Ils savent que c’est se leurrer de souffler qu’il n’y’a aucune dangerosité, aucun aspect mortel là dedans. Elle ne sait pas comment expliquer cette peur qui la tenaille depuis qu’elle a compris ce qu’on lui avait fait ingérer, à son insue, au plus bas de son état physique. Elle préfère prendre le risque de l’embrasser encore, réduire au silence les questionnements qui la tourmentent pour se faire un mal plus doux, plus sucré. Aleksandra aimerait prétendre savoir ce que le peuple pense d’elle, ce qu’ils envisagent de la princesse mais ce n’est plus le cas depuis des années, depuis qu’elle s’est isolée du rôle mondaine, du bijou d’apparat qu’elle fut autrefois. Sasha, c’est tout ce qu’il reste de son coeur rebelle et malicieux. « On a raté notre coche. » Souffle froid d’entre ses lèvres. « Si la glace s’efface un jour.. tu seras le premier à le savoir. » S’étire un sourire mutin mais au fond des billes ambrée demeure un fond de tristesse car elle n’y croit pas réellement. Myocarde orné de regrets.

Un rire s’envole dans la ruelle, un tintement cristallin qui brise les reflets du garçon, il n’y’a rien de factice là-dedans, rien qu’elle tente de cacher sous les airs mystérieux du voyou. « Tu tiens à ce qu’on dise que le croquemort a les faveurs d’une princesse ? » Elle n’est pas certaine que ce serait bon pour son quotidien, dont elle ignore d’ailleurs tout. Que peut-elle dire de Yulian Letov sinon son âge, son métier, vaguement son entourage direct ? Elle n’est même pas au fait de toutes les nuances de son caractère et mille petits espions ne peuvent être mis à contribution pour lui donner l’impression de ne pas avoir tout gâché. Enfant gâtée qui n’a pas l’objet de son désir, trop loin de son milieu. « J’devrais te faire Baron des cimetières, Saint releveur de défunts. C’bien dommage que j’ai pas c’privilège. » Clin d’oeil taquin. Son nom était déjà enfermé dans ses papiers, au sein du palais, de dernières volontés jamais accomplie, jamais vraiment dépliée. Testament double, dont un codé, encre révélée par la chaleur, de la princesse aux demandes de Sasha, au nom de l’affection du gamin pour ceux rencontrés dans les rues de la belle Moscou.

« Dis... Pourquoi c’est... Dramatique? Ta ‘condition’? » Les sourcils se froncent. Elle s’écarte, calmement, repasse une main dans ses cheveux décidément fort détachés, cherche les mots. « Ma mère est effrayée par la différence. » aveu du bout des lèvres. L’Impératrice n’a jamais digéré ce qu’elle a vu, cette attaque de créature imprimée à sa rétine, des années auparavant. La princesse n’est même pas tout à fait au courant de ce qui a conduit sa mère à avoir des opinions si différentes de celles de son père. « J’ai été mariée à un homme que je ne connaissais pas et j’ai eu des enfants parce que c’était mon devoir. » Archaïque est parfois la royauté avec les femmes, celles qui siègent dans les hautes sphères sont bien différentes de la progéniture du Tsar, cantonnée à un rôle d’ornement, de vase procréateur. « Je ne peux pas envisager de vivre écartée de Dimitri et Sofiya sous prétexte qu’on jugerait que je mets leur vie en danger. » Qui sait ce qui pourrait se souffler entre les murs emplis de vipères, de langues mal intentionnées. Elle croise les bras, appuie la tête contre la surface rugueuse d’un mur, levant les yeux vers le ciel, contemplant la nuit au dessus d’eux. « On m’a fait boire l’infusion de Raskovnik parce que je commençais à cesser de respirer.. c’est.. je crois que je le vis comme un crime. Un crime passionnel commis dans le dos du tsar de toutes les Russies. » Elle se mord la lèvre inférieure, ravale l’amertume au fond de sa gorge. « La Cour est belle, vue d’en bas. La vérité c’est que j’ai endossé très tôt le rôle du garçon pour pouvoir prétendre à la même éducation que mes frères, j’ai eu deux identités toute mon existence et jamais personne n’a eu envie de voir qui j’étais vraiment. C’est pas dramatique, c’est frustrant. » Soupir bref. « J’voudrais servir à autre chose. J’aimerais pouvoir aider ceux qui en ont besoin mais j’en ai pas le pouvoir. J’ai toujours tout eu quand la plupart des gens n’ont rien. » Et ça a parfois quelque chose de révoltant.    

