8/05/2019


« Mais tu es sûr, hein. »

J’inspire longuement la saveur du cocktail que je suis en train de terminer pour cacher l’agacement qui monte dangereusement et menace de me faire exploser le crâne. Les dents serrées, je rechigne à disperser du poison ou du Raskovnik dans le verre immense, parce que ça ne réglerait pas mes problèmes.

« Tu veux que je te dise ? »

Je fais glisser le verre sur le comptoir en face de mon père – vous comprenez pourquoi ça ne réglerait rien de l’empoisonner, cet enfoiré.

« Tu me soûles. »

Nos yeux bleu foncé s’entrechoquent dans un éclat dont on pourrait presque entendre le tintement métallique. Celui qui retentit toutefois, c’est celui du rire méprisant au possible qu’ils ont tous dans cette dynastie gangrenée ; un rire moqueur qui a les notes légères et aiguës de celui d’un enfant, mais le miasme abyssal des adultes qui préparent un mauvais coup.
J’ai quarante-cinq ans dans quelques heures. Dans quelques heures un an de plus séparera cette soirée de l’instant où après une journée de labeur atroce et la peur au ventre, mon Alfe de mère a fini par m’expulser sur le sol, réalisant un pied de nez fantastique à la logique de fertilité des créatures surnaturelles - « Il est pas légitime mais il a déjà du sang de la famille, ce petit, un vrai parasite ! » avait dit une grande tante. Je n’adresse la parole à personne ou presque du côté de mon défunt père adoptif ; tout le monde est décédé depuis longtemps dans l’entourage de Maessalina.
Donc ?
Donc mon appartement est bourré de Kourakine. Par leur grandiloquence et leur esprit festif des grandes dynasties bousculées, ils font paraître ces deux-cent-cinquante mètre carrés presque étroits.

Tant et si bien que je prends congé de mon impitoyable père dont j’ai hérité de tout sauf du cœur – puisqu’il n’en a pas – pour contourner le comptoir et me faufiler entre les carcasses toutes plus ourlées de richesses les unes que les autres. L’appartement pourrait s’enténébrer dans les prochaines heures qu’il continuerait de briller comme en plein jour à la lueur de leur opulence.

Je m’extirpe du salon par une baie vitrée que je referme derrière moi – les Kourakine sont frileux malgré leur pur sang russe distillé de chaos viscéral – et m’accoude à la rambarde d’une superbe terrasse ouvragée pour y fumer une cigarette dans le calme relatif de la nuit.
Ma vision périphérique m’informe de la présence d’un membre de ma chère « famille ».

« Si toi aussi tu veux me présenter quelqu’un je t’étrangle. » je lui informe en guise de salut, avant de tirer sur ma clope après le claquement du briquet.

Je soupire ma fumée, me mouchant dans les nuages.
Ma Drioma me manque.

Un haussement de sourcils répond à sa remarque qui aurait pu s’attribuer à n’importe quel membre de cette foule dansante ici présent. Je choisis de ne pas y répondre, conscient de la véracité du propos, déjà lassé par la trop longue phrase du membre de cette famille alors même que je m’épanche en discours dès que possible – l’exemple le plus récent demeurant celui où mon père m’a poussé au devant de la scène sous les mille lucioles acides des regards pour remercier toute cette noblesse crade de sa venue alors que je rêve de la voir partir en cet instant.

Lorsqu’il s’approche enfin de moi, la clarté du salon engloutit sa stature pour la rappeler à ma mémoire qui ouvre une fenêtre mentale de notre titanesque arbre généalogique. Alyosha Kourakine, première branche et défenseur en titre du rang d’emmerdeur mondial, à mon service.

« A quoi t’attendais-tu ? A une demande d’autographe ? »

La renommée d’Alyosha, comme celle de chaque brindille de l’arbre, le précède de très loin. Et dès que possible, comme nous tous, il se met en lumière et rappelle sa place au monde avec cette aura invasive qui donne l’impression de respirer tout l’oxygène de l’espace vital disponible. Il ne portait pas cet unique larme noire au creux du poignet, je lui en aurais accordé plusieurs autres sans l’ombre d’un doute.
Toute cette famille est pourrie jusqu’à la moelle.

