« La pauvre ? » Je joue des phalanges entre les rares pièces de monnaie que compte la caisse, mes clients se munissant peu de liquide et surtout pas de trucs comme ça qui font vieillot, qui se perdent et qui favorisent les erreurs de calcul. « Non, elle n’est pas malheureuse. Elle pimente sa vie avec quelques colères et contrariétés, comme nous le faisons tous, je pense, hommes comme femmes. » Je ricane. « Mais surtout les femmes. »

Si j’hébergeais dans mon crâne l’esprit de feu mon père comme Sacha héberge sans doute celui de sa créature légendaire, il éclaterait de rire à cette formulation toute Pendergast : nuancée, mais claquant comme une gifle sur la fin, insultante comme il faut. Kirill me demanderait de rajouter une petite insulte.
Mais je déteste la vulgarité.

Je dépose les rares pièces sur le comptoir à côté des billets après les avoir comptées, tourne la page d’un carnet à spirales délicieusement suranné pour noter les chiffres d’une écriture dentelée et penchée quand elle me remercie du compliment, puisqu’il n’y a rien à dire, puisque c’est normal. Aussi normal que de compter sa caisse après une moitié de soirée dans un bar que l’on vient de fermer.

Quand elle s’approche, posant son coude comme si elle voulait que je la mette dans la confidence, j’espère que nos tensions s’amenuisent, comme si on venait de se disputer et que l’un faisait un premier pas vers l’autre, vers la réconciliation.

« Eh bien, c’est un peu comme celle à laquelle tu es venue la dernière fois. Il y a beaucoup plus de monde et c’est beaucoup moins intime. Mais en même temps tout le monde est masqué, vraiment. Tu ne sais pas qui est qui, même si tu peux reconnaître un peu les voix quand tu as l’habitude de voir du monde. Tout ce qui se passe à l’intérieur reste à l’intérieur. Ce n’est pas n’importe qui qu’on invite, alors les gens, cachés derrière leurs masques, en profitent. Ils laisse échapper des choses, ils se confient, ils font des choses qu’ils ne se permettraient pas dehors. Parce qu’ils ont peur, parce qu’ils ont honte, que sais-je. »

Je récupère les billets pour les mettre dans une enveloppe au moment où Sacha cendre sa clope, crochète son petit doigt du mien pour attirer son regard.

« Ils ont l’impression de jouer des rôles, mais ils sont eux-mêmes, en fait, la plupart du temps. Ca fait peur, souvent. Parce qu’on découvre des choses. Mais c’est drôle, aussi. »

Je relâche son doigt et glisse les billets dans une enveloppe dans un friselis discret.

« Tu veux jouer un rôle avec moi ? »

Une moue indifférente répond au jugement que Sacha prodigue à propos de Mimosa et qui me renseigne sur le fait que peut-être elle non plus n’apprécie pas mon acolyte. Au moins sont-elles d’accord. J’espère juste qu’elles ne vont pas s’entre-tuer pour une raison ou pour une autre ce soir. Par contre j’étire un sourire à sa question.

« Comment le saurais-je ? Tu n’auras qu’à lui poser la question tout à l’heure. »

Je résiste à l’envie de poser cette même question à Sacha. La certitude qu’elle s’y attend me fait rebrousser chemin sur le sentier de mes pensées. Fermant l’enveloppe contenant les billets, je range cette dernière dans un réceptacle que je transporterai jusqu’à la maison et dont l’apparence ne semble pas particulièrement suspecte. Les rues sont calmes dans ce quartier, mais elles sont pleines de connards.

« Très probablement. Pas autant qu’à mes soirées bien sûr, mais quand on entre dans ce genre d’événements où tout est permis et caché, c’est vrai qu’il serait dommage de ne pas se...permettre ce que l’on veut, justement. »

Même si personnellement, ça ne m’est jamais arrivé.
Devant comme derrière, je passe auprès de mes pairs comme un mystérieux comte insaisissable, et je tiens à ce que cela le reste ou…
Peut-être pas. Peut-être que l’une de ces soirées est justement l’occasion de croire en quelque chose, de faire croire en quelque chose. D’espérer quelque chose.

« Qu’est-ce que tu veux, toi ? Il me semble que tu as dit tout à l’heure que tu faisais cela à longueur de journées ? »

Je ferme la caisse dans un cliquetis caractéristique après en avoir extirpé une pochette de velours, dont j’excave un anneau doré serti de pierres précieuses de toutes les couleurs clairement tape à l’œil, bling-bling au possible, exactement du ton de la soirée à laquelle nous nous rendons.

« Je te demande en mariage. » Je dépose l’anneau sur le comptoir en face d’elle. « Juste pour ce soir. »

Je m’accoude sur le comptoir, encrant mon menton dans ma main, joueur et tentateur, avec ce regard pétillant de ma dynastie névrosée.

« Je verrai à ce qu’il te soit agréable. » je lui promets dans le sourire espiègle des joueurs qui cachent mille rouages de pensées funestes.

