Prologue : je suis venu te dire que je m'en vais Le froid.
Le garçon ne sent que lui. Ne voit que lui. N’entend que lui. Le blizzard qui s’immisce en gémissant par la fenêtre brisée à travers laquelle il a violé un foyer dont la chaleur ne le réchauffe plus. Les larmes glacées sur ses joues rondes qui n’ont pas encore fini de fondre. Les plaques de névé qui s’étendent sous ses muscles, jusqu’au glacier de son cœur, et le corps de la vieille à ses pieds qui se refroidit. Les mains ankylosées autour du téléphone, il compose un numéro arraché aux abîmes hiémaux de sa mémoire, demande un matricule de chambre sans la moindre certitude. Quand une voix un peu aiguë, pas entièrement finie bondit dans son tympan, son cœur s’emballe sans même en connaître la raison.
« Anton ?
- Vadim ? Vadim ! Je le savais ! Je le savais que t’étais vivant ! Je le savais qu’ils avaient menti !
»Vadim. Le nom ricoche et s’écrase sur le verglas de la cervelle du garçon, presque sans effet, tout juste un minuscule impact, une fissure. Un sanglot enfantin secoue sa poitrine pétrifiée par le vent d’hiver, couinement d’innocence échappé de ses lèvres pour la dernière fois de sa vie.
« Je. Je suis pas sûr. Je suis presque sûr que je suis mort.
- Qu… tu es où là ?
- Je sais pas. Je crois que j’ai tué la dame qui vit ici. Tu es où toi ?
- A l’hôpital idiot. Tu viens de m’appeler, t’es con ou quoi ?
» Il rit, l’enfant au bout du fil, avant de s’arrêter gravement, quand un silence mortifié lui répond.
« … Oh putain. Je crois que t’as ressuscité. T’en es, c’est sûr. Vite, est-ce que tu peux soulever la terre ou… ou faire un feu ou… les ombres, t’as pas une ombre bizarre ?
- Mais non, putain, ta gueule !
» serre les poings, l’enfant si apeuré qu’il en viendrait à le confondre avec de la rage. Calme ses sanglots dans un hoquet de fierté.
« Y a … comme des écailles. Noires. Ca fait mal bordel.
- Un serpent ? Alors ça pourrait être euh… goloubaya zmeïka. Ou aspid. Ou fiery. Ce serait trop COOL si t’étais un serpent fiery.
- Comment tu sais tout ça putain ?
- Paranoïaque, allô ?
» Vadim ou peu importe comment il s’appelle, entend son ami inspirer au bout du fil, avant de revêtir un ton trop solennel pour les treize petits hivers qui le composent.
« Ecoute. C’est la meilleure chose qui pouvait t’arriver. Tu vas avoir des supers pouvoirs ! Et puis de toute façon ça
craint d’être un ado dans cette ville. Autant être un monstre.
- Je vais rentrer d’accord ? Je vais revenir à l’institut, ils auront quoi faire.
- Non surtout pas !
» le cri lui vrille les tympans, à maudire l’absence de discrétion des élans excités de son ami, pourvu qu’ils ne lui ramènent pas la cavalerie. Tout à coup, le cadavre de la vieille qu’il n’osait pas regarder l’obnubile ; elle lui donne l’impression de lever les yeux vers lui.
« Ils vont t’enfermer. Tout le monde sait qu’ils font tout un tas d’expériences horribles sur les trucs comme toi. Il faut que t’ailles dans le quartier de haute sécurité. Trouve la mafia, dis-lui que tu veux un job, et planque-toi. Tu vas devenir un monstro-gangster… Oh. Oh ! Même que si tu vis assez vieux, dans trente ans max tu pourras être un monstro-robot-gangster !
»***
« Je ne suis pas en colère Alexeï.
»Peut-on créer quelque chose en additionnant des riens ? Est-il possible que, dans un trésor d’improbabilité, la combinaison de deux néants donne un être entier ?
Vadim n’était rien. Ou du moins, pas qu’on le sache. Trop englouti par ses démons pour avoir la moindre personnalité. Avait-il de l’humour ? Etait-il spirituel ? Cet amas de chair qui gueulait contre les murs de sa cellule pour échapper au clown qui cherchait à le tuer. Il n’avait pour ami qu’un nom, une voix à travers les barreaux de sa cage, un petit gamin dérangé persuadé qu’il était le fruit d’expériences scientifiques et cherchait à le prouver.
