Pendant quelques minutes, les yeux se perdent dans le vague, les pensées errent auprès du rire des bambins qui s'ébrouent dans le jardin, s'immiscent dans l'atmosphère tiède du matin. Les récents événements ont torturé l'âme un peu trop, si bien qu'Orphédia, grande Orphédia, se veut encore dans l'incompréhension de ce qui advient, de ce qui va advenir. Titus est mort, quelques jours auparavant. Ses cendres se dispersent maintenant dans les forêts glaciales, où son souvenir sera éternel. L'absence du gamin est violente. La perte, encore davantage. Pourtant, elle s'était juré de ne point se faire mère des Poucets abandonnés. Peut-elle seulement prétendre avoir réussi, maintenant ? Lorsqu'elle se lève pour s'introduire ailleurs, elle confie la surveillance à sa Gouvernante, s'éclipse entre les étagères de la bibliothèque qui, non sans être incroyable, offre déjà tout le loisir du calme et du savoir.
Et soudain.
Intronisation d'un nouveau personnage.
Cornelius et ses manières étranges, mais à la bienveillance palpable. Seul Emissaire qui ait obtenu son respect et son intérêt certain, seul qu'elle estime potentiel ami parmi les félons. Elle n'est pas dupe, la Madone, elle n'a que trop observé les affres du pouvoir pour ne point comprendre lorsqu'une âme le désire ardemment. Dahlia y aspire bien plus qu'elle ne le prétend. Et Oda... n'en parlons pas.
Elle repose finalement le livre qui vient à peine de s'échouer dans ses doigts fins.
« Bonjour, Cornelius. Vlad ! Apporte-nous la bouteille de scotch, veux-tu ? »
Les bonnes manières font les bonnes amitiés... Et elle sait à quel point l'alcool peut assouplir le moindre muscle tendu ici-bas. Un gamin se met à courir au loin, synonyme d'un ordre entendu et pris en compte. Et elle se met à ricaner, lorsqu'il en vient à souligner la raison de sa présence.
« Alors, sans langue de bois, je t'annonce qu'il est hors de question que je me range aux côtés d'une femme telle que Dahlia. »
Et là encore, elle ne parlera pas d'Oda. Non ! Tabou !
Le scotch arrive sur deux pattes et un plateau, est déposé sur la table avec deux verres, et le charmant Vlad est remercié d'une autorisation à prendre un cookie dans les réserves. Le sourire qui illumine son visage fait l'effet d'une caresse sur le cœur.
« Elle n'a nullement l'intention de rassembler les peuples, et encore moins de les prendre en compte. Elle ne serait qu'un tyran de plus, et grand bien lui fasse si elle ose penser qu'elle fera mieux qu'Igor dans ce domaine. Lorsque le temps viendra, elle nous tuera tous dans notre sommeil pour mieux gouverner seule. Elle n'est qu'ambition égoïste. »
Tandis qu'elle sert avec grâce les deux verres et que les glaçons dansent, elle soupire ouvertement.
« J'ignore où tu désires te placer, mais je suppose que si tu es venu me rendre visite, tu as bien conscience de ce qu'elle est, et tu adhères moyennement à ses idées. J'ai quelques plans déjà en marche. Veux-tu y prendre part ? »
La porte est ouverte. Et si trahison il y a, elle attend la guillotine.

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L'alcool versatile fait saigner les coeurs à blanc, attire autant qu'il révulse, permet l'ablation de la gêne et de la dispersion. Le scotch abreuve les bêtes, apaise les sanguinaires qui s'émoustillent sous les chairs. D'un simple coup d'oeil, Orphédia contemple avec intérêt la surface de la liqueur brunâtre qui chavire, s'étire, s'incline sous les lèvres, impérieuses carnassières qui sèchent le verre avec lenteur, arrose le foie sans ardeur.
« Importé d'Ecosse. Leur vodka est insipide. »
Et elle ne semble guère désirer s'y accommoder. Les papilles refusent catégoriquement.
« Je t'en prie, assieds-toi. »
Elle désigne un autre fauteuil, que Messire peut désormais prendre pour trône.

