Il est l’heure du vomi technique. Les doigts coincés dans le fond de ta gorge, l’autre main qui t’empêche de tomber – ou empêche le mur de tomber – et les jambes légèrement écartées pour éviter d’en avoir partout sur le pantalon, tu es la figure de la dignité alcoolisée. Le mélange d’odeurs, de fatigue et nausée ne suffisent pas encore à te faire rendre le contenu essentiellement liquide de ton estomac. Pressé pourtant par une petite peur qui te taraudait l’esprit dès que tu t’aventurais dans une ruelle la nuit depuis les perquisitions te firent te redresser et observer la ruelle. Ce n’est pourtant pas comme si Sigyn pouvait à nouveau surgir du néant pour semer le chaos.

L’image du corps accroché sur la scène du théâtre, les odeurs de chair brûlée et de la peur, les sensations de haine et de rancœur que tu avais ressenti au théâtre furent plus efficaces pour te faire rendre à la nature le concentré d’éthanol de mauvaise qualité que tu avais ingurgité toute la soirée. La quantité mieux que la qualité en ce moment. Tu te redresses en toussant, t’essuies une main pleine de salive sur ton pantalon et tu chopes le paquet éventré de clopes qui se trouve dans la poche. Tu en chopes une où le filtre est dissocié du reste et tu l’allumes maladroitement – les vapeurs d’alcool te font loucher sur la flamme et tu manques de te roussir les sourcils une ou deux fois. Tu te sens quand même mieux, tout va toujours trop vite mais l’impression d’être tiré sur une luge sur un chemin plein de cailloux n’était plus omniprésente. La flamme du briquet te permet d’apercevoir un peu plus loin une silhouette, ce qui te fait immédiatement lâcher celui-ci dans un « putain » paniqué. Tu te penches pour le ramasser en grommelant. « Désolé j’vais pas vu. ‘tention y a euh… des … gens qui ont laissé des trucs dans le coin. » Tu marmonnes plus que tu ne fais preuve d’une grande capacité d’élocution, entre les restes de vodka et la clope qui te brûle le bout des lèvres. De ta main libre, tu passes une main dans tes cheveux.

Un peu par réflexe, tu cherches les clopes, elles sont toutes pétées et tu louches dessus. Peut-être qu’à force de chercher, tu en trouveras une qui ne tire pas une sale gueule. Ou peut-être qu’elle trouvera toute seule ? Ouais, voilà ! La laisser gérer tout ça, ça donnera l'impression de faire confiance aux femmes fortes. T'es un génie, Tioma. Tu lui tends le paquet plein de tabac et de filtres, tout froissé à force d'être malaxé nerveusement. « Vous pourrez la garder la clope, j’en aurais pu b’soin. » Que tu lâches doctement, persuadé d’avoir inventé l’eau tiède. Emprunter un objet à usage unique était une drôle d’idée mais peut-être que la donzelle était complétement pétée et qu’elle ne savait plus quoi te dire. Tu te frottes le nez avec ta manche, tire sur ta clope et tu laisses les volutes vaporeuses s’échapper, les suivant avec une fascination toute inhibée. Tu tires sagement sur ta clope quand elle te pose une autre question. Toi t’es là comme un con à acquiescer dans le vide, persuadé qu’elle parlait à quelqu’un d’autre. Y a un grand blanc d’une demi douzaine de secondes avant que tu ne clignes des yeux lentement et te redresse. « Quoi.. Moi ? » Tu renifles et laisse échapper un gloussement gêné. « Ch’le notaire ? C’pas un peu tôt dans not’relation ? »

Tu inspires pensivement la fumée, la recrache, la laisse sortir par le nez, tes yeux suivant avec inquiétude les mouvements que tu jaugeais trop rapides de la donzelle. On ne rencontre personne chez le notaire, on devient époux, on divorce, on hérite, on vient pour oublier une partie de son histoire et en créer une nouvelle. Les gens ne se rencontrent pas chez un notaire parce que ça porte malheur, l’un des deux va voir son instant rester le même. T’es en train de te déprimer tout seul Tioma, bravo. La truffe humide et les yeux brillants, tu demandes d’une voix étranglée : « Et si moi j’suis jaloux ? » Ca y est, tu es déjà le faire valoir, ton nez se trousse, un hoquet t’échappe alors que la clope passe mal. Tu tousses, tu renifles. Un Likho désinhibé c’est comme ses premiers instants, tout devient plus fort, tout va plus vite, les sentiments s’entrechoquent, s’étranglent et se mélangent pour former des mélanges explosifs. Tu as envie de t’énerver, parce qu’elle veut juste t’utiliser mais t’es encore sur l’idée du début : c’est comme la fin d’un mariage où tous les bons moments ont été oubliés. Ça résonne un peu trop avec le dernier friendzone que tu t’es pris dans ton propre lit. « Ma copine elle m’a dit qu’elle me voyait pas plus que comme un plan cul. » Tu fronces les sourcils. Attends… ce n’était pas ta copine, c’était même la femme d’un autre. « Je sais pas pourquoi j’ai dit ça. » Tu renifles à nouveau. Retire sur ta clope. Puis comme en retard, tu éclates en sanglots.