« Je ne suis ni triste ni vieux. » je réponds très simplement, portant ma cigarette à mes lèvres. « En revanche je suis étonné de te trouver ici toi qui te congèle à la moindre descente de température. Il n’y a pas d’équidés par ici alors je t’imaginais facilement à califourchon sur autre chose. »

Suivant le regard d’Alyosha, tout aussi bleu que le mien, mais davantage pétillant d’humanité, je me tords le cou pour apercevoir la vieille et acariâtre Olga qui pince des lèvres. Elle doit déjà me chercher du regard. Je ricane de bon cœur à la plaisanterie d’Alyosha, songeant que cette pitrerie pourrait totalement être de ma signature. Moi-même j’ai piégé plusieurs fois Kirill de cette manière.
Tant et si bien que parfois, il soupçonne mon entière responsabilité dans le décès de mon père adoptif, la seule personne qu’il ait vraiment aimé, semble-t-il. Et soudain, je ricane moins. Je détourne le regard, comme maintenant.

« Oh, n’aie crainte. Je suis connu pour mes facéties. » L’une des plus connues, omniprésente sur les réseaux sociaux, demeure la recette énigmatique du Maniak, breuvage à base de Raskovnik, placardée à côté du comptoir. « Tant que je n’éconduis pas notre souverain, mon office ne craint pas la tempête. »

J’égrène ma cigarette qui déclenche une petite pluie de cendres dans les ténèbres.

« Fais donc ça, je ne suis pas assez saoul pour me confier. »

Par contre, saoulé, je le suis. Par cette bourgeoisie qui ne m’accorde qu’une attention modérée parce que je ne suis pas officiellement de la famille et que je n’ai pas été élevé selon les principes nécessaires comme l’a été Alyosha, par mon père qui, juste, existe, par ma mère qui se dissimule dans l’obscurité pour ne rien craindre de ce peuple qui ne vit pas comme elle, par cette insécurité perpétuelle qui règne dans notre belle Russie, par une somme de choses que la fatigue catalyse dans mon regard sombre.
Je lui jette un regard en coin.

« Ben voyons. » Il piquerait l’attention sur le Tsar lui-même, cette petite chipie ! « Tu crois que je fais quoi, là ? »

Quarante-cinq ans dans quelques heures, mais douze ans d’âge mental. Bien sûr que je les évite tous autant qu’il sont, et je voudrais prendre la fuite jusqu’au quartier de haute sécurité pour aller retrouver Sacha, même si pour ça je dois pendre sur une pique le malfrat pour qui elle travaille ce soir.
Alyosha me sort si brutalement de mes pensées que j’en éclate d’un rire qui tremblote de vapeur dans la nuit.

« Kirill ? L’homme qui s’est échappé de son propre mariage à l’aide de notre cousine, me forcer à me marier ? Non, cela l’indiffère, il a perdu tout espoir depuis que j’ai cessé de militer pour la protection de la nature. »

A le croire, j’aurais du trépasser en Sibérie, ou dans ma cellule, parce que c’est ainsi, le véritable militantisme, selon lui.

« Non, il rumine de vieilles rancunes quand il s’ennuie, ça l’occupe. »

Ca l’occupe parce que Hypérion ne peut plus le faire.

« C’est vrai. » J’admets. « Le comble d’un barman, n’est-ce pas ? »

La manière dont je parle de Kirill ne semble pas lui être agréable, ou sans nul doute le déçoit-elle. D’une manière générale je vois peu Alyosha de mauvaise humeur. Je le vois peu tout court, mais lorsqu’il s’épanche en beuglantes grandiloquentes, la sincérité ne l’étreint pas. Il s’agit juste d’être le plus dramatique possible. En dehors de cela il observe un certain détachement des choses qui le permet de ne pas se contrarier, semble-t-il.
Du moins, pas au sujet de notre famille : c’est un cas perdu.

« Vas-tu arrêter tes critiques, insolent ? » je persifle lorsqu’il fait une nouvelle fois référence à ma mine piteuse. « Garde ta langue un peu derrière tes jolies quenottes ou je lâche ton Dragon de mère sur toi et elle te déshéritera. »

Je ne saurais dire si Olga peut se rendre capable d’une telle chose ; je sais qu’elle se rend capable d’un grand nombre d’horreurs insoupçonnées – Hypérion l’aimait beaucoup et elle tolérait cordialement Hypérion, c’est dire l’étrangeté imprévisible du spécimen. Je crois qu’elle commencerait par me demander de fermer ma gueule, à moi le jaloux illégitime, avant d’aller effectivement fustiger son fils pour la forme.
Mh, cela lui ressemblerait bien, à cette mégère acariâtre.

« Kirill ne sait pas ce qu’il veut, par contre il sait très bien ce qu’il ne veut pas. »

Je termine ma cigarette d’une très grande bouffée avant de la balancer dans le noir par dessus la rambarde du balcon.

