Il y avait plus stressant de pouvoir être repérable, mais Sacha ne voyait pas vraiment quoi ; elle qui comptait, la nuit venue sur ses facultés à traverser les réalités pour arriver où elle voulait, en navigateur de l'extrême, n'était pas favorable du tout à une surveillance.
Et pourtant, sous sa peau, une petite machinerie fort pratique pour les autorités traçait ses allées et venues. Depuis l'irruption brutale des soudards chez elle, la Drioma écumait de rage en crachotant qu'elle allait se venger, que tous, mourraient de peur entre ses cuisses et que ça n'allait pas se passer comme ça.
Sacha elle, était un peu plus philosophe, ou résignée, et savait que rien n'allait changer parce que qu'elle ne faisait pas partie des masses décidantes.
C'était mal fait, mais c'était comme ça. D'un geste nonchalant, habituel, elle avait cisaillé le tissu des réalités pour se diriger où elle le voulait, mais pour la première fois depuis que le maudit cauchemar squattait son être, elle lui avait demandé ce qu'il se passerait si elle y restait. Le fait qu'elle réponde en caquetant que ce n'était rien de bon avait calmé les volontés de l'escort, qui avait finalement mené son chemin jusque là où elle le voulait.

Elle n'avait pas revu Alasaïas depuis cette soirée où elle avait joué à être sa femme, cachée par un loup de velours noir, mais c'était à lui qu'elle pensait, et était arrivée pile devant sa porte, se souvenant parfaitement de l'adresse.

Sacha eut simplement un sourire désabusé à sa question, qui répondait aussi parfaitement à sa remarque.

« Entre les omoplates, j'ai bougé apparemment », répondit-elle factuellement, le plus tranquillement du monde, ses talons claquant contre le parquet parfaitement ciré de la demeure. Ou moins qu'avant ? … Elle battit de ses longs cils sombres, se déhancha en descendant des instruments de torture qu'elle osait appeler chaussures.

« Tu es seul ? »

Elle avait conscience que la plupart des humains avaient une peur viscérale des légendaires, un peu justifiée dans son cas, nourrie de la force de la Drioma qui ne s'en prenait qu'aux adultes – donc un peu connement à ceux qui décidaient.
Encore la Drioma aurait-elle était plus inoffensive, le résultait aurait été le même. Elle grimaça à l'ordre d'Alas, ne l'aimant pas du tout, pinça les lèvres en semblant le trouver mal élevé.

« ça et un bleu au bras quand j'ai bougé, c'est tout, oui. Ils étaient fatigués, j'étais la dernière », fournit-elle en guise d'explications.

Elle avait vu la gueule de ses voisines, se doutait qu'une simple assurance ne suffirait pas à son amant. Elle arqua les sourcils en entendant parler de moyens pour régler le traçage des puces, étouffa le mouvement négligeant d'un haussement d'épaules. Elle ne comptait pas vraiment se mettre hors la loi, ayant suffisamment à faire de soucis et d'injustices en étant dans les clous. La Drioma se porta en faux, forcément, criant que c'était la bonne chose à faire nom de nom !

Sacha eut un léger sursaut au cri d'Alasaïas, la chaleureuse et noire cape de cauchemars de la Drioma retombant sur ses épaules en manière de maigre protection ; n'étant pas au meilleur de sa forme elle n'était pas certaine de parvenir à s'échapper une nouvelle fois par les réalités, ou d'insuffler une peur convaincante.

« Ne me crie pas dessus. J'étais chez moi, c'est tout, je venais de rentrer. Je n'ai pas eu de chance. »

La vieille soufflait le chaud avec son hôte ; fit remarquer qu'il était parfaitement injuste. Sacha n'était pas infecte, Sacha disait les choses telles qu'elles étaient, et oui, elles n'étaient pas du tout arrangeantes, c'était un fait avéré... Elle froissa les idées noires de ses cauchemars alors qu'il s'approchait, mais décida d'attendre comme Sacha le lui demandait.
La longiligne créature de cauchemars eut une légère grimace en apprenant que les Kourakine n'avaient pas été épargnés, comme quoi la noblesse ne protégeait pas de tout.

« Je ne voulais pas empirer les choses, et je voulais cicatriser, ça a mis du temps, c'est tout. Si bien sûr, mais tu sais comme moi que ça n'est pas bien vu de s'acoquiner avec des légendaires, et c'est encore plus vrai depuis cette histoire. »

Une histoire qu'elle s'acharnait à traiter comme une malheureuse affaire, alors qu'elle remâchait l'acide de l'injustice, elle qui ne faisait de mal à personne dans sa petite vie de misère dorée, et qui avait pris de plein fouet la peur et la colère d'une frange de la population.
Yasha avait disparu depuis, le quartier n'était plus le même, même si les marques sur le corps des voisines disparaissaient au fil du temps, parce qu'il guérissait tout.

