Je peux vous assurer qu’on ne se fait jamais vraiment à la dure réalité de la perte de ses sensations. Si mon cerveau a conscience du poignet quelque peu large pour une femme entre mes doigts – et de l’adrénaline que le risque implique et risque de s’abattre sur moi – je ne peux saisir aucune information purement physique de la douceur de sa peau, du relief des cicatrices formées par les aiguilles encrées, de la température de son derme, ou même des pulsations précises échappées de ses veines. Si j’avais eu plus de sensations, plus de sens tout court, j’aurais sans doute sentie cette aura d’une implacable noirceur qui grandit un peu plus chaque seconde. Mon doigt passe sur les deux points qu’elle a de plus que moi comme si de cette manière je pouvais les effacer et ainsi, la rendre moins dangereuse. Le sort des créatures et des légendaires m’impacte énormément depuis mon incarcération, et je souhaiterais comme les principaux concernés qu’il soit moins dur ; que cette société de merde régie par l’oligarchie souveraine soit moins dure. Mais les choses ne sauraient demeurer si simples.
Je lâche son bras et ma curiosité qui attendait sur le liminaire du savoir horrifique en referme la porte avant de se détourner pour regagner sa zone de confort.

« Vous avez raison. »

Mon propre souvenir s’est évanoui. Mon instinct de survie derrière l’alcool a semble-t-il décidé de me préserver pendant que l’eau de vie ne m’a pas encore poussé dans mes derniers retranchements de vulnérabilité. Alors que je songeais à me laisser aller à la douce symbiose des hormones d’alcool et de chair moite qui flottaient dans l’air, un éclair de lucidité m’a frappé sur la dangerosité de la Bête accoudée à mon comptoir.
Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire à Lys pour que cette dernière en la voyant arriver, lui jette un tel regard ?
Je sais que je veux savoir, mais je ne crois pas que c’est une excellente idée.

Quelque part dans le feutre du brouillard hiémal, au dehors, la Moscou s’éveille au son du glas d’une église monocorde. Il est cinq heures du matin et les doigts de l’aurore effleurent les contours des maisons, des montagnes, des murs qui font de la Suzeraine Moscovite une forteresse imprenable et une prison fantastique.
Une journée de plus en vie, dis donc.

Je frotte mon front du bout des doigts, étouffe un bâillement derrière la manche parfaitement taillée d’une chemise onéreuse.

« Le temps passe vite quand on s’amuse. » je finis par conclure d’une gorgée d’eau de vie.

Je me redresse pour terminer mon verre et songer à gagner ma chambre, laissant derrière moi des invités dont mes domestiques prendraient de toute façon grand soin comme à leur habitude soulignée par les tâches pour lesquelles je les paye, quand dame Aleksandra se fait aussi Reine que le sera sans doute un jour son homologue réellement féminin. J’ai un instant de réflexion sur mes domestiques disponibles, tous mortels, tous complètement crevés, et tous aux aguets des besoins de mes invités encore présents, pour la plupart dans les chambres étant donnée l’heure qui tire vers l’aurore désormais.

« Je crains ne pas pouvoir accéder à votre demande. Nous ne nous connaissons pas assez pour que je prenne le risque d’envoyer l’un de mes simples mortels de domestiques traverser la ville jusqu’au quartier le plus dangereux de notre Moscou impériale. »

Une question que je ne poserai pas me taraude soudain ; elle qui a si aisément traversé la ville en plein milieu de la nuit, chevauchant ses niveaux de réalité, ou je ne sais plus trop quoi, ne pourrait-elle pas la traverser de nouveau en plein jour ? Que craint-elle elle qui soudain, ne semble plus si rayonnante ?
Mon instinct de survie palpite, mais mon souci de bienfaisance tempère ses ardeurs paranoïaques.

