Sacha crut que le commentaire valait pour elle, alors qu'elle pressentait que la douleur qui irradiait de sa colonne vertébrale ne faisait que commencer, et qu'elle mettrait un moment à s'habituer à la présence de ce corps étranger fiché entre ses omoplates.
Elle ne répondit rien et se rendit compte que ça valait mieux, parce que l'enquêteur flaireur de légendaires comme lui, vendu, ne s'adressait absolument pas à elle, quantité négligeable qu'elle était.

Par malchance, elle était arrivée chez elle quelques minutes avant que les soldats ne viennent frapper à sa porte. Elle ne s'était pas étonnée de leur présence dans le quartier, assez habituelle en fait, et avait mis bien trop de temps à comprendre qu'ils n'étaient pas là dans le cadre de leurs visites habituelles.
En fait elle avait compris seulement quand ils avaient frappé chez elle. La Drioma planquée quelque part près du nerf auditif avait piaillé qu'il fallait se tirer maintenant en utilisant les réalités, mais Sacha avait voulu rester en espérant temporiser les choses.

En manière de temporisation, un soldat l'avait attrapée en déclamant une phrase répétée de trop nombreuses fois qu'elle ne comprit pas de suite ; un autre s'approchait d'elle avec une intention peu claire qu'elle avait voulu fuir.

Et on lui avait logé une puce entre les deux omoplates dans un trait brûlant qui l'avait fait brièvement glapir de douleur, ce que la Drioma avait salué d'un « tu vois tu m'écouterais espèce de greluche ! » sans se rendre des conséquences désastreuses qu'aurait eu une fuite en bonne et due forme.
Sacha expira précautionneusement, secouée, et ramassa les pans de sa robe qui ne cachaient plus un décolleté inexistant, alors que le chef signifiait que le travail était terminé. La Drioma réussit à caqueter qu'ils avaient gardé le meilleur pour la fin, et Sacha ne savait pas trop ce qu'était le meilleur, la vision brouillée de larmes, humiliée, et son appartement dans un bordel pire que lorsqu'un de ses clients était venu faire un scandale ici, il y avait de ça quelques mois.

Elle sursauta à l'injonction mentale provenant du dernier soldat restant, terminant rapidement de renouer sa robe en sale état. Comme un chien de chasse de bonne race, la Drioma releva le nez, et c'est quasiment elle qui grinça à travers les lèvres de son hôte :

« Qui êtes-vous ? »

Sacha devait bien rendre grâce à la vieille carne qui l'habitait : elle ne l'avait pas laissée tomber malgré le nombre de stimuli nerveux désagréables qu'elle ressentait pourtant en plein. Elle aurait pu fuir jusqu'aux entrailles où elle aurait été plus tranquille, mais non, la vieille Drioma était restée sur le pont, écumante de rage qu'on ose s'en prendre à son hôte.
Elle avait commencé à ricaner de la fuite du soldat, qu'elle trouvait ridicule, avait éternué de mécontentement à son demi-tour.
Sacha, elle, l'avait plutôt suivi avec appréhension même si elle n'avait pas bougé ; montrer sa peur dans ce genre de situations n'était clairement pas une bonne idée. Elle faisait une assez bonne idée de victime pour le moment, il n'avait eu aucun mal à la maintenir alors qu'il injectait sa saloperie technologique, autant ne pas en rajouter avec une frayeur – pourtant réelle. Sa réponse lui tira un rire sec, et enfin à peu près rhabillée, elle se redressa, dépliant sa longueur vertigineuse.

« Oh je suppose que je dois vous remercier, alors. »

Elle n'était pas naïve, elle savait comme ça se passait, et elle avait reconnu l'odeur de peur sur le deuxième soldat accompagnant le traître. Ça ne trompait pas quand on faisait le plus vieux métier du monde qui était le sien.