« J'étais venue voir comment tu allais mais si tu as décidé d'être désagréable, je m'en vais. Je n'ai pas besoin que tu m'en veuilles, c'est suffisamment compliqué comme ça. »

La Drioma pinça méchamment de ses ongles pointus le cervelet de Sacha près duquel elle s'était calée, la traitant de greluche fragile, ce qui amena les larmes dans les yeux sombres de son hôte, à moins que ça ne soit les souvenirs de la soirée humiliante qu'elle avait passée, ou à cause de l'attitude d'Alasaïas qu'elle s'était imaginé allez savoir pourquoi plus arrangeant, plus inquiet, et plus serviable.

Elle tenta d'inspirer calmement alors qu'il râlait et invectivait qu'il allait mal, que ça se voyait, et que c'était sans doute sa faute parce qu'elle n'était pas réapparue de suite après la soirée cauchemardesque où elle avait été marquée comme du bétail rétif par deux soldats et un légendaire dont elle se demandait bien quel était son intérêt à lui.
Enfin, son nom parlait sans doute pour lui. Elle n'eut pourtant pas de mouvement de recul alors qu'il attrapait sa robe comme pour la retenir – il ne savait sans doute pas qu'elle était trop claquée pour repartir à travers ses réalités comme elle le faisait habituellement, et l'idée du trajet la faisait baliser d'avance.

« Je comprends. Je comprends très bien, mais tu te serais encore plus inquiété si j'étais venue avant, essaie de comprendre ça. Je ne voulais pas que tu vois... ça. »

Factuelle à son habitude, Sacha avait parlé de cicatrisation en pensant au physique de la puce logée entre ses omoplates, mais il n'y avait pas que ça ; elle était même précisément en train de constater qu'elle n'était pas aussi forte qu'elle le croyait, et les larmes menaçaient nettement de déborder maintenant. Elle les retint en se mordant sévèrement la langue.

« Tu m'as manqué aussi, je ne te demande pas de réagir d'une façon ou d'une autre, je pensais simplement que ça serait... moins difficile. »

Elle tendit la main vers lui, enroula le bras autour de sa taille, et finit par se réfugier contre lui et son corps de kevlar qu'elle aurait aimé avoir chez elle pour la protéger, qui ne pouvait pas être là, et qui n'aurait de toute manière rien changé.

Ma colère s'envole comme un corbeau de mauvais augure lorsque je croise son regard un peu trop brillant qui donne l'impression qu'elle a tout retenu autant que possible jusqu'à maintenant. Je n'ai pas assez de jugeote sur l'instant ni de connaissance sur ses pouvoirs pour savoir qu'elle aura beaucoup de mal à repartir de la manière dont elle est venue. Que je sache elle est toujours capable d'ouvrir une porte et de disparaître derrière et je n'aurai pas le droit de la retenir.
Mais elle, elle n'avait pas le droit de m'abandonner.
Je me fiche que rien ne nous lie, rien de plus que des jeux dangereux, des jeux d'adulte qui scintillent dans le noir et se consument le jour venu.
Pas de doute, la névrose Kourakine est héréditaire.

-J'ai passé quelques années en prison Sacha ; des choses horribles j'en ai vu, crois moi.

La confession se suspend un instant dans le silence, brutalement éclose dans la gravité de la situation. Je ne parle jamais de cette partie de ma vie où j'ai appris plus que jamais ce qu'on entendait par le concept de solitude.
Lorsqu'elle se retourne enfin pour ouvrir son corps vers moi je prends conscience du fait que tous les muscles du mien s'étaient contractés dans la peur qu'elle reparte aussi rapidement qu'elle était apparue. Les tissus s'assouplissent et se détendent sous le kevlar de ma carne maudite tandis qu'elle enroule ses fibres de cauchemar autour de moi- je sais qu'il s'agit de celles là et pas d'autre chose parce que je sens leur froid indescriptible de l'intérieur. Sa taille immense s'abîme contre moi et même si je ne peux pas la sentir, quelque chose palpite au fond quand je la prends dans mes bras, et se calme avec une sensation d'ordre. Comme si on remettait quelque chose à sa place.
Et bien sûr que la place de Sasha est ici, dans mes bras.

-Tout est difficile ici. Mais c'est fini, je suis là maintenant. Je travaille avec quelqu'un qui peut désactiver ces horreurs. Ça va aller maintenant. Je te promets que ça va aller.

Ma main se presse contre sa nuque le temps que je puisse l'embrasser dans le cou, y fourrer mon nez comme tous les Kourakine le font comme si c'était moi l'animal blessé.

