« On a un problème. »
Douze-mille-trois-cent-quatre-vingt-quatrième édition.

La surprise perd de son effet dans la redondance. Pourtant, certaines choses parviennent encore à vous étonner. Certains spectacles, à vous éblouir. Comme le corps inanimé d'une de vos passeurs retrouvé dans une cave, étouffé dans le dégueulis blanchâtre qui lui sort jusque par les yeux, embaumant la pièce de la merde et de la pisse qu'elle éjectât avant de succomber ; mais, surtout, retrouvé à des centaines de mètres de sa zone de quadrillage, en overdose de drogues qu'elle n'a jamais consommées.
« On a retrouvé ça dans sa gorge. »
Les lueurs vespérales lui font comme un masque mortuaire, arabesques d'orangés à travers la lucarne constellant les blancheurs cadavériques.

Il est là, le problème. Ni dans le corps certes dégueulasse et tout autant regrettable d'un minois charmant doublé d'un vendeur efficace, ni dans le spectacle gerbatoire qui leur est présenté, ni dans les effluves âcres que la troupe est forcée de subir, bouche ouverte et nez pincé. Mais dans ce petit sachet plastique croûté de vomi entre les doigts de Revmir. Le problème, c'est que la poche stomacale ne fait pas partie des moyens de transports des mules familiales. Ils pourraient - après tout, les considération de confort et d'esthétisme sont à mettre derrière les réalités pragmatiques, et c'est bien ce qui chagrine le plus Monsieur dans l'exercice de ses hautes fonctions, les nuits d'insomnie.
Ils pourraient, donc, s'ils n'avaient pas un gouvernement favorable à leur lucrativité, des moyens de corruption à la pelle et tout autant de possibilités de persuasion. Yasha, par exemple, pourrait passer les frontières des quartiers, des kilos de cocaïne scotchés sur le corps comme un costume de sumo, qu'il arriverait encore à convaincre les gardes qu'il est l’innocence incarnée doublée d'un visage éminemment sympathique. Pourquoi risquer de se bousiller une soirée comme celle-ci quand on peut exercer ses activités avec subtilité.
« Sortez d'ici. Et ne parlez de ça à personne. »
Le trio d'hommes partis et trop réjouis de pouvoir ce faire, Monsieur arrache, dans un soupir las, un cellulaire intraçable de sa poche de costume empuanti. Il compose un numéro unique, somme le destinataire qui lui répond de le rejoindre à l'adresse où on vint lui-même de le traîner. Le genre de contact nécessaire quand on est dirigeant de ce genre d'entreprise, assez indépendant pour ne nourrir que nos intérêts personnels autant qu'ils sont rentables - eux-mêmes, dans l'idéal, reliés aux biens communs, mais ça n'a rien d'obligatoire - assez seul pour craindre la menace d'une mafia entière. Un jour, Piotr se passera de lui rendre service - une proposition plus alléchante, une femme, un regain de conscience, peut être les trois en même temps. ll fera l'erreur de croire qu'il peut encore le quitter, enivré d'un idéal quelconque à l’affligeante banalité.

Ce jour sera un jour comme les autres.
Un jour comme celui-ci.

Mais ce jour n'est pas encore arrivé. Aujourd'hui, le colosse un peu tassé répond quand on le siffle et le rejoint dans la cave déjà enténébrée, prêt à répondre à la discrétion et la violence pour lesquelles on le rétribue grassement. Instinctif, il a dû flairer dans l"urgence de l'appel, le fric qu'il y avait à en tirer. Dans le milieu, un patron serein vaut trois ou quatre chiffres et des conditions de santé sécurité à peu près respectées, toutes proportions gardées. Un patron stressé, ça vous aligne cinq zéros sans faire d'histoire mais l'intégrité physique et morale n'est pas garantie en fin d'exercice.
« C'est pas moi. »
S'empresse de préciser Revmir, les mains levées brièvement en signe d'innocence, dans l'exemplaire théâtralité dont il est capable.
« Quelqu'un essaye de nous doubler. On va faire des analyses pour essayer de trouver la provenance de cette merde et te donner un coup de pouce. Quand tu l'auras déniché, tu ne fais rien, tu m'appelles. »
Neuvième tige embrasée pour espérer masquer l'odeur de cadavre, quitte à avoir ruiné son costume et ses récepteurs olfactifs ; puisque la fatalité le condamna à veiller la pitoyable donzelle lui-même, depuis le temps que la nuit a fait chuter le soir.
Au moins est-elle morte avant d'avoir subi, pour traîtrise, un sort bien pire que celui-ci.

« Et trouve-toi une tenue étanche. »
Ca risque de salir.