« Je n’étais pas voulu et il me le rappelle régulièrement. »

Non, c’était Hypérion qui me voulait, et il m’a insufflé tellement de choses que je reste le seul souvenir tangible de lui aux yeux de mon enfoiré de géniteur. Soufflant le reste de ma fumée, et alors qu’une floppée de cousines s’apprête à sortir sur la terrasse à son tour, je me décolle du balcon.

« Assez badiné, je t’offre un verre ? »

C’est un peu plus compliqué que ça. Mon père est un mystère pour beaucoup de monde, y compris pour lui-même je crois.

« C’est un vieux con triste, et comme tous les vieux cons tristes il fait chier le monde. »

Une fois mon quota d’insulte utilisé pour la soirée et abandonné dehors en laissant passer nos cousines et semble-t-il leurs copains respectifs, je me laisse avaler par une chaleur que je ne ressens pas, mais qui se manifeste autour de moi par une raréfaction de l’air, beaucoup moins bien respirable que dehors.
J’écoute la proposition de mon cousin avec un vif intérêt, me demandant si, après des années de vie urbaine, je saurais m’éclipser de Moscou en y laissant mes affaires et mes habitues tourner naturellement. Personnellement, je n’y crois pas. Et mon père serait capable de se découvrir soudainement un instinct paternel en me traquant sous prétexte que j’ai quitté sa ligne de mire et donc, de contrôle.

« C’est gentil à toi Alyosha, j’y penserai. »

Je passe à côté de ma mère qui s’enquiert de mon état – ai-je vraiment si mauvaise mine… ? - et que je dois rassurer d’un regard avenant et de mes talents d’orateur. Regagnant la proximité de mon bar et de la table que j’ai bien fournie avant de partir, je prends conscience avec plaisir que mon père a foutu le camp. Je n’ai pas envie de revoir sa sale trogne pour ce soir et j’espère qu’il va se cacher dans la foule Kourakine jusqu’au lever du soleil.

« Nadeshda, ma cousine ! » je la salue gaiement, effaçant de mon visage princier toute trace de la contrariété qui froissait mes traits à l’extérieur avec Alyosha. « Tu t’es faite discrète ce soir. »

Je lui fais grâce du moindre contact comme le veulent les habitudes familiales, me glisse à son côté comme s’il m’était possible de suivre son regard sombre, du même bleu que tout le monde ici.
Foutue secte.

« Tu cherches quelqu’un ? Ta mine est bien sombre. » Je me saisis d’un verre, lui glisse sur le ton de la confidence. « Quelqu’un t’as courroucée ? Dans quel verre dois-je glisser du Raskovnik pour te venger ? »

C’est un autre niveau que le sel dans la vodka.

« Ce n’est pas vrai, je le pensais vraiment. Et tu n’as pas besoin de moi pour aller faire ce genre de choses. »

Qu’il essaie donc de me contredire, ce gourdin sur pattes frissonnant à la moindre caresse du souffle d’un éphèbe contre sa joue. Ksss, sale petite bête indigne – et c’est moi qui parle, mais eh, en connaissance de cause.
Je me place à côté de Nadeshda, couplant à son regard sombre la jovialité assurée de celui qui sait tout sur tout, et ensemble nous semblons un instant jauger toute cette foule comme des souverains sélectionnant dans le bas peuple ceux qu’ils vont dévorer au dîner. Elle se chamaille avec Alyosha comme c’est l’usage à chaque dialogue dans cette fichue famille tentaculaire quant à moi je hausse les épaules, me glissant derrière mon bar pour me concocter un verre selon des techniques dont j’ai le secret, et des alliances de goût dont je suis le seul à connaître les subtilités. Quitte à ne pouvoir jouir que de l’intérieur, autant savoir le faire de toutes les manières possibles.

« Celui qui affirme ne rien avoir à se reprocher dans cette famille est un vilain menteur qui chercher à attirer l’attention sur lui pour qu’on aille fouiller dans ses secrets jusqu’au fond de sa gorge. » je fais remarquer en cassant le poignet dans un geste de versement d’un liquide ambré qui danse sous le choc contre les parois du verre. « Ne la chasse pas mon cousin, c’est la seule oiselle ici qui n’est pas une pintade. »

Les pépiements des cousines me donnent la migraine ; Nadeshda a au moins cette classe glaciale qui me rendrait fou si elle n’était pas – même d’une manière lointaine – de mon sang empoisonné.