Tu pourrais lui demander ce qu’on lui a reproché dans ce cas, si ce n’est pas la vente de raskovnik mais en réalité il fallait tellement lui tirer les vers du nez que l’envie de l’aider avait pour ainsi dire disparue. Celle d’en savoir encore plus. Tu poses ton menton sur ta paume et tu joues avec ton stylo, observant avec plus de fascination ses tours que le visage de Letov. Tu soupires lourdement tandis qu’il ose faire l’homme outré, partir sur des grands airs, des « moi je » et une innocence très certainement exagérée.

Un sourire froid, aussi peu amène que l’ombre qui s’étale à tes pieds, répond à l’énième pique de Yulian, tes yeux quittant le stylo pour remonter vers la sale tronche du gamin. Encore qu’il doit avoir à peu près ton âge, donc juste un con. Tu ne dis rien, tu le laisses poursuivre ses récriminations en papillonnant à peine des mires. Tu renifles, te frotte le nez et tu restes pourtant en avant, toujours appuyé sur ta paume et ton corps s’écrasant contre le bord de la table. « Non monsieur Letov, c’est vous qui êtes venu ici pour porter plainte. Puisque vous ne savez pas pour quoi ou contre qui, je pense que vous pouvez retourner à votre cimetière et moi à mon bureau. » Tu fermes le capuchon de ton stylo et tu t’enfonces dans ta chaise en soupirant, le glissant par habitude à l’arrière de ton oreille, comme tu l’aurais fait pour une clope. Qu’est-ce que tu avais envie d’en griller une. Tu passes une langue sur des lèvres desséchées, essayant de faire partir le goût et la fixation qui s’insinuait doucement dans ton esprit. « Si vous avez quelque chose d’autre à ajouter, c’est maintenant ou je vous prierais de sortir sans faire d’esclandre. » Tu tapotes doucement les poches de ta veste d’uniforme, à la recherche du paquet ou éventuellement d’une clope oubliée. De retour sur tes lippes, le faux sourire. « Ah. Oui. Yulian Letov. Ça me rappelle un gamin. »

« Eh bien justement, non. Je ne vois pas vraiment, non. » Tes lippes forment toujours une risette sans affect. Il hausse les épaules, se laisse faire, après avoir tant ragé et tapé du pied, comme épuisé, lassé de toutes ses actions et incapable de les mener jusqu’au bout. Tu te lèves, contrairement à lui et tu le toises en glissant la clope que tu es parvenu à extirper d’une poche dans ta bouche. Un ricanement menace de franchir tes lèvres et tu passes une main dans ta nuque, tu l’imites mais toi c’est de la fatigue qui t’écrase et te marque. Tes muscles se crispent et tu te réveilles régulièrement perclus de crampes et de douleurs musculaires, en plus d’une vague nausée. « Si c’est le même, il n’a pas vraiment changé, le gamin. On venait de la même rue, si je me souviens bien. » La cigarette finit par aller retrouver le stylo derrière ton oreille et tu passes ta main devant ta bouche cette fois, retenir physiquement les mots de franchir tes lèvres et de lâcher d’autres banalités. La mémoire est délétère et tes souvenirs s’étiolent, veulent être oubliés, tu veux abandonner tout ce qui s’est passé avant que la hyène ne te déchire. Est-ce que tu veux poursuivre sur cette pente ? Est-ce que tu veux relier avec ce môme ? Est-ce que tu veux la laisser entrer dans ta vie alors que tu as déjà trop de gens, likhos ou non, qui se glissent entre les portes entrebâillées ? « Et pourtant. » Tu ranges paisiblement les notes que tu as prises, tu les gardes à la main et tu indiques la porte en penchant sensiblement la tête dans cette direction.« Allons-y, Letov. »

« Hm mh. » Tu frottes ton nez du bout de tes doigts, encore, encore, encore, comme un geste hérité de ton enfance et que tu fais uniquement par réflexe, parce que ça te fait un bien fou, parce que c’est comme un geste repousse-poisse. Tu es bourré de tics et d'habitudes auxquels tu ne prêtes plus aucune attention. Le doigt passe ensuite sur l'arête du nez, frotte, frotte, frotte. Tu te racles la gorge, sans vouloir rien exprimer, tu patientes, les membres pendants, la tête qui semble presque trop lourde pour ta nuque. « Je ne suis pas inspecteur. » Tu protestes par réflexe, juste pour combler le vide, parce que les humains, les êtres vivants, ne supportent pas le silence et cherchent à remplir l’espace de leur anxiété par des mots creux. « Oui. Merci à vous. » Tu lui ouvres la porte et l’invite à sortir d’un geste, tu passes derrière lui en silence, ombre de son ombre. Du bout de l’index tu fais tomber ta clope dans ta main.

