Croyez-moi ou pas mais quand j'ai décidé de charger les envoyés du Tsar, du gouvernement, et de tout ce ramassis de cons qui feraient mieux de balayer devant leur porte avant de faire chier dans mes écuries, je me suis fait la réflexion que c'était peut-être un peu stupide.
Evidemment, je ne me suis pas écouté, on parle de moi.
Bref, avec Nadeshda on s'est retrouvés en taule pour insubordination – j'ai bien tenté de faire remarquer que niveau vocabulaire c'était pas très précis, mais personne n'a voulu m'écouter. Maintenant nous sommes sévèrement interrogés parce qu'ils pensent qu'on fait partie d'un groupe secret.
Oups, c'est mon cas.
Mais s'ils croient m'impressionner...

Je ne sais pas quelle heure il est mais je dirais que ça fait une demi heure que je suis avec le gars, et au vu de sa tête, il a l'air de se dire que c'est franchement assez et qu'il aura mérité sa paye. Je le fais tellement chier pour tout qu'on en est encore à l'énoncé de mes prénoms – comme tout bon noble j'en ai une palanquée...
Mais franchement c'est de sa faute, il voulait marquer Aleksi en pensant qu'Alyosha était un surnom alors forcément je lui ai fait un cours d'étymologie.
Je pense qu'il rêve de me masser tendrement le cou jusqu'à ce que j'en devienne tout bleu et que j'en meure.

Il bondit limite de sa chaise en s'apercevant que quelqu'un vient le relever, et je tourne mon regard sombre vers la haute silhouette qui me dit quelque chose... Ah, oui. Le type que j'ai failli m'emplafonner en galopant dans la forêt avec Empereur.

« Bah qu'est-ce que vous fichez là vous ? » je m'étonne, un peu cavalièrement – haha, elle est bien bonne celle-là ! « Vous êtes pas garde de la famille royale ? »

Alyosha Kourakine réagit exactement comme il ne faut pas, ce qui provoque un tir sec et précis de ton regard de glace ourlé de ton don jusqu'au sien.

-Bonjour à vous aussi, et c'est moi qui pose les questions, crois-tu bon de rappeler.

Tu refermes la porte avec un calme perturbé par une manifestation un peu trop présente du Vice ces derniers temps.
Très bon interrogateur (même si moins doué que Claus) tu ne te détaches cependant pas de la masse des autres par tes talents de militaire, malgré ce qu'on pourrait penser.

-Une clope ?

Ton paquet de cigarettes de haute facture atterrit sur la table qui vous sépare l'un de l'autre dans un bruit mat et piqueté par les cigarettes qui cognent les unes contre les autres, attestant ainsi du fait qu'il va te falloir en racheter dans peu de temps. Ton briquet crépite dans la coupe de tes mains et tu tires une taffe : cette cigarette est dès à présent le temps qu'il te reste pour tirer les informations nécessaires. Quelque chose comme deux minutes trente-six, et pas une seconde de plus. Autre chose à foutre.

-Je pourrais vous malmener pendant des heures comme les goujat de ce pays sans raffinement savent le faire mais comme vous l'avez si bien supposé, d'autres activités m'attendent.

Ou du moins tu aimerais que d'autres activités t'attendent, mais il n'y a pas de raison que tu fasses payer ton traitement à quelqu'un qui n'a rien demandé, sauf s'il est personnellement responsable de la mise à mort de la princesse.

-J'ai besoin de savoir si Kirill Kourakine a pris la fuite hors de la Russie et si vous savez quelque chose concernant la personne ou l'organisation responsable de la perte de notre Princesse.

Ta cendre s'écrase dans ce qui a été un verre d'eau destiné à l'interrogé ou l'interrogateur, distillant une odeur de cendre mouillée âcre, profonde et même un peu sucrée.

Je m'appuie contre le dossier de ma chaise face à ce nouvel adversaire, l'observant un peu mieux que je ne l'avais fait dans la forêt, intéressé maintenant par autre chose que sa plastique. Je me demande à quel point il peut être méchant, et surtout à quel point on l'a autorisé à l'être. Le nom Kourakine est synonyme de bien des emmerdes au vu des énergumènes qu'on se trimballe – oui bon, dont moi, flûte ! – mais c'est également une bonne garantie.
Sauf si la garantie saute.

« En fait je ne sais pas quelle heure il est, mais bonjour du coup », je réponds dans un clin d'oeil crâneur. « Si ça n'est que des questions de ce genre là je devrais pouvoir répondre, merci volontiers. »

Je prélève une cigarette du paquet avec mes manières agaçantes de noble, qui en l'occurrence comme en soirée mondaine me servent efficacement de rempart. J'attends qu'il me passe son briquet sans lequel la cigarette est inutile, le regarde cendrer dans le verre en réfléchissant à ses questions. Déterminer ce que peut bien faire Kirill Kourakine s'approche franchement d'une divination au tarot réalisé par un aveugle, je n'ai jamais compris le fonctionnement de cet homme.
Déjà son étrange longévité, personne n'a compris dans ma famille et si les rumeurs circulent, il n'a jamais confirmé ni infirmé quoi que ce soit, cet agaçant personnage.