« Vous venez de m'envoyer un message télépathique, je déteste ça. Je préfère savoir qui le fait. Vous voulez quelque chose à boire ? Je dois bien pouvoir sauver quelque chose dans ce chaos. »

La Drioma fit remarquer à son tour dans un défaitisme qui froissait le sens de maîtresse de maison de Sacha qu'il n'y avait sans doute rien à retrouver pour « jouer à la dînette », comme elle disait. Sacha serra brièvement les mâchoires, elle voulait simplement tenter de retrouver un semblant de normalité à la situation et même ça lui était refusé, c'était du dernier frustrant.
Elle inclina légèrement la tête à l'image envoyée probablement par le soldat, parée maladroitement par la vieille carne qui piaillait maintenant que penser à ce genre de choses, vraiment !... Il fallait le mettre dehors immédiatement, ce type pouvait s'avérer encore plus dangereux qu'injecteur de puce, ce qui paraissait déjà énorme.
En fait Sacha s'en fichait, elle avait l'impression d'avoir déjà été violée, même si elle ne se rendait pas compte que la situation pouvait sans doute encore empirer.

« J'imagine », répondit-elle platement, sans malveillance, mais avec la sûreté d'une gifle à la remarque de Niilo sur sa gloire passée.

Elle eut un rire sombre souligné par la Drioma d'un « mais tu deviens folle ma pauvre fille », alors qu'elle commençait à organiser le chaos qui lui servait d'appartement. Elle ne savait même pas comment elle était censée dormir cette nuit, vu l'état dans lequel ils avaient laissé son appartement, pour n'y rien trouver d'autre qu'elle, en prime.

« Il faut encore pouvoir partir, pour ça, monsieur Niilo, ça n'est pas mon cas. Et vous, vous voulez partir ? »

Un bris de verre retentit dans la poubelle métallique, le même verre qui empêchait Sacha de descendre de ses talons.

« Vous ne fréquentez sans doute pas les bonnes, alors », fit remarquer Sacha, qui débordait d'imagination malveillante, certes grâce à la Drioma qui guettait en silence pour une fois.

La porte grinça familièrement sur ses gonds en se refermant en tendant un peu plus les nerfs éprouvés de Sacha, qui continuait pourtant de ranger le chaos méthodiquement en essayant de ne pas s'écorcher les doigts.

« Voilà vous avez tout dit, je ne peux pas non plus. Et je n'ai de toute manière pas les moyens, pour être franche. Ah ! Je savais que j'avais quelque chose. »

Une bouteille en métal avait résisté à la fouille musclée de la soldatesque, et elle contenait un sirop de fleur de sureau que Sacha affectionnait particulièrement, qui avait l'avantage de masquer le goût ferreux de l'eau des canalisations du quartier de haute sécurité.

« Pour dormir il faudrait que je remette mon lit d'aplomb. Tenez, faites-le, je vous sers à boire en attendant », proposa-t-elle, passant à côté de lui dans un froissement de tissu.

Il avait une manière presque charmante de dire « on » sans qu'il soit possible de savoir s'il s'incluait dedans ou pas ; Sacha pensait qu'il s'incluait effectivement, il avait l'air d'avoir vécu, disait avoir beaucoup vécu et elle ne voyait pas pourquoi il mentirait.
Elle haussa des épaules, parce qu'elle n'avait nulle part où aller et surtout pas ce soir où la foudre était tombée sur le quartier de haute sécurité où toutes ses connaissances ou presque se concentraient. Elle avait bien pensé à Alasaïas, mais il était hors de question qu'elle se montre aussi blessée à lui.
Elle attendrait trois bonnes semaines, déclenchant par là même sa colère. Elle arrêta son mouvement parce que la silhouette aussi haute qu'elle, mais bien plus massive, se mettait en travers de son chemin, eut un sourire incertain, dépourvu d'humour.

« Où ça ? »

Il n'y avait pas de refuge pour légendaire perdu, tout le monde se fichait bien de ça, et les gens avaient bien autre chose à penser ce soir, enfin, cette nuit.
Elle rendit son regard à Niilo, fouillant son expression de même que la Drioma perchée au bord de ses pupilles avec curiosité ; il y avait très peu de gens qui connaissaient son vrai prénom, et encore moins sans qu'elle ne les connaisse.

« Oh, Salomé. J'espère qu'elle va bien. »

On pouvait espérer que son côté princesse des glaces avait calmé les ardeurs des soldats, même s'ils avaient sûrement saisi sa belle collection d'armes à feu.

