« Someone holds me safe and warm,
Horses prance through a silver storm,
Figures dancing gracefully across my memory »
- Once upon a december, Anastasia - Broadway.
Les pas résonnent dans le long couloir, avancent avec une hésitation qui s’entend. Geste gracieux qui glissent sur les dorures d’un miroir et contemplent son reflet. Petite poupée s’est brisée sur la roche de l’existence, frêle silhouette encore rongée par la fatigue. Ecouter le médecin est impossible, l’immobilité la rend nerveuse, l’esprit s’agite de toutes parts, cherche à recoller les morceaux du passé. Tic tac, tourne l’horloge. Crépuscule qui orne le décor de teintes rougeoyantes, éteint la chaleur d’un soleil timide en cette saison. C’est son anniversaire. C’est sa vie autant que sa mort. Même jour, ironie du sort. Elle revoit une petite tête rousse dissimulée derrière les rideaux, elle se rappelle avoir couru pour ne pas se faire attraper, filant avec ruse entre les fauteuil du grand salon pour atteindre les jambes de son père. Elle entendrait presque son propre rire d’enfant en atteignant la pièce, indocile, indomptable, refusant sa place de fille, désireuse d’être à l’égal de ses frères. Le Tsar n’est-il pas suffisamment effrayant pour calmer les ardeurs de sa progéniture ? Ses doigts glissent sur le haut d’un canapé, en caressent le tissu précieux. Combien de fois s’était-elle cachée là-dessous ? Les souvenirs se bousculent, s’intercalent. Faiblesse. Vacille l’enveloppe charnelle rattrapée de justesse par l’époux.
Quand seras-tu raisonnable, Aleksandra ? Jamais, a-t-elle envie de rétorquer. Jamais poupée sous verre, jamais perle autour d’un collier factice, toujours désireuse d’être à la couronne un joyau utile - sans réel succès. Désormais enfermée, prisonnière du palais, la progéniture engendrée mais la mort toujours entichée.
Il faut dormir, Altesse. Palabres adoucies de titres pour ne pas recevoir de foudres, ne pas outrepasser le rôle, domestique méfiant de ce qui pourrait contrarier le sang impérial.
S’échappe la fillette, vêtements masculins dérobés, chevelure rousse cachée par l’habile stratagème du manteau au col relevé, tête couverte. Les yeux trahissent, pourtant, les billes qui rappellent la figure paternelle trop connue, trop présente, alors elle file, les prunelles fixant le sol jusqu’à s’éloigner assez du palais. 11 années à peine, courage ou folie, désir terrible de découvrir la vraie vie, découvrir ce peuple qui fait son pays, mettre les doigts dans autre chose que les crèmes parfumées et les délicatesses de couture ennuyeuse.
C’est quoi, ton nom, gamin ? Prise au dépourvue, réponse rapide pourtant.
Sasha, unisexe, parfait diminutif, impossible de se tromper, de ne pas penser être désignée. Elle se fait passer pour le fils d’un domestique, apprend à connaître leurs enfants auxquels elle est si peu mélangée, triche en goûtant aux jeux masculins, aux bagarres qu’elle n’a pas encore trop de mal à gagner. Le plaisir de la nouveauté, de cette liberté, flirte avec la crainte de se faire attraper lorsqu’à la nuit tombée, elle pousse la porte du couloir vers sa chambre. Stratagème qui sera répété jusqu’à se faire intercepter, jusqu’à être menée tout droit devant le Tsar. Insolence du sourire en coin contrastant avec le visage légèrement baissé - aucun regret.
Sommeil dérangé, réminiscence envahissante. Les pleurs d'un bébé la mènent à la surface de ses songes sans parvenir à entièrement l'en extirper.
« Sorry to my unknown lover
Sorry that I can't believe that anybody ever really
Starts to fall in love with me. »
- Sorry, Halsey.
La nature a repris ses droits, condamné la progéniture à son genre, piégeant la gamine à son statut de
princesse, elle qui si longtemps a joué sur les deux tableaux, s’est glissée entre les mailles du système, aide paternelle, théâtre qu’était le palais. Dix-huit années, jolie rouquine s’observe dans le miroir, robe fabuleuse pour une réception. Les cheveux sont relevés en un chignon parfait et lorsqu’elle paraît à la salle de bal, elle est l’image même d’une descendance impériale, comédie de satisfaction sur le visage assuré. Les rouages du pouvoir glissent toujours à ses prunelles, elle décrypte, sait qui hait qui et qui s’entiche de qui.
Sasha était le garçon curieux qui apprenait le grand échiquier sur lequel son père plaçait les pions,
Asya désormais joue sur un plateau complexe, tisse des relations avec un charme déconcertant, sait toucher au coeur des hommes pour apaiser les rivalités, tisse à la vanité des femmes pour écarter les vipères. L’oreille traîne et rapporte. Frêle créature qui n’attire guère méfiance. Tombe sur un os, pourtant, dans une valse accordée.