« Je ne sais pas où est passé Kirill, tout ce que je peux dire c'est que ça ne m'étonne pas qu'il vous ait échappé. C'est du pur Kirill. Il peut être à peu près n'importe où. »

ça m'étonnerait qu'il soit sorti de Russie, cela dit, Kirill est certes capable de déplacer des montagnes, mais il y a des limites même à son pouvoir de nuisance.

« Quant à la princesse... »

Mon cœur – si j'en ai un ! – se serre un peu ; je connaissais évidemment Aleksandra, et sa disparition m'attriste. On n'était pas exactement amis, mais on s'est rapprochés lors de ses grossesses, elle aimait mes chevaux, et elle savait parfaitement écouter mes petits malheurs d'écurie. Je fronce le nez à cause de l'odeur un rien écoeurante du tabac qui s'écrase dans l'eau.

« Non, je n'en sais rien. Je sais que je ne sais pas, en somme. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas lister mes prénoms ? » je fais en désignant d'un coup de menton négligeant la feuille laissée par son prédécesseur.

Si ses yeux brillent d'ignorance dans sa réponse à la première question, la seconde attire ton attention. Il met beaucoup trop de temps à répondre comme si le sort du gouvernement qu'il soit bon ou mauvais l'importait plus que celui d'un membre de sa famille noble, ce qui te semble inconcevable. Tandis qu'il prend une porte de sortie avec l'étalage de ses patronymes, tu te penches par dessus la table avec un silence froufroutant, comme le ferait un arbre au feuillage ballotté par le vent à l'approche d'une tempête. Tu t'assures que le contact visuel est établi et écartes les parois de son esprit comme on écarterait les rideaux d'une fenêtre.

_Si vous voulez je peux lister les miens, pour que vous ayez matière à crier quand je viendrai fouiller à l'intérieur de vous.

Une image mentale traverse l'atmosphère, chargée de moiteur, de brutalité mâle et d'une légère note d'un agrume exotique faisant penser à de la mangue. Ton regard vide se remplit de nouveau, ton cœur se remet à battre normalement, ta fleur pectorale frémit d'une ride supplémentaire.

-Alors, me direz-vous la vérité, ou dois-je venir la chercher moi-même ?

Tu penches la tête de côté en signe d'invitation. La cendre s'écrase de nouveau dans le verre.

La surprise me fait cendrer ma cigarette un peu trop vite, quelque chose dans mon esprit a bougé et ça n'est pas de mon fait ; je ne suis pas certain d'aimer beaucoup la sensation. Le soldat se penche vers moi avec un bruit indistinct, pas menaçant du tout, mais qui justement me met à cran. Tout chez les Kourakine est menaçant, alors une approche feutrée me fiche sur les nerfs. J'ai un rire surpris et coquin à sa phrase, dont je ne sais pas à quel point il sait qu'elle peut être vraie.
Et encore une fois une image mentale étrange dont je ne saisis pas vraiment la provenance parce que je suis foutrement trop imaginatif.
Je soutiens le regard de Niilo qui change presque imperceptiblement mais pas pour moi qui le surveille d'aussi près.

« On parle toujours de l'interrogatoire, là ? » je demande avec mon air agaçant de prince sûr de plaire au monde entier. « Mon troisième prénom c'est Vassily, avec un y à la fin, coquetterie de ma mère. Le vôtre ? »

Je cendre encore, joue des épaules pour me caler de nouveau, comme pour me parer aux coups, mais écartant les jambes sous la table d'interrogatoire.

« Quant à l'affaire qui vous occupe, non je ne sais rien. »

-Hm ? Je n'ai rien dit.

Et c'est vrai. Dans l'état actuel des choses, tu n'as rien dit. C'est l'avantage de ce don superbe qui quoique coûteux en énergie fait aisément passer l'autre pour un malade mental qui parle seul alors qu'il réagit simplement aux voix qui se profilent dans ses synapses. Au frottement imperceptible de ton corps se penchant répond le sien sous la table sans que tu ne saches ce qu'il fait, même si entre nous tu en as une petite idée.
Tu tires une ultime taffe sur ta cigarette qui a fait son temps.

-Ragnar. C'est le chaos nordique et la fin du monde.