« Vous pouvez m'appeler Sacha, c'est plus seyant. »

Le nom de Salomé semble l'adoucir malgré les circonstances. Tu hausses les épaules.

-Autant qu'on peut aller quand on a un hôte très puissant pas tellement d'accord avec l'idée de pucer l'oiseau de feu qu'on a pour amant.

Le regard que tu as échangé avec la glaciale showgirl quand tu es sorti de chez elle en disait long. Heureusement pour elle, Dee l'a défendue jusqu'à ce qu'ils s'acharnent sur lui plutôt qu'elle. Tu ne sais pas si Eowin est allé se balader ensuite dans les quartiers moins dangereux par plaisir, mais en tout cas il aura déclenché une terreur de guerre ici bas. Inutile de s'entêter à prononcer les multiples syllabes du nom du QSHS ; désormais Enfer lui convient tout aussi bien.

-Je retourne chez elle, vous devriez venir. C'est mauvais de rester seul en ces circonstances. Il faut s'unir, sinon vous allez tous mourir.

Ton sang se glace tandis qu'elle te rappelle son surnom et par la même son identité ; tu ne connais pas encore la subtilité de l'orthographe et ne souffres que du deuil imposé par hier.

-C'est aussi le nom de la Princesse qui est morte hier à cause de ma négligence. Je ne veux pas prononcer ce nom pour le moment.

Ta main s'appuie de nouveau sur la poignée de la porte.

-Vous venez, ou pas ?

Sacha se détourna aussitôt de sa propre situation, de la douleur qui pulsait entre ses épaules un rien trop larges, à son appart ravagé par les rangers et les battoirs qui servaient de mains aux soldats, en s'inquiétant pour son amie Salomé et son amant qui l'avait sans doute protégée quitte à se mettre lui-même en danger, tel qu'elle le connaissait.
Et pour le coup, si Dee & Salomé pouvaient tous les deux sans aucun problème être dangereux, ils n'en avaient la velléité que lorsqu'on les menaçait...
Le regard noir de Salomé changea sur le soldat qui déclarait retourner chez Salomé, qu'il connaissait donc manifestement bien – une vraie détective cette Sacha –, et elle se demanda ce qu'il fichait là dans ce quartier pourri et éventré ce soir-là, à pucer de force des gens qu'il connaissait.

« J'arrive » déclara-t-elle simplement, lui faisant un signe de la main lui permettant de sortir et de l'attendre dehors.

Son sac à main n'avait pas été épargné par les recherches des soldats et son contenu gisait entre une chaise renversée, vite remise à sa place, et les rares bouquins qu'elle avait chez elle, de nature diverses entre traités philosophiques, livre de recette 0 calories, et romans à l'eau de rose. Elle récupéra ses papiers, ses secrets de femme, et rejoignit Niilo sur le palier. Une voisine leur jeta un coup d'oeil apeuré.

L'appartement coquet de Salomé était en état tout aussi chaotique, mais la showgirl était bien plus préoccupée par la tempe meurtrie de son amant que par ses affaires étalées çà-et-là.

« ça va, tu es sûr ? »

Le charmant lapin de couleur siamois prénommé Diabolo qu'elle avait en liberté dans l'appartement dressa les oreilles en entendant frapper à la porte, avant d'aller se planquer des fois que les soldats reviennent. Salomé fronça des sourcils mais ne put empêcher Dee d'aller ouvrir, il avait sans eu la même idée que le lapin.

Cléopâtre et Pétronille, deux superbes félins bengal qui n'avaient réellement du Chat que le nom, attendent dans le noir, leurs pupilles dilatées vibrant imperceptiblement du grondement sortant de leur gorge tandis que Dee se redresse.
Il acquiesce à la question de Salomé et lui désigne une planque où se cachent une des armes à feu de la showgirl que les soldats n'ont pas réussi à atteindre. Qu'elle se tienne prête à tirer si son corps épuisé par le mauvais traitement le lâche.

Lorsqu'il t'ouvre, l'œil flamboyant malgré son corps brutalisé de toutes parts, vous vous toisez un moment, feu contre la glace, à la suspension d'une tempête cataclysmique.
Finalement, Dee te sourit.