« A moins que vous soyez attendue » et j’en doute si elle a été sincère sur ses occupations lascives. « mon appartement appartient encore à mes invités pour quelques heures, le temps qu’ils se relèvent de cette nuit pour le moins...distrayante. Vous saurez y trouver le confort nécessaire en attendant de pouvoir regagner vos pénates. »

Dans un mouvement de nuque, je ploie sous le joug de ce qui reste de mon verre d’alcool et range soigneusement la bouteille sous le comptoir après l’avoir rebouché. Elle regagne sa maison-coffre-fort en compagnie de quelques autres breuvages intemporels et quelques doses de Raskvnik pour les plus téméraires et les plus aisés de mes visiteurs. Je descends de mon trône improvisé, soudain minuscule dans ma mortalité et mon état d’épuisement, contourne le bar en lissant mes vêtements avec l’air affairé des souverains qui ont accompli leur devoir.

« Si vous voulez bien m’excuser, la fatigue m’assaille et mon service de ce soir se rapproche à grands pas. » je l’informe, avant de me glisser dans le couloir nimbé d’échos d’actes mourants.

Le claquement d’outre tombe des talons bat tel un métronome la mesure de la note noire qu’incarne Sacha sautillant sur la portée des timides rayons de lumière tracés sur le parquet du couloir. Le temps s’accélère ainsi, et les battements de mon cœur avec. J’entends par dessus ses mots chaque palpitation animant l’artère qui me traverse le cou et qui gonflant semble me tenir la gorge en projet d’asphyxie. Je ne saurais dire si c’est le courage ou le manque de discernement qui me maintiennent face à elle en position de défi au lieu de fuir à toutes jambes. Noircie par les abysses qui se retirent, enchantée par le regard de l’astre solaire au réveil, Sacha semble envoyée par Hel même venue mettre à terre mes espoirs de rédemption. N’ai-je pourtant pas purgé ma peine entre les murs glacés de cette prison dans la prison ?
Qu’est-ce que je vais devenir, et surtout que diable va-t-elle me faire ?

« Vous allez vous embraser au soleil tel un vampire ? »

On reconnaît ici la crédulité pusillanime du mortel qui pour échapper l’abstrait et au paranormal veut nommer les choses pour mieux leur donner forme, leur faire passer les limites de l’inconnu, du mystère, les rendre par leur tangibilité moins féroces. La peur me noue les entrailles, prend l’avidité du risque par la main et danse une valse macabre au creux de mon ventre, rythmée par nos pas à l’allure résolument déséquilibrée. L’obscurité traverse le couloir et elle prend la forme d’une femme fatale dont les pouvoirs traversent les limites physiques pourtant très élevées de ma personne grâce au Raskovnik. Mon invincibilité rebelle s’efface sans plus d’intérêt tandis qu’entre mes synapses se propage la certitude extrême que je vais disparaître, en une fraction de seconde, sans témoin, sans aucun cortex disponible pour accueillir le souvenir de ma modeste personne. La mort que j’ai autrefois vue de si près me rend visite de nouveau, me chuchote au ton des cauchemars familiers mille hypothèses angoissantes qui confinent à la monomanie peuplant mon quotidien.
Je crois halluciner jusqu’à la rencontre soudaine de mon dos contre le panneau de la porte de ma chambre interrompant toute fuite. La tempétueuse Sacha déploie le tonnerre de ses talons et l’éclair de son sourire à une cadence dont la rapidité risque d’avaler le temps qu’il me faut pour déverrouiller la porte toujours tenue close en présence des invités. Pourtant la clé du verrou semble vibrer dans ma poche, s’alourdir vers la chute.

Quelqu’un jouit dans les murs. Les rayons de lumière s’étirent comme autant de remparts qui ne parviennent à ralentir l’inexorable progression de l’entité cauchemardesque prenant  forme autant dans mon environnement intime que dans mes souvenirs. Quelqu’un suit, avec un prénom auquel je me raccroche. Puisqu’il n’y a plus de comptoir pour nous séparer l’un de l’autre je dois tendre la main dans ce splendide Ouragan Noir pour l’empêcher de m’avaler. Quelqu’un ouvre une porte. Dans ses yeux j’entrevois le vide qui se consume à la lueur du jour et qui me glace instantanément. Quelqu’un m’appelle, je crois.
Il n’y a qu’une seule abomination fantasmatique dans nos folklores et elle me surplombe de ses membres interminables. Quelqu’un éclate de rire.
Et soudain je sais.

« Vous êtes La Drioma. »

Je sais tout.