Te redressant, tu finis par plonger la cigarette dans l'eau. Elle produit un crissement presque plaintif en s'éteignant puis chute jusqu'au fond du verre. Pinçant des lèvres pour attraper les dernières saveurs de tabac tout juste brûlé, tu agresses une dernière fois son esprit d'une vague de chaleur, fléchée dans les reins, remontant le long de la colonne vertébrale avec le mouvement d'un serpent venu de la jungle.

-Monsieur Kourakine je vous remercie, c'est tout ce que j'avais à vous dire. Votre sortie sera assortie d'une amende mais elle est proche.

J'ai le temps d'arquer un sourcil devant la signification du prénom qui ne lui servira sans doute jamais à rien, et qui me semble assez adaptée, tellement il a l'air d'un dieu nordique prêt à abattre tout ce qui se trouve sur son chemin.
Est-ce normal que je sois excité d'être précisément sur le chemin en question ? Oh, j'ai arrêté de me poser des question sur la normalité des choses qui m'excitent, et c'est mieux pour ma santé mentale, franchement.
Une nouvelle vague de chaleur sortie de nulle part me traverse, me provoque un frisson indistinct et frustrant, tandis que je surveille son mégot qui meurt dans le verre d'eau. Il n'aura rien appris de plus que le fait que j'ai des soucis de gestion de la colère gros comme mes quartiers de noblesse, rien de neuf en somme.
J'ai un rire insolent.

« Une amende pour quoi au juste ? C'est parfaitement injustifié. Tout comme votre présence ici, votre rôle n'est pas d'interroger des prisonniers faits quasiment par hasard. »

Enfin par hasard et à cause du maniement d'une fourche à foin, je sens que ma mère va m'en rebattre les oreilles de celle-là.

« Ma cousine sortira elle aussi ? »

-Vous n'êtes pas ici par hasard. Que vous le croyiez ou non vous êtes très peu à avoir été arrachés de votre domicile cette nuit-là.

La faute aux soldats très doués dans leur acte de terrorisme et à qui la quasi totalité de la population s'est soumise. Enfin, mieux valait pour eux qu'on ait pas à emprisonner la moitié du pays.

-Je ne crois pas que vous soyez en mesure de dire quel est mon rôle.

Même si malheureusement il n'a pas tout à fait tort.

-Ceci dit effectivement, je n'ai plus rien à faire ici.

Tu n'avais rien à faire en ces lieux dès le départ et tu espères que ton absence relative au Kremlin aura donné l'impression que tu as glandé quelque chose. Presque un mois plus tard il est temps de reprendre les choses en main et ce n'est pas un être humain parfaitement lambda qui va t'aider à le faire.

-Nadeshda Kourakine est déjà sortie. Elle a été plus coopérative que vous il faut croire.

Ou peut-être a-t-elle lassé ses geôliers plus vite, va savoir.

J'incline la tête dans un mouvement plein d'élégance directement emprunté à ma très chère mère, cette succube qui pourtant n'a jamais rien compris aux ardeurs du sexe. C'est un des rares points sur lequel je la bats à plates coutures, je dois dire, et je n'en retire aucune espèce de fierté.

« Je suppose qu'essayer d'attaquer les soldats n'était pas une très bonne idée, mais avec des types moins entraînés j'aurais peut-être réussi ce que je voulais faire. »

C'est-à-dire en embrocher un pour oser foutre le bordel dans ma précieuse écurie. Je sais que mes gens se sont bien occupés de mes chevaux et les ont consolé de cet événement malheureux, mais j'ai hâte de tous retourner les voir.
Si le poulain est né pendant mon absence, j'énuclée quelqu'un pour me venger – au moins en pensée.
Mon regard s'assombrit légèrement, à cause d'un froncement de sourcils, à la réponse du soldat qui ne me plaît pas trop. Je n'aime pas à ce qu'on sous-entende qu'il y a plus intéressant que moi, parce que je suis certain que ça n'est pas le cas. Sans quoi je n'aurais pas toutes ces visions sorties de nulle part, étranges, moites, et chargées de désir mâle.

« Ah, c'est bien. Vous me faites sortir alors ou il faut que je vous y aide ? »

Je lui adresse une oeillade insolente.

-Nous ne le saurons jamais.

Tu veux bien le croire ; la guerre que tu as vécue ne s'est pas toujours déroulée avec le concours de l'artillerie lourde. Quand il n'y avait plus ni balles ni armes ni espoir, il ne restait que le culot et l'instinct de survie, qui a sans doute dû passer à plusieurs reprises par le fait d'embrocher des soldats avec ce qui passait sous la main.

Tu suis le regard de Kourakine qui perd de sa clarté. Quelque chose ne lui a pas plu et tu ne saurais pas dire quoi tant il y a de possibilités. Pourtant tu te suspends dans ta fuite juste le temps de voir à quel point ta venue dans son espace vital l'a perturbé. Et tu contemples ce silence avec, certes, une forme de sadisme.
Quand il te pose sa dernière question, tu retiens un sourire : gagné.

-Je vais vous faire sortir.

Tu lui fais gagner la bataille et perdre autre chose, sans être sûr qu'il en sera vraiment triste. Tu n'as aucun intérêt à le laisser pourrir ici. Le Kremlin a d'autres soucis plus urgents en la matière.

-Bonne journée Monsieur Kourakine.

Tu es très protocolaire et s'il y a bien une règle à respecter c'est que tu n'as pas le droit de le toucher, sinon l' affaire aurait été torchée rapidement. C'est pour ça que tu te détournes, distillant quelques gouttes de chaleur encore derrière toi de sorte qu'il ne reste plus après ton départ que la froideur de la frustration.

J'ai l’habitude d'avoir des émotions vives voire violentes, c'est comment dire, apparemment un trait familial qui chez moi a pris des proportions limite inquiétantes ; mais là je dois dire que même moi je suis surpris de la force de l'agacement qui me broie les entrailles alors que je contemple le dos large du soldat qui repasse la porte dans l'autre sens, avec en contrepoint un très désagréable sentiment de frustration niveau sexuelle.
Mais qu'est-ce qu'il m'arrive encore.

C'est donc déterminé à faire chier le monde et à sortir d'ici pour aller vérifier l'état de santé de mes chevaux et ranger l'écurie – non le palais Kourakine j'en ai rien à secouer et puis Olga est sans doute en train de faire tout ranger, me mettre dans ses jambes ne ferait que déclencher une nouvelle guerre dynastique dont nous n'avons pas besoin.

« Alyosha, avec un y mais on vous apprend pas à écrire à l'armée ?! Passez-moi ce formulaire. »

La jeune dinde que je suis en train d'engueuler est heureusement bien moins entraînée à la torture mentale que les autres, et elle finit par me filer son fichu papelard que je recouvre de mon écriture en patte de mouche où semble-t-il toute ma nervosité s'exprime sur papier. Je récupère enfin mes affaires et avant même de savoir comment je rentre aux écuries, je m'allume une cigarette en sortant du commissariat, lunettes de soleil sur la gueule comme si je gérais une mauvaise gueule de bois.

« Ah tiens, vous êtes là », je salue dans un rire.

-Alyosha.

Tu souffles distraitement la fumée de ta cigarette, tournant et retournant les syllabes du prénom dans ta tête.

-C'est pas un prénom de fille, ça ?

Tu ponctues la question d'un sourire qui fait office de rire intérieur à peine dévoilé. Ces nobles…
Ta besogne est terminée pour aujourd'hui mais l'ombre de la prison palpite encore derrière toi, de toute sa raideur froide. Celle d'un Tsar qui t'en veut. La fin de l'office t'oblige à rentrer au Kremlin, prendre tes ordres et regagner la proximité d'Eowin Romanov. Et après ? Qui sait ce que la royauté va sortir de son chapeau pour te faire chier de nouveau. Mais la Princesse est partie, sous tes yeux, en grande partie à cause de toi et elle ne reviendra pas.
La bouffée prise sur ta cigarette n'en est que plus rageuse encore.

-Vous ne rentrez pas en carrosse ? finis-tu par demander au hurluberlu à lunettes.

Les étrangers sont peu, mais ils ne manquent jamais de me demander si mon prénom par hasard n'est pas censé être féminin et donc sous-entendre que mes parents voulaient plutôt d'une fille – enfin c'est ce que ma paranoïa en conclut à vitesse grand V.
Je crois que juste un gosse moins chiant ils auraient aimé mais pour ça il aurait probablement fallu ne pas se reproduire ensemble parce qu'ils ont beau me vouer aux gémonies, ils sont pas mal dans leur genre.
Je tourne la tête vers le soldat qui a une attitude à peine plus relâchée qu'à l'intérieur, le détaillant des pieds à la tête, et de la tête aux pieds – ça fait une certaine distance à observer, le mec est immense.

« En fait, non. Pas du tout. »

Je souffle ma fumée en me demandant du coup où est passée cette horreur de carrosse peu maniable qu'on a dans la famille – évidemment qu'on a ça, des siècles d'histoire ça créée un de ces bordels dans les greniers, je vous dis pas – et hausse des épaules.

« Ragnar, c'est le nom d'un étalon que j'ai failli acheter. »

Je lui fais un sourire fier de moi, et conclus sur la question du carrosse :

« Aucune idée d'où il est passé, mais je garde l'idée pour plus tard. Je vais me contenter de mes pieds pour cette fois-ci à moins que vous ne soyez disposé à me raccompagner ?... »

Comment ?
Est-ce que des fois je m'arrête ? …
Mais j'ai bien dit que mes parents auraient voulu un gosse moins chiant !