-Je te fais ton cocktail ? je murmure tout bas, dans le mélange de nos chaleurs.

L'aveu d'Alasaïas avait une drôle de saveur ; Sacha la tourna, la retourna dans sa tête, et lui semblait-il sur sa langue, et en fait la Drioma avait totalement raison en faisant remarquer que ça ne changeait foutrement rien à l'affaire. Bon elle n'était sans doute pas obligée de faire remarquer dans le même temps que ça ne changeait rien parce que Alas n'était rien pour Sacha malgré ses crises de jalousie et d'inquiétude malvenues.
Elle eut un sourire, toujours blottie contre lui, contente de sentir ses bras insensibles autour d'elle, sa chaleur, la senteur toute particulière de son parfum certainement de luxe.

« Tu peux me laisser ma fierté s'il te plaît ? » rit-elle à moitié, rassérénée donc plus souriante immédiatement.

Sacha était assez bien placée pour savoir que la vie continuait et n'allait pas s'arrêter pour si peu même si le tout avait donné l'impression d'un cataclysme. Elle eut un soupir.

« ça ne serait pas pire d'être hors-la-loi ? Déjà en respectant les règles je trouve injuste ce qu'il se passe... »

Bref, la jolie Sacha rechignait à se faire remarquer, ce qu'on pouvait comprendre au vu de sa situation. La Drioma, elle, soupira quant à sa pusillanimité, grommelant avec réprobation.

« Oui s'il te plaît. Je vais dans le salon. »

-Non, je réponds avec simplicité.

Tu es là donc je te prends tout, et je ne laisse rien. Il en a toujours été ainsi, et c'est sans nul doute ce qui a fait fuir la belle Jezabela de son temps. Tant pis, les choses sont ainsi. Je resterai ce mec joueur, jaloux et territorial jusqu'à ce que le destin fasse de moi quelque chose d'autre, un truc plus dangereux sans doute qui me vaudra alors la peine de me faire implanter cette cochonnerie.

-Il vaut parfois mieux. C'est sans doute une meilleure chose d'être mal traité pour ce qu'on est plutôt que d'être traité injustement pour quelque chose que l'on a pas fait.

Un beau résumé de la pensée Kourakine dont mon père a admirablement fait une démonstration la nuit de la battue avant de se barrer avec des plans horribles en tête pour donner à Moscou "une bonne raison de le détester".
Mon père est insupportable. Et il se foutrait de ma gueule s'il savait que j'ai vendu 25% de mon chiffre d'affaires à l'émissaire pour éviter une seconde incarcération.

-Oui fais comme chez toi.

Tant qu'elle a retiré ses talons elle va où elle veut.
Je déambule dans le salon qui ne porte plus aucune trace de la visite ravageuse des soldats au début du mois. J'y rallume quelques lumières et passe derrière mon bar avec habitude. Jonglant avec les bouteilles, j'essaie de camoufler le souvenir du verre se fracassant sur le sol et de mes invités prenant la fuite, de Valentina hurlant de terreur dans le bar et du corps de Mimosa étendu dans son cercueil, pour le remplacer par celui de notre rencontre à ce même endroit.
C'est difficile.

-Tu veux dormir ici ? je demande en versant le contenu du shaker dans le verre.

Sacha répondit simplement d'un sourire, avant de s'éloigner dans le salon, constatant d'elle-même que tout était en ordre comme si rien ne s'était passé, même si l'absence d'invités à cette heure-là était une exception pour ce qu'elle en savait.
Elle avait jusqu'alors évité de s'inviter chez Alasaïas seule en tête à tête, sauf une mémorable fois, mais il fallait croire que les derniers événements avaient changé le cours des habitudes. Elle prit place dans un canapé confortable, massant délicatement un mollet sollicité par son habitude de porter des talons vertigineusement hauts.
Le claquement du verre non loin la rasséréna un peu plus, mais pas autant que l'étreinte d'Alas, qu'elle observa revenir avec un sourire, le contemplant tranquillement comme si tout était normal.
Elle sourit.

« Je ne sais pas si c'est prudent avec la puce, mais j'aimerais beaucoup. Je détesterais cela dit qu'ils entrent dans ta chambre. »

Enfin, dans la serre qui lui servait de piaule...

« Tu as un système d'alarme ? Je suis trop fatiguée pour repartir comme je suis venue », elle lui livrait là un peu de secret sur le fonctionnement de ses pouvoirs, ce que la Drioma détestait mais ne fit savoir que d'un grognement discret.

Je lâche doucement le verre plein à ras bord entre ses longs doigts avant de me laisser tomber à côté d'elle, le coude lâchement appuyé sur le dossier du canapé pour pouvoir la contempler comme si elle allait de nouveau disparaître d'un instant à l'autre pour un temps indéterminé.