Quant à Fiery, il n’était qu’un dessein. Un but, inlassablement répété, routine de cauchemar sans réelle identité. Il avait des envies, bien-sûr, il en était même dévoré. Mais sans un témoin vivant pour attester de lui, de ses rêves et de ses désillusions, ça revient à ne rien dire. Qu’est-on, finalement, si personne n’est capable de trouver un adjectif pour nous décrire ?
Alors que Revmir, combinaison improbable de deux riens, Revmir est barbouillé de qualificatifs, toutes les bouches de la ville pourraient lui en trouver au moins un. Aucun n’est très reluisant, bien-sûr, mais être un monstre est toujours mieux que n’être rien.
Je ne sais pas si j’ai des souvenirs qui lui appartiennent, ou s’il a hérité des miens. Incapable de dire si je vois à travers ses yeux ou s’il regarde dans les miens. Je sais que cette combinaison est la meilleure chose qui pouvait nous arriver, à tous les deux. Que, si atroce soit la vie de Revmir, si douloureux que ce soit pour lui d’exister, ce n’est pas rien.
Revmir gravera son nom dans une Histoire qui avait oublié Vadim et Fiery.Le chaud.
Alexei ne sent que lui. Ne voit que lui. N’entend que lui. Ses chairs nues encore crépitantes, gémissant sous les brûlures. La chaleur suffocante autour de lui et celle qui exhale déjà des cadavres, embaume la pièce d’une pestilence horribles. Les coulées de lave sous ses muscles, jusqu’au brasier en extinction de son myocarde.
Et comme le regard d’une vieille dame hantait jadis un adolescent malingre, leurs quatre yeux vitreux le fixent.
« Vous vous demandez sans doute : Vadim, pourquoi ?
Pourquoi deux cadavres puisque tu n'es pas en colère. Pourquoi sa femme, surtout sa fille. Qu'est-ce que le meurtre d'une enfant de huit ans, sinon la conséquence horrible d'une colère excessive ?
»L’entendre, lui fait prendre la mesure de la réalité des choses. Comme si après deux heures d’attente, ligoté à une chaise et seul avec ses cadavres, il venait tout juste de réaliser le sort de sa fille. Morte. Là. Une balle dans la tête et les yeux braqués sur lui.
Il se gerbe dessus, Alexeï.
Et Dieu, miséricorde, ce bruit…
« Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Car voyez-vous, la colère, la répréhension, impliquent une forme de rétribution. Et la rétribution implique la réparation. Hors, certaines choses, ne sont tout simplement pas réparables. Le cadavre d'une petite fille de huit ans n'est pas une chose réparable ; et n'a jamais eu pour vocation de l'être puisque ce n’est pas de ça qu’il est question aujourd’hui.
»Un frottement, perpétuel, grinçant. Comme regarder un démon lui-même aiguiser la lame de son châtiment éternel. Alexeï se sent gagné par la certitude d’être en enfer. Jamais il n’a fait si chaud sur terre. Jamais l’air ne put vous brûler tant les poumons.
« Certaines choses me mettent en colère. Quand on m'enfonce une puce sans me faire signer les papiers de consentement au préalable, ça me met en colère.
» Alors peut-être que c’est ça, l’enfer. Peut-être qu’il ne s’agit ni d’échapper à cette chaise, ni de sauver sa femme et sa fille. Mais bien de quitter l’enfer. Comme une dernière lueur d’espoir au fond de la nuit noire.
Et ça frotte.
Et ça crisse.
« Quand un imbécile ne fait pas correctement son travail, et que je dois enfermer une véritable beauté, briser un don de Dieu lui-même parce qu'on l'a laissée courir partout et identifier mon visage, ça me met en colère. Mais rien ne tout ça n'est irréparable. On coupe deux trois phalanges,
Al Capone style, et on passe à autre chose parce qu'il a compris-sa-leçon. Parce que le
pardon, est une chose importante et qu'on doit tous, un jour ou l'autre, apprendre à passer à autre chose.
