On peut compter sur les étrangers pour être grossiers, comme dirait Olga ; le garde blond moitié menaçant moitié tranquille qui m'a interrogé vient m'interrompre dans un trait d'esprit que moi je trouvais particulièrement bien tourné sur les danseurs, en disant qu'on me demande.
J'ai un haussement de sourcils étonné ; je vois pas ce qu'ils auraient à me demander, mais il serait très malvenu de répondre que je suis occupé, hein ?

« Excusez-moi », je lance alors à mes interlocuteurs, « je reviens probablement d'ici peu de temps. Bonne soirée. »

Spoiler:

La tentation était trop grande, il n'y tenait plus.

Cela faisait plusieurs jours que Léon avait appris la tenue d'un bal au Pouchkine. Peut-être avait-il même été invité, au vu de la place qu'il occupait au sein de l'établissement ; la chose était toutefois difficile à deviner sans prendre le temps d'ouvrir son courrier, qu'il ne vérifiait jamais. Les rues entières ne parlaient plus que de ça, l'exaltation était palpable dans tout Arbatskaya, et le nombre de convives que ces hourvaris de ruelles laissaient deviner suffisaient à lui inspirer un profond dégoût : hors de question pour lui de se mêler à pareille foule, fût-elle dépeinte comme l'élite par le tout-Moscou. Vive horreur des dorures crasses, frou-frous enrobés et autres sacro-saintes courbettes clinquantes pouah.

Et puis, une fois le dégoût passé avec la nausée qui l'accompagnait, il réfléchit. Cela faisait des mois qu'il n'avait plus revu la jolie proie qui régnait dans ses pensées, qu'il ne savait comment la retrouver. Il avait pourtant eu de ses nouvelles par voie de presse ; elle n'avait pas été difficile à reconnaître, puis il connaissait par cœur le moindre de ses traits. C'est ainsi qu'il apprit. @Yeva Romanova. Une Romanov. Yeva Romanova, enceinte d'un autre. Enceinte d'une autre vie. Fiancée, mariée bientôt. Folle petite garce qui semble croire que sa vie peut m'échapper, qui semble avoir oublié qu'elle ne peut qu'être mienne. Chaque nouvelle brève dans les journaux lui faisaient l'effet d'un coup de poignard, et semblaient le faire mourir une fois encore. C'est le genre d'habitude que même mort on peine à prendre, c'est vous dire. Yeva Romanova. Ce nom était un véritable problème, mais dans sa traque il semblait aussi représenter une solution : selon toute logique, hors de question qu'un nom si prestigieux ait pu rater une fête pareille. Elle y serait. Et si elle y était, qu'importe la foule, les danses et les convives. Il y serait aussi.

Alors le soir venu, il se para d'un costume soigné d'un blanc presque nacré, que sa garde-robe ne lui connaissait pas. Il s'arrangea un masque épais, un loup, noir celui-là, d'un charivari de fines bandes de lin teintes à l'encre qui lui donnaient une élégance fantomatique et le rendaient méconnaissable. Il pensa un temps à se procurer une invitation, avant de se rappeler que son trousseau de clés lui servirait tout aussi bien de laissez-passer ; il pourrait ainsi passer par l'entrée de service et se faufiler dans la fête, profitant de l'agitation ambiante. Car il est ceci de paradoxal avec les foules en fête, que si chacun y tient représentation pour être regardé de tous, il n'est rien de plus simple que d'y être invisible.

Les festivités battaient leur plein, la lumière était éblouissante, et les danses allaient bon train au milieu de la grande salle. Il balaya la salle d'un regard caché derrière le masque, ainsi qu'un prédateur en chasse, faisant mine de se servir un verre de scotch pour se donner contenance. Son regard s'arrêta ; il avait raison. Au milieu des lustres éclatants rayonnait une figure plus éblouissante encore. Sa douce dansait d'un air préoccupé avec un Domachev. Curieux choix de partenaire, où était donc passé son homme ? Il le vit au loin. Petit couard éminemment antipathique, qui laissait son trésor aux mains d'un rustre pareil, visiblement infoutu de veiller correctement sur elle, et qui ne perdait ainsi rien pour attendre. Lui aussi semblait préoccupé, Léon en était-il la cause ? Quelques visages lui étaient évidemment familiers, et au premier chef son jeune frère, qu'il n'avait plus revu depuis un trop long moment. L'absurde idée lui vint un moment de se joindre à la fête et de venir le saluer, mais il la chassa vite : feu d' @Andreï Yuri pour cette fois-ci, et feu de cet incompétent d' @Ilya Karenine : il était venu pour Yeva, et il ne perdrait pas sa cible de vue.

Enfin, il s'approcha, discrètement, presque furtivement, sans que la belle ne puisse deviner sa présence. Jusqu'à ce qu'il fut à quelques centimètres d'elle. Jusqu'à ce qu'il fut sûr qu'elle ait senti son parfum terreux et capiteux, qu'elle avait senti vingt fois, qu'elle ne pouvait que reconnaître. C'est ainsi qu'il put lui chuchoter à l'oreille, d'une tendresse cruelle :

"Alors petite garce inconséquente, on prend la fuite et on garde tout de même le loisir de venir s'amuser ? J'espère t'avoir manqué. Je pense qu'on a mille choses à se dire."

Puis, saluant poliment @Anastass Domachev, il reprit d'une voix plus franche :

"Bonsoir, j'espère que vous passez une bonne soirée... Avec le respect que je vous dois, il me semble reconnaître une vieille amie, oserais-je vous l'emprunter le temps d'une danse et vérifier mes certitudes ?"

La question était ouverte, et elle était courtoise. Mais la posture de Léon ne pouvait tromper personne. Sa main était déjà posée sur le bras de sa proie, en un geste de galanterie feinte ; et son regard, derrière le masque, était plus déterminé que jamais.

Résumé: