Passaggio pour fin de nuit
Douceur de la nuit. Musique sensuelle et ambiance exquise enivrant la pièce à demi éclairé. Daeho vaque, s’active derrière le comptoir. Un an déjà. Un an déjà qu’il travaille ici et il commence à connaître cet endroit sur le bout des doigts. Se sent-il gêné pour autant? Par ces danses extravagantes, ce désir charnel oppressant chez la plupart de ses clients? Non. Il s’est habitué. Il n’en éprouve aucun dégoût, aucune gêne quelconque. Ses pas foulent rapidement le sol de ses chaussures et un sourire étire son fin visage, désireux de répondre aux attentes de la clientèle.
Oui. Lieu de débauche. Lieu de perversion. Les danseuses prennent un malin plaisir à se trémousser en haut de la piste. Elles sourient, se lèchent parfois leurs lèvres pulpeuses. Leurs gestes sont habiles et leurs regards intenses. Si intenses que les hommes les dévorent littéralement des yeux, tendant un bras pour glisser dans un décolleté plongeant, une liasse de billet fort bien généreuse.
Perversité. Érotisme répondant aux fantasmes des habitués. Pourquoi avoir choisi cet endroit, ce bar au goût dangereux de jouissance et de délectation? Parce que le jeune Oiseau de feu ne se voyait pas travailler ailleurs. Pas depuis l’incendie qui lui avait ôté la vie, le privant de sa nouvelle famille d’accueil. Famille d’accueil qu’il n’a toujours pas retrouvé depuis ce jour. Proches peut-être tué. Foudroyés par ces flammes maudites qui lui transpercent encore la peau, dans une mémoire sournoise et malhabiles. Il ne veut pas y penser. Pas maintenant. Son coeur se serre. Les battements de son coeur s’accélèrent et il passe ses doigts dans sa chevelure soigneuse pour les repousser en arrière. Ses études? Il les a longtemps abandonné, oublié. Facile pour un étudiant comme lui qui ne savait pas trop quoi faire de sa vie. Car il n’a jamais été de ceux qui ont une grande ambition dans la vie. Qu’on se le dise. Il n’est pas un érudit. Encore moins aujourd’hui. Le métier de barman lui correspond bien et c’est ainsi qu’il se livre à ses occupations, laissant ses problèmes, son traumatisme de côté comme se protégeant d’un mal qui le dévore pourtant de l’intérieur. Parmi tant d’autres, certaines oubliées.
“ Hey ! Sert moi de l’hydromel.”La voix rauque d’un homme tintant à ses oreilles. Un froncement de sourcil devant son si peu de courtoisie.
“Et un s’il te plait, ça t'écorcherait la bouche pauvre con…”Pensée muette. Remarque faite à voix basse pour ne pas l'offusquer. Seul inconvénient quand le client est roi et le “boy” : un simple serviteur. Prenant sur lui pour ne pas faire de bêtise, Daeho prend une inspiration. Un rictus étire ses traits d’oiseaux et il s’incline, légèrement. Il prépare silencieusement cette boisson spiritueuse, mêlant miel et vodka avant de le tendre vers le dit-homme d’une quarantaine d’année, aussi aimable qu’une pauvre mite.
- Voilà pour vous.
Oui. Secondes qui coulent, défilent. Minutes qui se ressemblent, s’assemblent quand soudain, son regard est attiré par ce qui se passe sur sa gauche. Une jeune femme, prise à partie par un client un peu trop éméché. La situation semble dangereuse, irrévocable et pourtant, elle arrive à le repousser. Facilement. Trop facilement pour paraître normal. Les traits du perturbateur change de ton, de visage aussi. Son expression se tend, se crispe et il recule, halète. Le mot “sorcière” tinte même à ses oreilles et il transpire, s’éloigne tandis que la jeune femme, elle, se détourne comme si de rien n’était.
Étrange.Oui, si étrange. L’asiatique suit la scène de loin. Cela attise sa curiosité. Lui qui ne va pas vers les autres aussi aisément. Quand il n’est pas dans le cadre de son métier bien entendu. Décide alors de s’approcher. Son regard se pose sur elle et sa langue claque doucement contre son palais, penchant légèrement la tête sur le côté. Oui, attiré par une attention toute particulière, il se poste face à la jeune femme, pose ses mains sur le comptoir. Puis il murmure, susurre de sa voix rauque dans une première phrase échangée. Banale au premier abord comme pour se protéger :
- Tout va bien par ici? Un autre verre peut-être?
Puisqu’elle vient de vider le sien d’une traite, le laissant vide à présent. Marquant une légère pause, Daeho cherche son regard sans paraître intrusif. Un souffle s’échappe d’entre ses lèvres entrouvertes et il se redresse, se pose quelques questions. Il lui sert une nouvelle boisson et il poursuit, lui laissant un petit temps de répit :
- Je crois de ne vous avoir jamais aperçu dans le coin. C’est la première fois que vous venez ici?