-Tu es venue ici en connaissance de cause, autant que tu restes. L'appartement est un palace, on n'est pas obligés de se retrancher dans ma chambre. Lors de la dernière soirée mes invités ont pour la plupart dormi sur des coussins à la belle étoile, sur la terrasse. Les nuits sont chaudes et calmes ici.

Tristement calmes depuis cette nuit d'horreur. Je crois qu'on peut même encore voir les loupiottes enroulées autour de la rambarde, d'ici. Je les suis du regard.

-J'ai ça oui, bien sûr.

Comme tout bon parano qui se respecte. J'analyse la phrase qu'elle vient de prononcer, attends qu'elle la corrige pour finalement lui adresser un sourire en coin.

-Ce n'était pas toi qui parlait de ta fierté il y a tout juste cinq minutes ?

Je n'insiste pas, me contente de la regarder du coin de l'œil avec discrétion et respect, constatant comme je le pensais que malgré ce dont elle a souffert, Sacha ne paraît ni faible ni blessée. Ou alors, elle le paraît en permanence, ourlée des malheurs du monde, et on finit par s'y habituer.

Lovée dans le canapé comme s'il s'agissait d'un trône particulièrement confortable, Sacha remercia son amant d'un sourire de reine en récupérant son verre, se montrant intéressée par l'idée d'aller dormir dehors. Savoir si c'était grâce aux possibilités de fuite en cas de débarquement de la cavalerie lourde, ou bien pour profiter de l'air qui manquait cruellement dans le quartier de haute sécurité... Impossible.

« C'est une bonne idée. Tout est installé ou il faut que je t'aide à mettre ça en place ? »

Elle n'avait pas l'air prête d'aider avec son cocktail à la main et ses longues jambes repliées sous elle. Elle eut un rire à la question de son amant, qui la fatiguait à être aussi vif d'esprit.

« Là, c'est surtout pour une question pratique que je dis ça », fit-elle avec une bonne poignée de mauvaise foi.

Elle se redressa, déposa son verre à peine entamé sur un meuble, comptant bien le reprendre plus tard, et sourit :

« Va mettre l'alarme. Je vais m'occuper d'arranger les choses sur la terrasse. »

Elle l'envoya à ses occupations d'un baiser, se faufila dehors où les matelas étaient effectivement sortis mais appuyés contre le mur, et les guirlandes lumineuses encore éteintes. Sacha réussit à les allumer, disposa les matelas correctement et déplia quelques plaids, avant de laisser glisser sa robe le long de son corps mince.
Les lueurs chaudes des petites ampoules flattaient sa silhouette racée, soulignaient la façon dont les bas enserraient ses cuisses, la démarcation d'un sous-vêtement échancré.

La lumière qui brille dans ses yeux soudain est presque rassurante, parce que Sacha semble aller mieux grâce à ce que je viens de dire, chose rarissime semble-t-il.

-Ils ont dû laisser les choses telles qu'elles étaient. Je n'y suis pas retourné depuis. Tu n'auras qu'à…

J'exécute un mouvement lâche du poignet vers la baie vitrée.

-Installer les choses comme il te plaira.

L'opportunité semble la séduire plus que tout, car elle va jusqu'à mettre de côté le cocktail que je viens de réaliser spécialement pour elle et à me donner des ordres comme si elle avait toujours été la maîtresse de cette maison. Ma fibre Kourakine se froisse.

-Insolente.

Je lui jette un regard sombre malgré le baiser qu'elle me vole, puis m'exécute en repartant vers la porte d'entrée. Les verrous rendent de nouveau l'appartement difficilement accessible, et je configure l'alarme qui se soumet dans un cliquetis électronique. Je saisis le verre tout juste abandonné pour le lui amener. Les lumières se ferment une à une par la suite tandis que je regagne la proximité de la terrasse, détachée dans l'obscurité de la nuit par les pépites de lumière qui ornent les rambardes et ourlent les matelas et oreillers disposés par Sasha.

-Tu as oublié ce- oh bon sang par Hel, Sacha !

Je manque de justesse d'échapper le verre sur le sol, heureusement pour ma mémoire traumatique. J'ai déjà vu des femmes dénuées merci pour moi, mais c'est la toute première fois que je vois Sacha, notre dernier moment d'intimité s'étant déroulé dans l'obscurité la plus totale.

Là, le clair obscur joue sur les courbes de son corps, maximisé par le cuivre charbonneux de sa chair, ce genre de matière monumentale à la fois solide et précieuse dans laquelle on taille les embouchures des orgues baroques. La vision me coupe le souffle un instant, par sa beauté et son naturel.

-Tu risques d'attraper froid, je commente stupidement, tendant vers elle son verre comme un rempart.