors de notre dernière rencontre ; à quoi est-ce que je m’attendais, exactement ? Je relève les yeux sur elle, et les aigue-marine Kourakine percutent vigoureusement les obsidiennes abyssales incrustées dans son si beau visage. Mes réactions excessives m’auront encore une fois trahi ; quelle plaie.
Toutefois, je lui adresse un sourire tranchant, cette expression bâtarde d’enfoiré qui décline poliment la proposition de me confier.

« Mademoiselle Alexandra : je travaille. Quand bien même quelque chose attisait ma contrariété, vous n’en seriez point au courant, surtout si nous sommes en public. »

Valentina qui revient vers nous pince délicatement ses jolies lèvres ourlées aujourd’hui d’un délicieux rouge à lèvres violet-glacé qui lui donne d’autant plus l’impression d’une nymphe tout juste sortie des forêts, signe qu’elle ricane en silence du revers magistral que vient de recevoir la Drioma.
Comme toutes les femmes du monde que je suis censé avoir en horreur.

Je saisis les verres vides déposés sur le plateau tandis qu’elle part satisfaire l’exigence manifeste d’un de nos clients au fond de l’office, me retourne pour les nettoyer.

« Etes-vous libre ce soir, par ailleurs ? »

Sacha détourne la tête et le regard comme si je lui avait administré une claque et mon for intérieur s’en retrouve satisfait. Je serre les dents pour demeurer cordial malgré le brasier qui s’installe dans mon ventre, et tente de cacher ce dernier à la belle aussi facilement que je cacherai mon visage lors de la soirée où j’ai prévu de me rendre en compagnie de Mimosa et Valentina, mes petites soldates de toujours. Je l’accuse du regard, prêt au fond de moi à lui sauter à la gorge si elle se refuse à moi cette nuit – parfaitement sain l’héritage Pendergast, mais alors couplé à l’héritage Kourakine laisse tomber, je suis foutu.

Je termine de m’occuper des verres lorsqu’elle acquiesce d’un signe de tête mais ne me retourne réellement que lorsqu’elle me répond. Je dissimule insidieusement le bond de mon cœur au creux de ma poitrine – putain, quelle merde cette humanité résiduelle – pour m’accouder au bar qui me sépare de Sacha.

« J’ai quelque chose à vous proposer. »

Plongeant ma main dans la poche de mon pantalon, j’en retire une petite carte finement taillée dans une lamelle de bois, damasquinée d’arabesques dorées. Les ouvrages entourent une adresse qui se situe au bout de la rue, au Boulevard Richesse. Je la retourne entre mes doigts pour qu’elle puisse en voir le dos, frappé de mon nom.

« Je fais partie des hauts organisateurs des soirées sélect comme celle à laquelle vous avez pu assister le soir de notre rencontre, mais hélas pour moi, je n’ai pas le monopole de ce genre de choses. Toutefois quand je suis invité ce n’est pas n’importe où, et si j’ai le style suranné, il faut croire que certains sont délicieusement plus vieux jeu que je ne le suis moi-même. »

Je récupère le précieux sésame une fois qu’elle a pu le contempler afin qu’il n’attire pas les convoitises et le cache de nouveau à sa place.

« Il est d’usage d’y venir accompagné et vous me feriez grand plaisir d’y apparaître à mes côtés. Votre visage doit être dissimulé, c’est là toute l’excitation de ce genre de supercherie. »

Valentina me réclame un Maniak ; ah ! Je vais perdre une autre petite âme, ce soir. Monsieur du fond s’est décidé, ou sans doute a-t-il perdu un pari. Qu’importe tant qu’il paie.

« N’est-il pas attrayant d’être quelqu’un d’autre, le temps d’une nuit ? »

En cet instant le contact entre Sacha et moi se limite à nos mains, et ce soir je me sens plus triste que jamais sans nul doute, de ne rien ressentir du bout des doigts. Du coin de l’œil je sens que Mimosa et Valentina surveillent notre conversation ; puisqu’elles s’accompagnent mutuellement ce soir, elles savent que je dois trouver quelqu’un pour faire bonne mesure. La subtilité demeure dans le fait que je ne veux pas uniquement faire bonne mesure, et le talent que j’ai à trouver des prétextes qui m’arrangent est irréfutable. Alors que Sacha reprend ses airs de parfaite femme du monde en qualifiant d’ « amusante » une soirée pour l’entrée de laquelle plusieurs personnes dans ce bar tueraient sans scrupules, Mimosa lève les yeux au ciel.
Probablement en insultant celle dont elle est terriblement jalouse – à raison.