Justice, oui. Justice pour tous, justice pour eux. La balance de la mort et de la vie se fait de plus en plus complexe à comprendre. L'horloge tourne et rien ne semble pouvoir faire cesser la chute de tout un monde. Cette ère est révolue. Elle le sent au fond de ses tripes. Les Romanov ne sont plus que les ombres de ce qu'ils étaient. Leur poigne ne referme plus que leur fierté.
« Tu me demandes ce que je désire pour ce pays ? »
Les lèvres se pincent entre elles. Le tableau est beau, sous ses yeux, dans sa caboche, mais elle craint que la réalité ne soit plus difficile d'accès. Seulement, comme père l'eut-il susurré à son oreille autrefois, l'espoir est une denrée rare qu'on a tendance à mettre de côté. Pourtant, là demeure une arme qui ne se brise jamais.
Innocence ou naïveté ? Ignorance ou témérité ?
« Je voudrais voir un pays où les Mortels et les Surnaturels pourraient vivre dans une paix durable. Je voudrais qu'ils puissent tous arborer leurs quartiers, leurs rues, leurs foyers, sans jamais ressentir la moindre peur. J'aimerais voir une Russie où nul ne serait massacrer par intolérance ou par ignorance. J'aimerais qu'aucun Homme ne se sente inférieur à un autre. »
Le regard se perd sur un horizon de pupilles dont elle ignore les profondeurs. Le chaos de la vérité pourrait lui coûter la vie. Son utopie encore davantage. Tant pis !
« Tout cela semble irréalisable, j'en ai bien conscience. Et c'est bien là la conscience globale, qui freine toute tentative d'affronter cet énorme capharnaüm. Pourquoi ne pas offrir une ville aux Mortels ? Une ville aux Surnaturels ? Une à chaque espèce, peut-être ? Qu'en sais-je... Mais il faut essayer. L'heure de la suprématie, sous toutes ses formes, est révolue. Ou ce cercle vicieux n'aura jamais de fin. »
Les doigts se crispent légèrement sur les parois de verre, enserrent plus chaleureusement encore l'alcool renfermé.
« Je ne me battrai pas pour un pays tel que celui-ci. Je me battrai pour l'avenir qu'il peut offrir. Le Moscou que nous avons sous les yeux n'a plus de raison d'être. Il n'est qu'une injustice générale. »
Pour lui, elle vendra tous ses efforts, et tout son temps.