-Tu y as été fort, enfoiré.

Tu hausses les épaules.

-Il fallait que ça ait l'air vrai. Harley est là ?

-T'étais pas avec lui ?

-Ils sont partis devant et quand j'ai atteint l'appartement ils avaient déjà terminé. Je suppose que Harley s'est laissé faire.

Ou qu'il s'est transformé en Warg pour arracher sa puce avec les dents une fois que tout le monde a eu le dos tourné.

-Je ramène quelqu'un.

Tu t'écartes pour laisser passer la silhouette de Sacha.

Salomé quant à elle ne fit pas la grâce d'un sourire, se décalant simplement du passage en laissant retomber à son côté une arme qui n'avait rien de petit ou de féminin pour le coup, remettant la sécurité en vérifiant d'un coup d'oeil que l'arme était sûre, laissant passer Niilo.
Enfin, Sacha en fait qui entra la première dans un froissement de tissu qui rappelait les cauchemars de son parasite.

« ça va ? » demanda la grande dame sombre.

La jolie showgirl eut un haussement d'épaules fatigué, récupéra son terrible lapin qui voulait voir qui étaient ces invités tardifs, et peut-être leur manger les chaussures pour décharger le stress de la précédente entrevue, désastreuse comme on sait.

« ça n'est pas très accueillant mais installez-vous. Niilo est-ce que tu peux redresser un peu le canapé ? »

Elle confia à Dee-Dee la compresse avec un regard d'avertissement pour lui signifier de ne pas faire le héros et de se soigner, elle était inquiète pour lui. Salomé avec ses pouvoirs un peu magiques, parvint à foutre la main sur des verres propres, et amena de l'eau chaude dans laquelle un thé à l'odeur entêtante de fleurs infusait.
Les battements de cœur de Sacha se calmèrent aussitôt parce qu'entourée comme ça, tout n'allait que bien se passer, n'est-ce pas ?
Une fois installée sur le canapé un peu remis de guingois mais ça devrait aller, Salomé porta son attention sur Sacha :

« Je regrette que tu aies fait la connaissance de Niilo dans ces circonstances, il est habituellement bien plus sympathique.

Aussi loin que tu te souviennes, Salomé a besoin de tendresse et d'attention. Elle fait l'amour avec toute la grâce du monde, comme si le corps de l'autre était une scène. Et parfois quand quelque chose ne lui convient pas, elle déchire sa robe de naïveté pour laisser apparaître la plus virulente des réponses. Tantôt un regard glacial. Tantôt un M16.
Alors si Salomé en remettant la sécurité d'un gros calibre dit que tu es sympathique, Sacha a tout intérêt à la croire. Mais tu peux comprendre qu'elle fasse preuve d'une certaine forme de méfiance après ce que tu viens de lui faire.

Le canapé remis en place, tu tires sur ta dignité pour ne pas t'y écrouler, épuisé après avoir passé la nuit à faire usage de tes dons pour le bon vouloir de la royauté. Dehors, le soleil s'installe sur la déchéance moscovite. Tu te places à côté de la fenêtre, laissant tes comparses s'occuper les uns des autres. Tu ne rêves que de ta petite jungle mais tu veux attendre que tout le monde réponde à cet appel implicite de la famille écartelée, recomposée, étendue.

Un mouvement brusque à la fenêtre te fait sursauter. Un Warg d'une taille incroyable vient de poser ses pattes sur le bord, toutes griffes dehors. Ta tentative d'envoyer un message au creux de son cerveau échoue d'autant plus que son esprit noir de haine ne laissera rien passer. Autrefois cramponnée à sa fourrure, une petite fille blonde en descend, bat le pavé de ses chaussures avant de se réfugier dans l'ombre d' une silhouette plus grande et fière qui passe ensuite la porte, le cheveu noir du père, le regard de la mère, l'élancement de la dernière.

-Bonjour Ezra.

Il t'adresse un signe de tête, le visage fermé et fatigué. Sa main s'enroule autour de l'épaule de la fillette.

-Bonjour Piou.

Primrose Steele, dite "Piou", cligne de ses grands yeux sans politesse, pleins de la dureté scientifique du monde.