- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
BAUDELAIRE - Une Charogne
Moscou - 5 ans
Éclats dissonants entre les voûtes du logis. Les petits doigts grêles chiffonnent les cheveux, interceptent les glapissements. La caboche dodeline. Droite. Gauche. Droite. Gauche. C'est le déni, le refus d'en deviner davantage. L'impact; dans le mur, dans la tempe, dans le palpitant qui s'étrangle. Pauvre jeunesse qui s'enténèbre. La bile au bord des lippes.
Assez. Mais les suppliques se muent, se mouvent, se miment et s'immergent.
Assez. Les bras s'étendent. Ils quémandent l'étreinte rédemptrice qui effacera tout.
Assez. Rien que du vent. Rien qu'une inspiration décadente. Et ça beugle dans le lointain. Ça ramdam. Gamine; farouche, animal, se terre sous le marbre. La peur au bidon.
Assez. Prière vaine, étouffée dans un pèle-mêle arbitraire et despotique. Les petites mirettes jugent. Elles envisagent le poing meurtrier, cognant, cinglant la carcasse fraternelle. Pas le moindre sourcillement pour la jouvencelle. Seulement quelques gouttelettes iodées sur la porcelaine.
Moscou - 8 ans
Pan ! Sursaut de l'asphalte. Fragrance nauséabonde.
Maman... Les petites foulées pianotent sur le macadam. Lueur vive. De rouge et d'ivoire. D'asthénie et de pâmoison.
Maman ? Petit agneau s'épanche, se voûte, se tord. C'est Morana qui ricane.
Maman ?! Les synapses s'affolent.
Maman !! Le bulbe se disloque. Les paluches pataugent dans le grenat. Elles esquissent des arabesques sépulcrales. Quelque chose s’effiloche dans le carcan de chair et d'émois. Quelque chose s'échappe à son mentor.
Maman. L'effroi transcende le myocarde. Il tremble entre les côtes, puis vrombit dans le mystère amolli. Pas d'affliction pour le marmot égaré. Pas de chagrin immodéré.
Tu es sale, maman. L’Équilibre qui s'effondre enfin. Les gestes trouvent un rituel sensé. Ils chassent, peinturlurent les preuves du déclin. C'est la beauté qui resurgit de la rigidité.
Faut être belle, maman. Litanie passée qui détonne et envoûte la charogne encore chaude. Balancement apaisant de la petite silhouette désaxée. Carmin sur la bouche figée. Pervenche sur les paupières chevillées.
Papa sera content que tu sois belle pour lui. Mascarade. Masque mortuaire. Momie des temps modernes. La sève craquellent sur l'épiderme innocent. La mémoire n'occultera jamais plus le fer et la rouille.
Moscou - 11 ans
Se lever, ouvrir, refermer, puis recommencer. Une, deux, puis trois fois. Encore une dernière mise-en-scène, juste une, avant d'aller s'ensommeiller. Allumer. Éteindre. Rallumer. Éteindre à nouveau. Caboche défaillante. C'est le courant qui s'interrompt. Puis qui repart à contre-sens. Petite poupée déséquilibrée.
Eeva ! Le reproche calotte la fine babine. Le timbre s'aggrave dans la chambrée. Et la tension pousse les gestes à se répéter, encore et encore.
Es-tu devenue complètement folle ? Arrête ça ! Mais le corps ne se raisonne plus. Il prend, repousse, puis reprend une fois de plus. Les cellules ne répondent plus entre elles. Larmes incomprises le long du museau. Terreur assommante dans les ventricules.
T'es aussi névrosée que l'était ta pauvre mère. Revers sur le derme fragile. Craquement éhonté. Première bourrasque. D'autres viendront.
Moscou - 13 ans
Badaboum ! Roulée boulée de chair et d'os dans le colimaçon. Fuite pernicieuse du petit chat farouche vers un ailleurs lointain.
Aïe. La carcasse se brise et se démet.
Au revoir, brebis siphonné. Gloussement carnassier du paternel goguenard. Manteau d'ébène et d'ivoire sur la petite gueule distordue.
Et merde ! Absurde culbute. Jabot démantelé du lapin fugueur.
Eeva ? Où es-tu ? Elle n'est plus. Médiocre vermine née pour trépasser aussi sec. Pas de brise réconfortante pour le parent coupable. La gamine s'en est allée. Simplement. Comme le saut précoce d'un piaf trop jeune. Il n'y aura cependant pas de convoi pour le petit moineau. Les limbes recrachent sa dépouille quelques tours d'aiguille plus tard. Pas de repos pour la malheureuse gargouille. Pas d'interruption. Seulement ce vide, ce gouffre dévastateur dans le poitrail.
Eeva ? C'est toi ? Aucune certitude. Un costume similaire. Un regard vaguement familier. Une ressemblance évidente. Un
truc indicible.
Eeva, es-tu ? Être. Devenir. Puis s'évanouir. Affable
Ligeia, dispersée une fois de plus dans la nébuleuse. Bestioles affamées dans le nez et les oreilles, grignotant l'encéphale.
Badaboum; les dernières alvéoles se déchirent.
Moscou - 25 ans
Épousseter. Souligner. Ranimer. Femme-enfant dans son royaume mortuaire. Silence des adieux. Repos immortel. Gestes répétitifs. Minutie de l'
art. Peinture du corps éteint. Visages inconnus. Maman, toujours présente, pourtant, dans le carmin et le pervenche des sauterelles sclérosées.
Maman. Œdipe tendresse de la gamine attardée. Caresse d'une chevelure. Cajolerie d'une pommette tout juste humanisée. C'est maman dans les démonstrations qui lui ont toujours échappé. Répugnance du travail qui déforme et transforme.
C'est glauque, les morts, le travail sur la peau rigide. Mais ce n'est que maman. Ce n'est que pour maman la douceur offerte. Un baiser dérobé à l'inertie. De l'amour-nausée accordé au néant morbide.
2019 - Moscou - 32 ans
Indécision. Incertitude. Maman partie. Papa serpent. Et fratrie suppliée. Petite gazelle éperdue. Néant absolu. Nouveau costume. Étroitesse du tissu, rôle mal-appris.
Maman,
maman... Obsession éternelle, schéma confortable. C'est la recherche d'une vie. La mère absente entrevue dans le moindre regard pervenche.
Névrosée.Paria.
Insignifiante.