« J'ai des chevaux, si tu peux te tenir dessus, on ira plus vite pour rejoindre une bonne forêt ? » je propose, un peu désespéré.

C'est marrant je me disais toujours que j'aurais moins peur de la mort une fois que j'y serais passé ; eh bah ça prouve que par moment je raconte d'incroyables conneries, parce que j'ai vraiment la trouille qu'il claque, là, maintenant. Je le fais basculer dans la paille d'un box propre et vidé de son pensionnaire habituel. Lune d'Amour – ma jument, donc – essaie de voir ce qu'il se passe en tordant l'encolure et en faisant du coup une tête pas possible. Franchement d'hab ça manque jamais de me faire rire. Pas là.
Je renifle tout en mettant la main sur ses fringues et en essayant de le rhabiller ; je suis étonnamment plus doué pour l'inverse, jugez-moi.

« Ouais bah figure-toi que depuis que j'ai décidé d'aller au théâtre en août, c'est un genre d'habitude que j'ai pris et je m'arrête plus... Allez aide-moi un peu. Reste ici » je commande en jetant sur son corps une couverture en polaire normalement à Lune d'Amour – d'où la couleur rose, oui. « Je vais chercher les filets, et on part. Et tu meurs pas hein ! »

« On peut essayer. »

Tu récupères tes fringues, tremblant davantage d’agacement de ne pouvoir les saisir avec autant de vigueur que d’habitude que parce que tu as réellement froid. Serrant les dents, tu les repasses une par une et te drapes dans cette stupide cape avant de la délaisser au moment de monter sur le canasson.

« La couleur est visible de loin, je ne dois pas risquer de nous faire tuer. » expliques-tu, en stade de mort cérébrale.

Tu ignores comment, mais lorsque tu te laisses glisser du dos de l’animal à ne plus pouvoir tenir debout, c’est parce que l’orée d’une forêt que tu ne saurais pas localiser se dresse devant vous. Les lueurs de l’automne donnent une indication indistincte sur l’heure de la journée, et tu ne saurais pas dire si Alyosha est en mesure de profiter de la situation pour dénoncer ta position et te faire interner.

« Je reviens vite. » promets-tu en disparaissant une seconde fois dans l’écorce.

Je me suis inquiété tout le long du chemin, transmettant l'émotion à mes chevaux qui en plus ont du mal à s'ajuster à ma nouvelle nature brûlante. Lune d'Amour reste sage entre mes cuisses, même sans selle, alors qu'Empereur se fait porteur d'un Alfe qui se tient à peine redressé. Comme mû par un instinct plus fort que tout, Niilo se laisse glisser au sol dès qu'on arrive en vue de nouveaux arbres, et j'ai un souffle stressé.

« J'espère, oui », je réponds à sa phrase, refermant les doigts sur les rênes d'Empereur qu'il vient de laisser filer.

Il n'est pas content, mon étalon, les oreilles en arrière parce qu'il me reconnaît pour moitié, et l'autre moitié est inconnue et effrayante. Je glisse de ma jument, passe les rênes par-dessus sa tête, et je fais le guet avec deux chevaux au bout des rênes. Ils renâclent, se dandinent, s'arrêtent jamais, et j'essaie de les calmer avec mes roucoulements habituels. Ça ne marche pas aussi bien qu'avant, d'autant que j'ai l'attention éclatée entre tous les vagues chemins qui mènent à nous.

Le temps ne se dissout pas autant que tu l'avais imaginé. Tu t'échappes de nouveau de l'écorce cette fois-ci sans t'écrouler sur le sol, et tremblant un peu moins que tout à l'heure. Les nutriments présents dans la terre et dans l'arbre qui s'y est enraciné t'ont redonné des couleurs et ta Centaurée semble s'étirer, ses feuilles tendues largement de part et d'autre de sa tige. Si tu sembles toujours aussi fatigué, tes yeux sont plus lumineux, ou sans doute est-ce dû à la lueur un peu plus prononcée de l'après-midi.
Ton regard attrape la silhouette des chevaux et de l'oiseau de feu un peu plus loin.

-Salut.

Putain tu as vraiment failli crever pour de bon en fait.
Te baissant, tu récupères tes affaires, reprenant contenance mais pas vraiment dignité, surtout quand tu tires de la poche de ton uniforme un paquet contenant tes trois dernières clopes. Ça te fera pas de mal d'arrêter mais c'est un signe de plus que le monde ne tourne pas rond. Et jusqu'à quand ? Jusqu'à quand ça va marcher comme ça avant qu'on te retrouve, toi, le co-initiateur de cette mascarade ?

-Merci. Sans toi je pense que j'y serais resté.

Tout ça parce que tu as voulu aller le retrouver, fff.