Sacha aurait pu s’extasier, se laisser aller à l’allégresse d’une telle demande, y voir sans doute une volonté de propriété drastique, très respectueuse de l’environnement malsain dans lequel j’ai été élevé. Elle aurait pu juste après reposer l’objet, le repousser vers moi, me confier que cela l’engage de trop et qu’il n’y a rien de raisonnable dans cette histoire – car je ne suis pas raisonnable.
Mais une fois de plus, elle me surprend. Ses yeux sont teints un instant d’or tandis qu’elle semble les fermer, comme si l’anneau s’était déjà fondu sur sa peau sans qu’elle ne l’ait demandé. Elle me surprend, pas parce qu’elle accepte mais qu’elle réagit de cette manière mesurée dont se targuent d’agir ceux qui ne sont plus très humains.

Je me redresse, lové dans la chaleur de mon propre sourire puisque j’ai appris à ne recevoir de la tendresse de personne, et tends la main vers la sienne lorsqu’elle me la présente. Je lui passe l’anneau au doigt, sans caractère solennel, sans plus d’ornement que le silence feutré, piqueté d’une pluie légère qui s’écrase sur les vitres.

« Ce soir tu es ma Reine. »

Je replie ses phalanges pour embrasser cette fois-ci réellement ses jointures, appuyer sa peau contre mes lèvres, contre mes narines pour sentir son odeur.
Ce soir, tu es à Moi.




Valentina et Mimosa s’embrassent tendrement, ourlées de vêtements parfaitement assortis l’une à l’autre lorsque nous descendons quelques temps plus tard de mon immeuble onéreux. Elles nous regardent sans commentaires comme deux jeunes sœurs incestueuses issues de nos entrailles et suivent nos ombres, imbriquant les deux derniers angles de leurs talons claquants au carré mouvant de cette famille étrange.

Les Stanislavski sont des gens étranges.
Il est difficile de se mettre réellement au courant de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font de leur vie, car ils ne dramatisent jamais leurs activités et restent, en dehors de leurs soirées bien souvent dans l’ombre. Ce que l’on sait, c’est que leurs soirées sont superbes, sur invitation, et que ce qui s’y déroule est tenu au secret le plus strict. Nous manquons d’être retenus sur le pas de la porte quand Valentina échappe sa carte d’invitation qu’elle a voulu loger dans le soutien-gorge qui fait oublier son absence de poitrine mais bientôt la chaleur des parfums, l’odeur des fumées irisées, le tintement des musiques d’un autre continent nous enveloppent.

Mon ignorance de la manière dont Sacha peut se conduire dans la haute société si le lieu lui est inconnu attisait dans le même temps ma curiosité. Du coin de l’oeil, j’épie ses moindres faits et geste, la teste en silence, regardant plus que je sens, son corps qui se meut à côté du mien, qui se rapproche quand je m’éloigne pour conserver la perfection de l’illusion, qui rattrape ma main quand je semble lâcher la sienne pour maintenir le rôle qu’elle a choisi de jouer ce soir. Valentina et Mimosa se dispersent, pareilles à deux valets qui vont surveiller les environs, qui donnent l’impression de s’éloigner alors qu’elles restent là, tout près, l’oreille aux aguets de mes ordres. Nous ne rentrerons pas ensemble ce soir, peut-être même que je ne rentrerai pas avant que le soleil ne se lève et que nos hôtes nous dirigent vers la sortie avec la distinction qui s’impose.
Pour le moment, la fête bat son plein et je me suis fait attendre, comme il est coutume de le faire lorsque l’on fréquente ce genre de soirées. Etre en avance est une preuve d’irrespect ; il n’y a que les valets qui prennent de l’avance. Les bourgeois et les nobles, eux, prennent le temps, car le temps s’adapte à eux.

« Allons écouter ce qu’il veut nous dire. »

J’imprime un mouvement qu’elle suit ou sans doute est-ce l’inverse, dans tous les cas nous sommes interrompus dans notre cheminement par une de mes relations – ou du moins quelqu’un qui fait très bien semblant puisque tout dans son attitude et le ton de sa voix indique que nous nous sommes déjà rencontrés. Il est donc fort probable qu’il me confonde avec quelqu’un d’autre, mais c’est tellement drôle que je le laisse faire. Il égrène des banalités auxquelles je réponds en langue de bois avec une attention hypocrite, quand ses yeux glissent sur Sacha. La rapidité avec laquelle il passe de sa poitrine à son visage montre que son décolleté ne satisfait pas ses instincts primaires, ce qui m’arrange – et ne sera pas le cas de tout le monde ici, je le sais.

« Toujours aussi bien accompagné à ce que je vois. Mademoiselle… ? »

Effectivement, on ne se connaît pas, car je viens toujours seul. Le bas de mon visage se fend d’un sourire tandis que je tourne la tête vers Sacha, épiant le jeu de rôle avec une attention toute particulière.