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Pessimiste, lui insuffle-t-on à l'oreille. Bien que l'adjectif-même ne puisse la froisser, voilà que le vent se met à tourner. Réaliste, serait plus advenu, Clairvoyante, un peu plus incongru, mais tant pis, que le monde la flagelle pour ses hypothèses trop souvent ignorées, Elle, spécialiste de la triste manipulation, trop épouvantée d'elle-même pour ignorer le talent d'autrui.
Pourtant, elle tend l'oreille à la métaphore aquatique, qui lui rappelle la houle de sa propre existence, de sa propre insolence. Comment penser une seconde pouvoir dompter l'océan moscovite, lorsqu'on ne peut qu'y être confronter ? Le navire se met à tanguer.
« Au moins l'une d'entre nous oeuvrera pour tenter d'offrir un autre avenir que celui que vous entrevoyez tous : le chaos ou le chaos. »
L'océan n'est pas moins indomptable que la femme qui le guette. Elle lèverait toute l'armée de ses cellules pour tenter ne serait que l'espoir. La tête s'épanche, d'un côté, puis d'un autre, seulement ornée d'un sourire mystérieux, presque fané, presque lassé.
« Je refuse de croire que tous ne pourrions pas subsister dans un monde plus juste, seulement parce que les Dieux ont décidé de faire de nous des monstres de chair. »
Jamais !
« Je me battrai pour cet espoir. Qu'il s'anime ou non, je ne fermerai pas la porte à ceux qui le jugeront plus acceptable que cette existence. »
Et elle leur donnera les armes nécessaires pour survivre, pour vivre si cela lui est possible. Et en se noyant dans son verre, elle ajoute :
« Il nous a demandé, nous sommes venus. Et tu sais comme moi que ce n'est qu'une question de semaines avant que le Tsar ne tombe. »
Le ton est grave, et pourtant, ne l'est pas. Une certaine légèreté règne, à croire que l'information ne semble pas pouvoir lui valoir un séjour dans le goulag le plus proche. Car quiconque entendrait telle conversation pourrait bien les faire guillotiner sur-le-champ.
« Il ne crèvera que si on le laisse dériver. Ce qui n'est pas mon cas. Ici, les habitants ont l'habitude de se démener pour survivre. Ils sont les moins-que-riens, les parjures, les criminels, et surtout les créatures qu'on a catégorisées, parquées comme des animaux en leur imposant le choix d'un seul et même homme. J'entends leur souffrance comme si c'était la mienne. Je suis honnête avec eux, ils le sont en retour avec moi. J'apprends à les connaître pour mieux les accompagner, et non les diriger. »
La vision utopique d'un pouvoir presque inexistant et qui, pourtant, est bien ancré, là, dans les venelles.
« Leur Quartier est mort depuis longtemps. En fait, il se peut bien qu'il n'ait jamais eu de vie. »

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Le cliché pourrait la faire rire, mais elle craint qu'il n'ait pas tord. Ou est-ce une autre perfidie qui l'anime, en son sein ? Serait-elle la bâtarde d'une espèce qui s'éteindra sous son règne, pour avoir joué de la sorte ? Elle le craint, et une partie d'elle se surprend même à l'espérer. Que toute la malveillance de sa douce génération finisse dans les tréfonds du néant, pour mieux que le monde s'épanouisse sans elle.
« Ma nature ne me dicte pas qui je suis. » Et elle ne le fera jamais, contrairement à la majorité de ceux qui subissent le courroux des Dieux, quels qu'ils soient.
Et encore une fois, bien sûr qu'il a raison. Le passé régit le présent. Et ensemble, ils régissent l'avenir. Sans nul doute devrait-elle s'intéresser à l'autrefois, au jadis, qui forgea le monde dans lequel ils gravitent tous. Mais, finalement, elle se contente d'observer la surface de son verre. Ou comment l'océan bouge avec le simple frisson de ses doigts. N'est-ce pas là plus belle représentation du monde ?
« Je crains qu'il ne faille l'aider un peu. » Alors peut-être grandira-t-elle autrement. Peut-être germera-t-elle dans un renouveau meilleur. Mais nul ne saurait l'espérer, si ce n'est elle. Et quelques aliénés, peut-être.
A la question, Orphédia relève les yeux vers son interlocuteur, et ose même le soutenir avec une toute la force brute dont elle pourrait faire preuve.
« Nous savons tous deux ce qui se trame dans l'obscurité. Dahlia et Ambroise n'ont pas l'intention de rester simples Emissaires pendant longtemps. Je les aiderai dans leur tâche. Je les aiderai à prendre le pouvoir, s'il le faut. Mais je ne les accompagnerai pas dans leur envie croissante d'instaurer le chaos encore davantage. »
Peut-être n'est-ce pas là ce qu'il se passera. Et pourtant, au fond de ses tripailles, elle le sent vibrer comme un avertissement permanent.
« Lorsque ce jour fleurira, je veux savoir quelle position tu prendras. »
Et elle se lève, de toute sa splendeur. Sans menace aucune. Seulement l'intention de manoeuvrer seule, ou à deux.
« Je veux savoir si tu seras capable de rejoindre ces idées que tu appelles utopies, ou si tu accepteras l'inéluctable noirceur de Moscou sans broncher. »

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