» Et il apparaît enfin devant lui, se baisse à sa hauteur, le visage de son bourreau. Avec une tendresse presque caressante, comme si faire preuve d’animosité n’était plus vraiment utile. Il y a de la pitié, dans le frottement qui cesse et la lame fraîchement aiguisée qu’il fait scintiller devant lui.
« Mais certaines choses, Alexeï, ne sont pas réparables. La trahison doit être étouffée dans l'oeuf, les mouchards doivent être coupés à la racine. Ces choses-là sont contagieuses. Elles sont dans les gènes. Je suis sûr que tu me comprends, dans le fond. Tu le sais, au plus profond de toi-même, que ce qui se passe, ce soir, entre toi et moi, a atteint son point de non-retour.
»Elle l’appelle, sa fille qui le mire.
Papa agite les lèvres violacées enfoncées dans son visage mort.
Suis-je quelqu’un d’ambitieux ? Non.
Mais je vous entends rire. Un homme qui a passé vingt ans dans la mafia, gravi les échelons jusqu’au sommet ; et n’a pas hésité à trahir son ami et Père pour y parvenir, doit forcément être dévoré par l’ambition. Seulement je n’agis ni par appât du gain, ni par avidité de gloire. Ma drogue à moi, c’est l’impact que je produis chez les autres. Et dans la magnifique structure pyramidale qu’est la mafia, plus on s’approche du haut, plus notre ombre rayonne sur le grand nombre.
J’aime me voir comme un pragmatique démesuré. Et s’il faut parler d’ambitions, les miennes dépassent alors les simples quêtes de l’Homme. Après tout je garde un certain goût pour le désespoir, et ne désespère pas moi-même d’en façonner le monde. Il est bien plus aisé de mener sa propre intrigue, bâtir l’empire à l’image qu’on s’en est fait, quand on jouit d’influencer la base, autant que le sommet.
Aegir était un idéaliste. Un idéaliste mafieux bien-sûr, mais un idéaliste tout de même. Il n’avait pas beaucoup de souci pour les enfants cancéreux et la pollution mondiale, cependant il s’accrochait à des principes tout aussi arbitraires et dérisoires, que les valeurs de la famille et l’importance de l’honneur. Peu lui importait qu’un type ait foiré dans les grandes largeurs, il suffisait qu’il fût son cousin au quatrième degré pour se voir offrir une deuxième chance.
C’est ironique, quand on sait qui l’a détrôné.
Mais c’est ce qui le rendait dangereux. Car par définition, l’idéaliste n’est pas corruptible. Que voulez-vous, j’aime mes fréquentations capables de souplesse dans leurs négociations. « Je n'éprouve pas de plaisir à assassiner des fillettes. Mais il est grand temps que tous, chacun d'entre vous se rende compte que si la situation l'exige, je suis capable de faire ce qu’il faut, que vous devriez tous prendre exemple là-dessus. Qu'il y a parmi vous, au sein même de vos frères et sœurs, des hommes assez fidèles pour tuer des enfants si je le leur demande. Parce qu'ils
savent. Ils savent que cet acte de fidélité ne sera pas oublié, ni dans leur vie, ni dans celle de leurs enfants, ni celle de leurs petits-enfants. Ils savent que je mesure, absolument, le poids de l'acte que j'ai exigé d'eux. Ils savent ce que vous semblez tous avoir oublié : ce qui arrive aux traîtres, quand ils décident de se croire plus malins que leurs maîtres.
»Alors Alexeï sent ses liens se défaire. Il ne voit plus que la lame, présentée devant lui.
Il l’empoigne.
Se tranche la gorge.
Inonde de sang la terre maudite où sont entassées les huiles.
Les Hommes réagissent de différentes manières au désespoir, et toutes sont fascinantes à leur façon. Il y a ceux qui s’évadent – qui déménagent ou se droguent, ou nient tout bonnement la réalité dans un délire. Ceux qui négocient en permanence, relativisent et contrebalancent toutes les horreurs jusqu’à l’absurde. Et puis il y a mes préférés, les combatifs. Ceux qui luttent contre chaque atrocité placée sur leur chemin, s’épuisent, défigurent toute humanité dans la résistance. Ceux-là se changent peu à peu en barils de poudre et il suffit d’une étincelle minime, une dernière bravade à leur bonheur pour les regarder se consumer dans un véritable feu d’artifice.
Alexei n’était pas vraiment de ce bois-là. Ni assez complexe, ni même vraiment courageux.