« Je n’aurai pas de quoi rendre justice à votre silhouette, mais j’ai ce qu’il faut. Si ce genre de mascarade vous plaît, je pourrai faire en sorte que vous en faire réaliser un spécifiquement pour la prochaine fois. »

Et hop que je te glisse l’impérieuse, claire et nette envie de la revoir et de déployer sa silhouette superbe à côté de la mienne, même si jamais on ne saura la reconnaître. J’accuse le coup insidieux du rire d’une tranchante violence qu’elle me porte au cœur avec le fatalisme de ceux qui ont l’habitude de souffrir.
Si tu savais, ma Drioma, si seulement tu savais.

D’un mouvement de doigts j’ouvre le coffre-fort sous le bar qui dissimule le Raskovnik et en prélève quelques feuilles que je réduis en poussière du bout des doigts comme on mettrait de la menthe dans un innocent Mojito. Le sort en est bientôt jeté pour ce client qui va souffrir le martyr dans une semaine ; mais lequel ? C’est la belle et impitoyable loterie des Marsiliya.

« Eh bien saisissez l’occasion pour une fois d’être vous-même. » je lui retourne comme une claque, avec le sourire de ma dynastie névrosée.

Je saisis un sous-verre et quitte la proximité du comptoir pour apporter moi-même l’onéreux breuvage de la maison à notre hôte, et récupérer la somme indécente que vaut ce mélange infernal.

Je récupère le verre et quelques milliers de roubles avant de laisser la tablée seule déguster l’appréhension de l’inéluctable, tout en sonnant le glas de la fermeture d’une voix claire reprise en écho par Valentina et Mimosa qui avec quelques autres employés se chargent de rhabiller courtoisement tout le monde et de les pousser dans l’encre de la nuit. Certains disent me revoir tout à l’heure mais je ne suis même pas certain de reconnaître leurs voix ou même leurs regards sur les masques dans l’ambiance feutrée et intense qui nous attend par la suite.
La langue passée entre les lèvres de Sacha me fait l’effet d’un coup de fouet dans le bas des reins et je repose le verre un peu trop brusquement sur le comptoir.

« Nous allons repasser rapidement par chez moi si cela vous sied, ne vous inquiétez pas. »

Les talons aiguilles de Valentina qui piquettent le sol sous le coup de son avidité tandis qu’elle nettoie les tables m’agacent rapidement et je me retourne vers les filles.

« Allez vous préparer mesdemoiselles, je vous attends chez moi dans trois quarts d’heure. »

Un courant d’air lèche leur disparition tandis que la porte du bar se referme, nous laissant seuls dans le silence ouaté et encore bourdonnant des lieux tous juste vidés de présence humaine.
C’est vrai qu’on ne peut plus trop qualifier nos silhouettes de présence humaine en sachant qui nous sommes.

Dans un doux frottement dont j’apprécie le bruit, je compte et recompte les roubles, faisant rouler les billets entre mes phalanges, sentant l’odeur mais pas le contact, avant de faire glisser vers moi le tiroir de la caisse dans un cliquetis caractéristique.

« Tu comptes être insupportable toute la soirée ? » je demande distraitement.

Ma Drioma laisse subitement tomber son masque de la même manière que j’ai laissé tomber la barrière du vouvoiement. Ses épaules semblent même s’affaisser, sa voix n’est plus la même et son langage non plus. Je dois avouer que je ne sais pas ce que je préfère ; son côté glacial de créature Légendaire, ou son côté fragile à qui j’ai fait l’amour l’autre nui, une autre nuit qui me semble si lointaine désormais.
Je reste un instant silencieux après son aveu, ne sachant comment réagir. Les seuls exemples que j’ai de réelles disputes entre deux personnes qui s’apprécient, c’était entre mes deux pères, et ils se rentraient dedans pendant des heures verbalement avant d’y aller physiquement pendant une heure durant laquelle ils me croyaient endormi. J’ai fini par croire que c’était ainsi qu’on s’aimait.
C’est comme ça que j’ai perdu Jezabela.

La question au sujet de Mimosa, totalement incongrue, me sort de mes pensées, et je compte machinalement la caisse avant tout en lui répondant.

« Mimosa n’aime personne. Elle déteste par dessus tous les gens qui sont un peu trop proches de moi à son goût. Si tu veux tout savoir, elle est jalouse, et elle a parfaitement raison. »

Je dépose une pile de billets sur le comptoir, avant de relever les yeux vers elle.

« Tu es si belle ce soir. »

Comme elle l’a été tous les soirs précédant celui-ci, naturellement, sans faire d’efforts semble-t-il. Elle est belle dans son aura, dans la force noire qu’elle exhale et qui m’effraie autant qu’elle me fascine. Elle est belle dans ses mâchoires serrées par la contrariété, dans ses cils dorés baissés sur ses yeux noirs quand elle ne sait pas quoi dire. Elle est sublime, surtout, dans la fragilité qu’elle laisse entrevoir quand nous ne sommes que tous les deux et que toute la plèbe a foutu le camp, ne laissant que les silences tendus comme des cordes à linge entre nous, et sur lesquelles se balancent nos secrets et nos douleurs.