« Hériter de quelqu’un c’est qu’on pensait à vous. » Est-ce que tes parents te laisseront quelque chose ? Est-ce qu’ils étaient seulement encore en vie ou est-ce qu’on avait préféré ne pas rappeler à la fratrie à la ville qu’il y avait éventuellement un lopin de terre et deux poules laissés à leur intention par papa-maman. Tu hoquètes misérablement et tu te frottes les yeux et les joues humides de tes paumes. Tu étales de la cendre, du tabac et du papier, de la crasse aussi et tu renifles encore plus. « Oui… » T’es une petite bête misérable qui a envie de s’asseoir par terre et de téter à nouveau de la bouteille. La pensée de nouveau ingurgiter de l'alcool te provoque un haut le cœur. « Moi je l’aimais… » Que tu continues de sangloter. Nikolaï ou Lyov ricaneraient en disant que tu les aimais toutes, même celles qui ne t’accordaient aucun regard. « Y a une aut’fille mais elle est trop jolie pour moi et j’crois qu’son papa est pas trop d’accord avec le fait que … » Tu te torches le nez et tu cherches une autre clope. « Je peux en avoir une ? » Tu la laisses te tapoter l’épaule, t’as jamais assez de contacts physiques et parfois, subitement il y en a trop. Comme un chat, tu t’ébroues, tu fuis les gens, puis tu viens quémander un peu d’amour qu’on t’offre par pitié face à tes commisérations. « Vous l’aimiez vot’amie ? » Tu cherches de quoi te moucher et comme par magie, devant toi, flotte un morceau de tissu. Tu l’attrapes avec des doigts tremblants, l’alcool agrandissant tes yeux ébahis. « Vous êtes magicienne ? Vous êtes jolie comme ça. »

« Y’a pas à l’être, ça va pas avec son mari. » C’est pas comme si toi tu trompais quelqu’un en ce moment. Tu n’étais en couple avec personne – pas que tu t’en souviennes en tous les cas – aussi le vague inconfort posé par le fait de cocufier cet illustre inconnu n’était qu’une vague dans l’océan de tes déboires amoureux. « Non, pas vraiment. Mais son papa est un peu violent. » Puis tu aimais tellement aller à l’Abyssal que tu n’étais pas encore très sûr que ton amour pour sa fille soit aussi important que les consommations gratuites. Après t’être mouché et lui avoir tendu son mouchoir, tu attrapais le briquet – un échange équivalent de ton avis – pour allumer péniblement la clope. T’as dû mal à te concentrer et les paupières lourdes, chargées de sel, de fatigue et d’éthanol ne font que rendre la tâche plus difficile. « Navré. » Que tu finis par grommeler, pas trop certain si c’était pour l’état du mouchoir, le compliment, l’amie décédée ou le temps que tu mettais à allumer cette putain de clope qui oscillait trop loin de la flamme.

« Présentable ? » Tu couines, lui enchainant pourtant le pas d’une démarche hésitante, le nez encore plein et la clope coincée dans un recoin des lèvres. Tu la rattrapes dans un semi-trottinement, juste à temps pour la voir passer une porte. Le bar a un air familier mais quant à savoir si tu en sortais à peine ou si c’était le souvenir d’une autre nuit, c’était une autre paire de manches. Le temps de te poser la question suffit à te faire louper la vague alerte, celle qui crépitait depuis des mois à l’arrière de ton crâne à chaque fois qu’un danger pointait le bout de son nez. La douleur ne fut pas atroce mais l’équilibre précaire que tu avais déjà te fit reculer et tu manquais surtout d’avaler ta clope. Un long geignement suivit l’expérience alors que tu te tenais le pif et un œil, les épaules tressautant à force de tousser et cracher pour faire ressortir ce que tu avais avalé de travers.