Mais que voulez-vous. On s’amuse comme on peut.Epilogue : aux armes, et caetera Voilà les limites de la condition humaine. Le revers de la médaille, en un sens. Ce que le corps vous fait ressentir d’extase, de caresse, la chaleur d’une peau contre la vôtre, il vous le rend dans la douleur et la fragilité des os que l’on brise. Et vous pouvez toujours maudire l’autre, dans un discours enflammé sur votre condition d’être supérieur, lui promettre de revenir un jour immoler son corps, suicider sa femme, baiser sa fille… vous restez un homme drogué, battu, allongé comme un chien à même le sol. Vous pouvez être la personnification de Dieu lui-même, que vous resterez un homme capable de saigner vautré à ses pieds. Et le flingue sera toujours dans sa main à lui.
« Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
- Tu le découvriras bien assez vite, connard.
»Il vous reste toujours votre humour, bien sûr. Cette capacité que le monde vous envie, à vous foutre de la gueule de l’autre dans les grandes largeurs, fusse-t-il votre ultime bourreau et en possession du flingue.
« Quoi on a trop peur de le dire ? Un grand garçon comme toi… trop lâche pour assumer les répercussions peut-être ?
»Mais je ne vais pas vous mentir, il y a de fortes chances que ça vous vaille un coup de semelle en pleine gueule.
« Une puce. Enculé. On vous a enfoncé une puce, bien profond, comme les bons petits chiens que vous êtes. Comme ça, plus de mauvaise surprise. On va bien se comporter, maintenant, hein Revmir ?
»Il faut savoir rire de tout. La condition humaine est insupportable, sans une bonne dose de second degré.
Alors un conseil, riez. Riez, à gorge déployée. Riez, à vous en faire péter la rate.
« Qu’est-ce qu’il lui prend ?
- Laisse tomber. Il a grillé un fusible.
- Un fusible ? Un fusible putain ! » et riez-en encore. « Je suis un monstro-robot-gangster !
»Ils sont tous là, ou presque tous. Un véritable aquarium inondé de sang, où s’entassent les plus gros poissons de la ville. Les dignes responsables des affaires les plus crasses de cette fange. Vadim guette ceux qui ont détourné le regard, surtout ceux qui ne l’ont pas fait. Laisse le silence retomber sur les cadavres et le sang qui dégouline.
« Ces puces qu'ils nous ont implantées sont sur le point de déclencher une véritable guerre civile. Vous savez à qui profitent les guerres civiles ?
» Qu’il minaude, presque badin, dans un sourire complice.
« Et plutôt que de m'occuper à faire fructifier le climat social, plutôt que de m'assurer que
vous ayez de quoi nourrir vos femmes et vos filles, me voilà ici. A gérer des
putains de traîtres à leur sang, à assassiner des gosses parce que pour je ne sais quelle raison,
vous avez tous fini par vous croire dans une Foutue colonie de vacances !
»La fausse délicatesse qui accompagnait son laïus se brise sur un élan de rage, la déception terrible d’un père pour les manquements de ses pupilles. D’un coup de pied, il repousse la chaise, laisse un Alexeï exsangue rejoindre femme et fille – entassés par terre, avec la vermine.
« Je veux le monopole complet de l'armement dans les prochaines semaines. Je veux que chaque foutu flingue dans la main de chaque manifestant porte notre empreinte. Je veux notre cul posé sur la montagne de blé que va ramener cette guerre civile avant que quelqu'un d'autre s'assoie dessus. Et je veux une équipe de piratage qui travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Trouvez je ne sais quels génies boutonneux en mal de rébellion, donnez-leur une putain de valise remplie de lingots d'or en guise de récompense,
débrouillez-vous mais je veux ! le signal de chaque puce de chaque créature de cette ville sur mon ordinateur en guise de fond d'écran pour dormir.
Le prochain qui estimera plus profitable de donner des informations à l'ennemi que de garder son honneur m'obligera à faire preuve d'une réelle créativité pour le châtiment qui l'attend. Croyez-moi, vous n'avez
aucune envie de me voir devenir créatif.
»Et jette un dernier regard aux cadavres avant de sortir, ultime mépris de l’horreur qui vient d’être commise.
« Et que quelqu'un me nettoie cette saloperie.
»