Le nez se relève fièrement, brindille de fière royauté dans les veines. « Je peux contrôler. » Pas annuler, bien sûr, pas faire disparaître ce que la plante a révélé, a fait d’elle, glace éternelle, givre terrible, mais mesurer, peut-être cesser de blesser. Elle ne sait pas comment, prisonnière de son secret, de la trahison envers les lois qu’est son silence apeuré. Elle a un sourire à l’entendre évoquer ce que serait sa vie en tant que Baron des Cimetières, titré des volontés de la couronne. Les yeux se croisent, le sourire se meurt un peu, se fait fantôme sur le minois décoiffé. « C’pas grave Sasha, t’auras qu’a me payer un coup, ça vaut mieux qu’un titre t’inquiètes. » « Si j’meurs un jour, tu les auras, les faveurs. Si j’dois me relever encore une fois sur c’te foutue terre, j’veux voir ta gueule en premier. » Langage à l’articulation douteuse, paternel qui a trop trainé sa gamine aux bars de Moscou, aux coins douteux, aux franches putains côtoyées. Vers où aller, à présent ? Les désirs étouffés ne sont pas un chemin sain à prendre pourtant elle ne peut cesser de songer à l’échec, à leur bêtise étirée sur cinq années.

Les confessions apaisent-elles ? Non. Aucun mot ne peut calmer la sensation que le coeur s’est piégé dans la glace, s’est figé un jour sans crier gare, sans alerter celle qui vivait avec. Avait-elle tant pris de son père qu’un mot tendre devenait brûlure sur la langue ? N’avait-elle pas pris assez pour avoir le courage de changer un baiser en aventure ? Et la main qu’il attrape fait sonner la peur dans la mémoire, qu’elle dissimule, qui ne se lit pas sur ses traits, elle en appelle à toute la maîtrise du monde pour ne pas lui givrer les doigts, rapprochée à nouveau de sa chaleur. « J’ai aucune envie d’te frapper, idiot. » La violence se tournerait peut-être vers d’autres, de vagues étrangers, elle ne saurait sûrement pas vers qui la diriger même si elle dort, là, quelque part sous son sein, dans la cage thoracique aux allures de désert enneigé. Noir désir au coeur. Effleure la bouche, encore. Tente. Ou tentée. Souffle froid retrouve souffle chaud, distance si minime qu’on peinerait à la percevoir. Des heures vides pourraient s’étirer ainsi, dans une fragile bulle de verre. Les yeux d’ambre se noient dans l’observation de celles qui leur font face. Pourquoi insister ? Parce qu’elle aimerait s’oublier. Il n’y’a que Yulian qui pourrait l’y aider, pas vrai ? « J’ignore de quoi tu es capable.. et je crois qu’il est préférable que je ne le sache pas vraiment. » Chaque mot articulé frôle la bouche, silhouette contre la sienne, étire les griffes de la frustration. « La princesse a besoin de toi. » Doigts prudents glissent sur la joue, rejoignent le menton.

Elle se détache enfin, s’arrache à l’imprudence de ses gestes et entreprend de discipliner la chevelure, de rattacher convenablement les épingles, de lisser la crinière rousse en bataille pour la replacer sous le chapeau. Chemise lissée, cravate vaguement négligée demeure, donne une allure décontractée. Fourberie. Fille se refait garçon. Princesse se refait voyou. « Et moi aussi j’ai b’soin d’toi. » Clin d’oeil malicieux. « T’as cru qu’les nanas de la ruelle rouge avaient autant d’charme que toi ? T’es naïf. » Les mains retournent dans les poches, la silhouette ne se défait pas de son air séducteur, des sous-entendus de ces yeux qui scrutent Yulian avec envie. « Le verre, ça s’ra pour la prochaine fois. Promis, je pars pas choper plus savoureux que toi mais si j’rentre pas, tout le palais va vouloir ta peau. » Pivote Sasha, abandonne à la ruelle le marsiliya, marque un temps d’arrêt pourtant, tourne un instant le visage. « Ne zappe pas, t’as promis d'me rendre visite. » S’en va le gamin factice, s’échappe des plaisirs de la rue pour retrouver la cage dorée, effacer le mensonger pour arborer un masque de vérités.