Fracas dans un couloir adjacent, les escarpins marquent le pas de la furie que tous ont vu s’échapper. «
Je ne serai jamais un vulgaire trophée ! Rangez vos ambitions vulgaires, monsieur. » Les éclats de voix ne trompent pas sur la colère de la jeune femme, sur l’arrogance du jeune homme. «
Mais c’est votre rôle, madame, que de servir un mari. » «
Vous croyez que m’épouser vous rapprocherait de mon père ? Votre stupidité n’a d’égale que votre effroyable vanité. Dehors. » Sourcil haussé du noble qui ne la prend pas au sérieux, songe qu’elle attend quelques flatteries, d’être courtisée quelques temps, à la jeunesse impétueuse ne saurait céder les têtes couronnées. «
DEHORS. Ce jeu est terminé. »
Peine immense de la jeune fille qui étouffe le sentiment, enfouie sous le contrôle les larmes qui voudraient perler sur les joues roses, mourir à ses lèvres trahies. Ne savait-elle pas, pourtant, qu’il n’y’a pas de sincérité dans les hautes sphères ? Aleksandra aurait voulu goûter à la saveur d’une véritable histoire avant l’amertume des contrats qui surviendraient tôt ou tard. Déception terrible. «
Altesse, vous avez promis une danse au Comte. » «
Faites lui savoir que j’ai une migraine atroce. » Solitude. Un vase ne survivra pas à l’humeur de la princesse avant qu’elle ne disparaisse dans ses appartements.
« I just died in your arms tonight
I keep looking for something I can't get
Broken hearts lie all around me
And I don't see an easy way to get out of this »
- (I just) died in your arms, Hidden Citizens.
C’est un garçon. Elle se meurt, la princesse, elle perd trop de sang, ses forces l’abandonnent et la fièvre folle qui s’empare d’elle n’est apaisée par aucun traitement. Cruauté qui court dans les veines, pas de regard pour l’époux tourmenté, c’est son père qu’elle réclame après trois jours de lente agonie. Cynisme aux lèvres pâles. «
Il était vrai, finalement, que le mariage me tuerait. » «
Personne ne te laissera mourir, Asya. » Ricanement en réponse à l’intervention du mari tandis qu’elle presse faiblement les doigts du tsar. L’inconscience l’avale à nouveau, pour la dernière fois leur semblait-il.
La danse macabre avec la mort a pris fin, nul ne sait ce qui a sauvé la jeune femme et si elle reste faible, on ne l’enterrera pas.
Dimitri, fut nommé l’enfant, dieu, saint et martyr à la fois. Nul doute qu’Aleksandra ne serait plus jamais tout à fait la même, elle s’est mise en retrait, s’est glissée dans les ombres pour se faire oublier quelques temps, toujours à rôder entre les arcanes du pouvoir qu’elle aime trop écouter mais elle refuse de revenir briller à la Cour. Epistolaires deviennent les manigances, l’entremetteuse prétexte la nécessité de s’occuper de son fils, le devoir de mère. La glace au bout des doigts l’effraye, les conséquences de ce qu’elle songe être une forme de décès l’affolent mais elle le tait, entreprend de chercher ce qui pourrait être la cause du changement.
Créature elle ne veut pas devenir. Médecin coupable d’avoir tout tenté pour la sauver. Elle ne dénonce pas, craint trop la réaction de ses parents. Les mensonges s’étirent et la solitude grandit.
Deuxième grossesse qui inquiète, l’annonce tombe durant un repas.
Asya, tu n’y penses pas sérieusement ? Son frère semble réfractaire, ironique lorsqu’on sait que son épouse attend son premier enfant. Elle, c’est différent, argue-t-on. Elle a déjà donné un fils et la succession n’est pas en danger, elle n’est que la troisième, ils ne devraient pas risquer de la perdre encore. C’est peut-être une manifestation d’amour, Aleksandra n’en sait rien. Elle s’agace. Oui, Dimitri est en bonne santé, elle devrait s’en satisfaire mais il n’est pas question de ses désirs, simplement de faits : elle est enceinte et avorter serait hérétique, parce qu’elle ne devait plus pouvoir engendrer, lui avait-on dit, à moins d’un extrême coup de chance. Coup du sort, encore. Une fille.
Sofiya, la sagesse.
« Got a touch like a thorn
'Cause the girl she's hiding horns
She got blood cold as ice
And a heart made of stone. »
- Horns, Bryce Fox.
Maman. Le regard ambré glisse vers le bas, une petite menotte s’est accrochée au pantalon, précieux petit garçon sur lequel elle porte un regard protecteur quoiqu’elle demeure distante pour un oeil extérieur. La petite tête se relève vers l’inquiétant personnage qu’est son grand-père, près duquel la jeune femme recommence à rôder.
Bonsoir.. enfant poli mais effrayé, caché à la jambe maternelle, paradoxe comique, inversion qui se transmet, ce n’est pas avec son père que le fils veut rester. Ce n’était pas avec sa mère qu’Aleksandra voulait être. «
On ne s’adresse pas au Tsar avant qu’il ne le fasse lui-même, Dimitri. » Il n’a que quatre ans, elle ne lui passe pas pour autant les caprices, lui inculque déjà les bases d’une survie sociale plus que jamais nécessaire. Plates excuses de l’enfant, caresse furtive de la main froide sur les cheveux. Le gamin s’échappe en souriant, va retrouver ses cousins. «
Pensez-vous réellement que le Gala de Paix sera un succès ? » Crainte d’une mise en danger de leurs têtes, à ouvrir encore les portes. Rouquine qui revient à ses premiers amours, à ses attitudes dérangeantes, sa franchise, l’audace de se mêler de ce qui n’est pas son rôle. Désir de retrouver la complicité, le devoir accompli, la mort écartée, elle prend le risque d’être découverte mais suffoque à se tenir éloignée des rares qu’elle sait aimer. «
Asya ! Et la robe que je t’ai offerte ? » Expression mutine, les mains glissent dans les poches du pantalon, le dos appuyé contre le mur. «
Sofiya a rendu tout son repas dessus. » Mensonges, du passé à accuser sa fratrie à l’avenir des bêtises imaginaires de ses enfants. Glace obscure craquèle l'âme, tentateurs mystères que les billes veulent déterrer, à revenir observer les mascarades du pouvoir.