Loin de tes lippes, tu patientes, tant que tu n’es pas dehors. Il manque un café, peut-être aussi de quoi te combler le creux dans la dent, quelque chose de chimique et rempli de sucres rapides. Tu l’accompagnes, tu l’empêches de s’arrêter en lui collant aux basques. Les autres flics vous jettent des regards curieux, dévisagent Yulian, cherchent un air satisfait ou la colère de celui qui s’est fait rabrouer. Ils veulent savoir, attendent le PV, attendent les anecdotes et les commérages pour alléger leur journée. « Ca va aller ? » Tu combles encore une fois le vide de banalités. Tu le suis dehors et dès que l’air poisseux du dehors t’heurte le visage, tu la coinces au bord des lèvres et tu fais jaillir le briquet.

Un sourire sans affect accueille la remarque. Tu étais bien ce gosse, qui chialait toutes les larmes de son corps à voir les autres jouer, à les voir te fuir, à ne pouvoir les rejoindre. A savoir qu’ils ne t’acceptaient pas comme auraient pu le faire ta fratrie. Réconforté maladroitement par ton frère qui essayait de te faire sourire malgré sa propre fatigue, malgré ses propres problèmes bien plus tangibles, tu avais un souvenir amer de cette époque, trop sombre dans ton esprit, comme une longue suite de malheurs. Yulian te fait sortir de cette tornade d'auto-apitoiement en maugréant. Quel petit con. Tu as envie de lui rétorquer qu’il n’y connaissait rien à pas grand-chose mais la politesse ou l’habitude te firent tenir ta langue alors que vous dépassiez les bureaux et l’accueil, laissant l’air poisseux d’une Moscou sous la canicule vous accueillir.

Après avoir allumé ta clope, tu tends poliment ton briquet pour allumer la sienne. La question te fait sourire, parce qu’elle a le mérité d’être vraie. Tu n’en as pas grand-chose à foutre du destin de Yulian Letov. Pas plus que de celui de qui que ce soit d'humain ou créature à vrai dire. Surtout que Letov est juste une image rémanente de ton passé. Le souvenir est trop lointain, trop noyé de remugles d’un passé honni pour t’apporter de l’intérêt. Yulian avait été un gentil gamin, ou plutôt un gamin aussi esseulé que toi et vous vous étiez tourné naturellement l’un vers l’autre, encore que tu fusses déjà plus âgé que lui, même si ta petite taille et ta mine pouvaient parfois porter à confusion. « Non, pas vraiment. Politesse. » Ta tête dodeline à nouveau, les yeux mi-clos, tu observes avec curiosité les passants, tes yeux sautent d’une personne à l’autre avant de s’ouvrir à nouveau complétement. Tu cherches le vide, à t'accrocher à du rien parce que tes nerfs s'irritent, se convulsent et se contorsionnent sous le poids d'émotions que tu n'as pas envie de ressentir. « Si vous en finissez, vous allez mettre dans l’embarras votre patron. » Les volutes vaporeuses s’échappent par tes narines, tes yeux brillent d'un humour mesquin. « Drôle de choix de métier, tout de même. »

T’observes Yulian, comme s’il ne venait pas juste de dire que ce n’était pas lui qui avait choisi la thug life mais la thug life qui l’avait choisi. Tu tires sur ta clope en souriant, ta langue passe un moment au niveau de ton diastème, comme pour enlever le sale goût acre que posait la clope sur tes dents jaunies par le tabac et une hygiène de vie parfois douteuse. « On bosse pour qu’ils soient pas tout le temps malheureux. » Si t’avais été flic pour voir des gens heureux, tu t’étais gourré de boulot. Au moins tu baignais un tant soi peu dans ton milieu naturel. Le malheur et la colère saturaient le commissariat au point que tu devais parfois aller t’isoler dans les scellés pour juste ne pas laisser un rire nerveux t’échapper, balancer quelques croches pattes magiques et pousser les gens à suivre leurs pulsions colériques, attaquer leurs proches, leurs vis-à-vis, voire parfois juste ceux qui se trouvaient à proximité.

« Non, pas vraiment, non. » T’étais pas un justicier non plus. Tu faisais tes heures mais tu ne réfléchissais pas toute la nuit aux affaires en cours, aux budgets à analyser, aux rapports à corriger. Quand des commisérations te venaient dans ton lit, c’était à l’idée de devoir te lever, te dire que tu avais oublié tes horaires, que tu allais être en retard ou que tu allais devoir faire preuve de vivacité, te lever tôt pour une mission particulièrement délicate ou parce que tu avais fini à l’hôpital par suite d’une erreur ou un désastre. C’était peut-être pour ça que tu étais encore dans la police, tu ne la laissais pas te bouffer. Les affaires te touchaient bien sûr mais les seules qui te marquaient réellement avaient à faire aux tiens. Les pauvres gosses qui finissaient aux services sociaux, les morts brutales, les victimes d’agressions, les vols, tu considérais que c’étaient des malheurs communs, nécessaires et tu n’étais pas le dernier à le répandre, volontairement ou non. « Pas plus que toi tu n’es poussé par un amour du deuil. » Tu frottes tes dents avec ton index. « Le café est pas mal. »