Je tiens les chevaux au bout des rênes le temps qu'il faut, qui s'étire le long de deux ou trois éternités. Ces stupides animaux ont peur de Niilo qui sort des racines et du tronc, avec l'air un peu moins cadavérique, et je serre les doigts sur les rênes dans un réflexe qui en étant humain ne m'aurait posé aucun problème.
Empereur encense à mort et manque de m'arracher le cuir des mains en se défendant.

« Hey. Pas de souci, reprend Empereur, on va rentrer. »

Il aura moins de souci avec lui que moi avec Lune d'Amour qui a du mal à accepter une bestiole chargée de feu sur le dos, mais j'ai mes anciens réflexes et je parviens à rester sur son dos dans un alignement de la colonne vertébrale et mes cuisses qui emprisonnent son ventre. Elle joue des oreilles, me reconnaît à moitié et se laisse dompter.

« J'ai aucune envie que tu meures maintenant », je déclare, serrant les talons contre le ventre de ma jument qui part au petit trot vers l'écurie. « ça te dit de rester ? Y a que ma cousine qui vient, et rarement, on trouvera sans doute quoi faire à force, et j'aimerais bien que tu restes parce que... »

Je sais à peu près tout gérer dans ma vie, parce que même si je fais partie d'une famille noble j'ai pas eu la vie facile, et je sais rebondir mais là j'avoue que c'est compliqué. J'étais calibré à pas mal de choses, mais pas à affronter ma propre mort.
Je maîtrise assez bien mes pouvoirs, c'est pas ça le souci, c'est juste que je n'accepte pas d'être mort.

« Viens », je dirige la jument vers mon écurie.

Le foin sent bon alors que je relâche Lune & Empereur dans leurs boxes, des boxes auxquels j'aurais aucun mal à foutre le feu maintenant. Rien qu'en y pensant je me sens en colère et la température monte de quelques degrés.
Je me tourne vers Niilo, essayant d'appréhender son rôle au sein de l'organisation – j'ai eu quelques échos avant de claquer dans le feu poussé par mon propre cousin. Mais j'ai surtout en tête les derniers instants avec sa voix, partout, prenant toute la place dans mon crâne.

« Comment t'as su que j'étais pas mort ? »

ça j'ai plus de mal à m'en rappeler.

« J'suis en train de devenir complètement fou », je réponds sans fard, tournant le regard vers lui.

J'ai jamais eu la tête bien solide, hein, c'est pas exactement une caractéristique de ma famille, mais là j'atteins des sommets qui me font moi-même peur. Quand j'pense que la plupart des gens pensent que c'est facile de mourir, ça prouve bien que les humains sont d'une débilité affligeante !
J'ai un rire sec, parfaitement dénué d'humour :

« Franchement j'sais pas à quoi peut ressembler une bonne idée dans une situation pareille. Je me serais bien tiré au fin fond de la Sibérie pour essayer de survivre, mais même comme c'pas garanti. »

C'est-à-dire que si Olga n'a pas manqué de me faire apprendre 4-5 langues, danser, monter à cheval, l'escrime, et la rhétorique, elle a totalement oublié les stages de survie, c'est pas à la mode dans l'éducation des nobles.
C'est con parce que là savoir valser j'en ai genre rien à carrer !

« Fais gaffe à la paille et au foin avec ta cigarette s'il te plaît », je demande, tout en virant le filet de Lune d'Amour ; cette pétasse qui doit pas être loin d'être en chasse passe devant Empereur en levant la queue, et je la fais filer d'une claque sur la croupe.
Empereur frémit, et je l'enferme dans son box.

« Sage. C'normal, ils m'ont pas enterré, j'me suis juste fait virer. Ça va mieux ? »

Je m'approche de lui, sa proximité est franchement différente que lorsque j'étais humain et j'aimerais bien lui en vouloir pour avoir changé mais je crains que ça soit juste moi.

« Et j'aimerais bien que tu restes parce que tu m'as horriblement manqué même si t'es un connard. »

Un rien de colère hystérique vient me souffler dans les oreilles de lui gueuler dessus qu'il est pas désolé du tout, et de la fermer. Je parviens brillamment à refréner l'envie que j'ai de me mettre à crier, soufflant par le nez.
Je sais que ça va être de pire en pire, même si pour le moment je vois pas trop comment. (L'avenir répondra sans souci à mes questions.)

« Hé je t'emmerde, je maîtrise, j'ai pas encore foutu le feu. »

Il se recule, parce que maintenant que je suis Oiseau de feu il a peur de moi, et une déception mordante me plante les crocs dans le cœur ; j'aurais bien aimé avoir un câlin comme dans le boudoir de je sais plus quelle épouse Kourakine malheureuse.
Je me détourne alors qu'il réagit mal à l'insulte, ce que je peux comprendre, mais hausse des épaules :

« Ouais, ouais, t'y étais pas pour rien non plus. Bref, reste si tu veux, y a suffisamment de place. »

Je rentre dans les écuries pour chercher un truc à manger – Nad est passée et a eu la gentillesse de se rappeler que je devais bouffer même en étant Oiseau.