Tu hésites entre te faire plaindre encore plus ou passer pour un gros cador en disant que tu n’avais même pas eu mal. Dans ton état, tu es bien incapable d’assumer que « Sacha » ait pu t’entendre geindre et que tu n’avais été discret en rien jusqu’ici. Tu opines pourtant à sa question une fois que tu as éructé cendres, tabac et clope mastiquée sur le sol. Tu tâtonnes ton pif, tes yeux, bon… au pire tu auras un hématome mais le coup n’avait pas été assez puissant pour t’exploser ta fin de soirée. Tu te frottes péniblement l’arcade sourcilière, t’étales maladroitement les tâches sur ton visage et sur tes mains partout sur un côté de ta face. « Artiom… » T’es comme un gosse à te faire trainer comme ça. Émotivement pourtant, tu en es un. « Blanche ? Bleue ? » Qu’est-ce que tu en sais. Les seules que tu portes c’est pour le travail. « Mais c’est que j’travaille moi demain … » En vérité tu n’en as absolument aucune idée. C’est le genre de choses que tu redécouvres en te réveillant sur ton canapé ou dans ta douche le lendemain matin, pressé par les 7 réveils que tu as eu l’idée délirante de programmer avant de t’effondrer dans des rêves terribles. Non, tu n’as surtout pas envie de sortir de chez toi demain, surtout pas pour accompagner tu ne sais qui, tu ne sais où, pour tu ne sais quoi. D’ailleurs, où est-ce qu’elle t’emmène là, l’échelas ? Est-ce qu’elle va te faire les poches ? Te tabasser dans un coin ? Finir ce qu'avait commencé Sigyn ? Tu geins à nouveau. « J’ai rien de valeur sur moi … »

« J’ai entendu de meilleures excuses pour tabasser quelqu’un qu’aller chez le notaire quand même. » Tu fais face à ta triste mine dans le miroir de la salle de bain – tu en avais rarement vu d’aussi propres à une telle heure. Habituellement elles sentaient la pisse, le vomi, la crasse et l'alcool frelaté. Tu restes à quelques distances cependant de l’évier tandis que le monstre de hauteur qui est avec toi y éteint son mégot. « Ou c’est une métaphore pour dire que je suis mort ? » Maintenant que tu peux l’observer sous une nouvelle lumière, elle te semblait plus grande que belle. Enfin, elle restait fascinante mais aussi écrasante et … Ton coeur bat un peu trop vite et tu mordilles tes lèvres, passant d'un pied sur l'autre. Tu étais rarement plus petit qu'une femme. « Je veux pas mourir 2 fois. » Que tu couines après une ou deux secondes à ouvrir et fermer la bouche. Tu joins tes mains entre elles et prend de longues inspirations. Ne pas la brusquer, ne pas l’énerver, ne pas chercher à lui causer du tort. Peut-être qu’elle te laissera partir et ne te fera pas « passer chez le notaire ». « Qui va s’occuper de mes chats ? »

Tu n'es pas sûr de pouvoir – ni de vouloir – la croire et tu accueilles son départ comme une opportunité de fuite. Que tu ne saisis pas parce que tu es trop occupé à passer tes mains énergiquement remplies de savons sur ton visage pour le rendre plus présentable pour le boulot. Les yeux déjà rouges d’avoir pleuré accueillent avec une longue agonie les bulles savonneuses et tu jures un petit moment dans le patois que tes parents et ton frère t’avaient appris. Tu t’ébroues en soufflant l’eau qui s’est accumulée dans ton nez et ta bouche pour voir revenir Sacha, armée de deux chemises. Tu fixes les deux, la bouche intelligemment entrouverte. « Euh. Laquelle me va mieux ? » Que tu finis par demander stupidement – et vainement – en fixant les deux chemises. Faut dire qu’au commissariat, tu ne choisis pas toi la couleur de l’uniforme que tu veux porter le jour-même en fonction de ton humeur et si l’une ou l’autre ne t’allait pas, tu n’as rien de plus à faire que d’accorder avec la cravate réglementaire. « C’est à quelle heure ? Je peux peut-être… peut-être ! … y aller avec vous avant mon service. » Tu te frottes des yeux fatigués avec le dos de ta main, puis t’essuies le visage avec un morceau de ta veste. « Faut juste qu’on aille trouver un truc à manger avant, j’me sens pas b’en. Ils s'ennuient toujours mes chats. »