J'ai pas tant un sursaut qu'il me crie dessus, je m'y attendais un peu – enfin, vaguement – mais son intrusion mentale est très désagréable, et je secoue la tête comme si ça allait me permettre de m'en débarrasser.
Bien sûr, ça ne se passe pas comme ça.

« Tas pas intérêt à me tirer dessus non ! » je riposte, me tournant vers lui avec brusquerie, ressortant de l'écurie à grands pas. Lune & Empereur renâclent et encensent, n'aimant pas particulièrement l'atmosphère tendue qui tournoie autour d'eux, pauvres proies pas vraiment adaptées à ce genre de trucs.

« JE SAIS ! Tu veux que je fasse quoi ? Je vais pas arracher la puce à mains nues en espérant très fort que cautériser la plaie suffira ! »

Parce que je ne pense pas. Ça doit être retors ce machin s'ils l'ont collé à tous les légendaires et toutes les créatures dangereuses. Je suis un peu con parfois, mais pas au point d'essayer de me débarrasser de la puce. Je le foudroie du regard alors qu'il fait mine de partir.

« Moi je sais pourquoi. Et tu sais quoi ? Je t'aime aussi, mais si c'est pour prouver toutes les deux minutes que t'as peur de moi, franchement, casse-toi. »

Ah bah merde ça m'a donné envie de pleurer d'un coup et les larmes affleurent sans que je leur ai rien demandé. J'aurais pensé être tellement énervé qu'elles se seraient évaporées, mais manifestement non puisque j'ai la vue toute brouillée.

« Ah, fait chier ! J'ai pas besoin que tu me rappelles que tout a changé et que rien ne va aller, c'est déjà ce que je me dis toute la journée et ça me rend dingue. »

Je passe rageusement la main sur mes yeux pour éponger un peu de ces traîtresses de larmes, et les émotions diverses, variées et violentes menacent de me submerger alors j'essaie de souffler à fond comme m'a appris Nadeshda. Elle faisait ça pour évacuer son tract avant de monter sur scène quand elle était danseuse, moi j'espère que ça suffira à ce que je ne déclenche pas un feu de forêt un jour plus compliqué que les autres.
La pression redescend un peu parce que Niilo m'affirme que tout va bien aller – ah bon, vraiment ? – mais je me prends à le croire parce que j'ai désespérément besoin de le croire quand il dit ça.

« Je ne pouvais pas savoir que tu ne voulais pas me tuer parce que j'appartenais à l'Intolérante. »

Je parle au passé parce que comme il le fait si bien remarquer, les choses ont un peu changé depuis et je ne suis vraiment pas certain de vouloir continuer avec cette organisation de malheur depuis que je suis devenu Oiseau.
En outre j'avais un rôle de financier et sans les capitaux familiaux ça va être compliqué de servir à quoi que ce soit. J'ai un frisson dégoûté alors qu'il parle de la pose de la puce – j'essaie vraiment de me sortir l'expérience de la tête, mais ça s'accroche comme un putain de parasite, et quelques images et sons me traversent l'esprit ; qu'on me foute la paix !

« Je suis désolé. J'aurais pas dû t'insulter. »

Je finis de m'essuyer les yeux dans ma manche de veste :

« Ni te piquer tes affaires. Tu veux bien rentrer dans l'écurie maintenant ? J'ai des cigarettes si tu veux. »

J'ai bien vu l'air chafouin avec lequel il f ixait son paquet, on me l'a fait pas à moi.

J'ai une espèce de rire étranglé quand Niilo sous-entend fortement que mon cousin n'a pas inventé l'eau chaude ou au moins aurait pu faire attention, même si j'aurais préféré ne pas entendre qu'on aurait pu « détruire » mon corps. Remarque, Olga aurait quand même gueulé pour le piètre enterrement que ça faisait, ça n'aurait pas changé grand-chose – sauf que j'aurais bien moins risqué ma santé mentale.
Je croise les bras sur ma poitrine dans un geste de protection et pour me réchauffer, l'automne qui approche à grands pas ne me convient pas du tout et j'ai encore plus facilement froid qu'avant j'ai l'impression.

« Mmh. Dommage moi je l'aime bien, ta fleur. »

Il doit le savoir vu le nombre de fois où je l'ai caressée avec délicatesse. Je hoche de la tête, pas franchement convaincu, parce que pour le moment hormis me rendre complètement hystérique, ça m'a pas fait grand-chose, cette réincarnation.
Je suppose qu'il y a besoin de temps, c'est juste vraiment con que ça me soit tombé dessus avec ma patience effroyablement réduite.
Je soupire à sa remarque, passe les mains sur mon visage, et oui je fais totalement ça pour me cacher :

« Tu veux pas que je te suce plutôt, ça serait moins gênant ? »

Ouais, les sentiments, tout ça, j'ai un peu de mal à les avouer sans être énervé ou triste au possible.