Encore une fois, Ivan travaillait et Liz s'ennuyait ; elle tournait en rond enfermée dans l'appartement, alors elle avait essayé d'être raisonnable, et après avoir attendu nerveusement perchée du bout des fesses dans un fauteuil inconfortable à fixer un livre sans y comprendre un traître mot, elle s'était relevée, décidée à sortir.
Et tant pis s'il apprenait qu'elle traînait les rues, il faudrait qu'il s'y fasse.
Elle avait mis une de ces robes dont elle avait le secret, stylée pin-up, avec un décolleté qui mettait en valeur une poitrine à la peau blanche certainement pas teinte par le soleil, et avait même poussé la coquetterie à arborer un adorable chapeau passé de mode depuis un demi-siècle. Liz se fichait bien d'être remarquée, tiens, au contraire les regards sur elle lui plaisaient.

Elle entra dans un bar où le premier mouvement qu'elle repéra fut celle d'une nuée d'enfants qui décampaient comme des moineaux, qui retournant à des cahiers de coloriage, les autres à des jeux de construction. Elle se fit la réflexion que c'était original ça tiens, de garder des gosses à cette heure-ci dans un bar.

Un type assis dans le fond du bar la regardait, elle lui adressa un délicieux sourire et un signe de tête, avant de se diriger vers le bar.

« Bonsoir. Un Martini s'il vous plaît. »

La serveuse la considéra d'un œil torve, que Liz se garda bien d'interpréter, et s'exécuta.

Enfin, elle allait s'exécuter, avant que quelque chose ne la dérange vraiment, et qu'elle arrête son mouvement pour demander une précision sur la commande de Liz. Celle-ci, qui était d'un calme tout isnarkol, allait répéter sa commande, avant de se voir signifiée une fin de non-recevoir qui la fit légèrement froncer des sourcils.
C'était amusant elle aurait juré avoir bu ça dans ce bar-là il y avait quelques semaines de ça seulement, mais elle voulait bien admettre que sa mémoire lui faisait défaut. Elle considéra avec sérieux cette serveuse revêche armée de son balai, changea d'appui sans même faire crisser ses hauts talons brillants dans la lumière chiche.

« Une vodka tonic alors. Ça vous devez avoir, non ?... »

Interpellée par le regard qu'elle sentait peser sur elle, Liz tourna le profil jusqu'à attraper de nouveau le regard de l'homme luciole, redressé à sa table et seul désormais. Elle lui adressa un sourire, un rien flottant, parce qu'elle ne parvenait pas à savoir ce qu'il était.
Si c'était un warg, il était à espérer qu'il ne flairerait pas la proie qu'elle représentait.
Elle posa de nouveau son regard bleu clair sur la serveuse, fouillant son expression avec le calme de sa race.

Le regard clair de Liz ne lâchait plus la serveuse maintenant qu'elle l'avait trouvée, comme si elle tentait d'analyser pourquoi diable cette fille plutôt jolie et qui après tout ne travaillait pas dans le bar le plus couru de la ville, était d'aussi mauvaise humeur.
Peut-être les trois points tatoués au creux de son poignet, parfaitement visibles sur sa peau blanche, peut-être simplement le ras-de-bol d'une soirée qui ne se passait pas comme elle le voulait. Liz la remercia d'un ton calme, humecta son rouge à lèvres carmin d'un peu de vodka tonic qu'elle trouvait mal dosée.
Elle renonça à faire la remarque, observa la jeune femme s'éloigner avec son balai à la main d'une démarche qui suggérait l'envie de le casser sur la tête de quelqu'un, et décida de prendre la poudre d'escampette avant de finir en cible.

En femme assurée, elle se dirigea donc vers l'assez bonne copie de pirate qui la regardait sans s'en cacher depuis qu'elle était entrée, déposa son sac à main sur la table, puis son verre, et enfin son charmant fessier sur la chaise laissée tirée par les mouflets repartis jouer.

« Je me permets », fit-elle remarquer, dégainant une des rares cigarettes qu'elle fumait, la coinçant entre ses dents pour épargner son rouge à lèvres, puis empruntant le briquet de l'inconnu pour l'allumer d'un baiser embrasé. « Je m'appelle Liz », déclara-t-elle dans un sourire, lui tendant la main.

Elle acquiesça à sa supposition d'un charmant battement de cils, en femme séduisante, un léger sourire aux lèvres. Il savait comment prononcer son prénom et ça n'était pas arrivé depuis des lustres dans ce pays avec leur langue étrange.

« Vous supposez bien. Vous n'êtes pas d'ici, non ? Ça vous dirait de discuter en anglais ? La langue me manque terriblement. »

Elle lui sourit, égrena avec un soin maniaque les cendres de sa cigarette qui commençait pourtant à peine à se consumer. Elle pressentait comme d'autres prévoient le vent qui va tourner que le type face à elle avait pas mal à raconter d'aventures plus ou moins croyables, et s'en montrait assez curieuse sans avoir l'impolitesse de le demander à voix haute.
Liz eut un rire argentin à sa question :

« A la base, je voulais un Martini, mais il paraît que la barmaid n'a pas ça en stock. »

Le sourire de la jeune femme renseignait sur le fait qu'elle n'était pas dupe des excuses de cette pétasse mal baisée. Elle eut une rapide pensée pour Ivan qui n'apprécierait sans doute pas s'il savait qu'elle faisait plus ou moins les yeux doux à un genre de pirate. Il avait des idées très arrêtées sur le respect entre époux même si leur entente, eh bien, n'était plus ce qu'elle était. Liz voulait bien le respecter, mais elle voulait vivre aussi.

« Et là je viens faire connaissance. Je suis ravie de tomber sur autre chose qu'un russe ! »

Elle souffla sa fumée, posa le regard sur lui, qu'elle avait bleu et clair.

« Vous avez de très, très jolis yeux. »

Elle glissa le briquet vers lui.

Elle étrécit ses charmants yeux bleus dans une expression amusée à la confidence du marin, parce que oui il devait l'être, il avait ce genre d'attitude, et hocha de la tête :

« Je n'ai pas su lui plaire, quel dommage. »

En réalité ; non. Liz était une jeune femme assez peu imaginative qui se contentait parfaitement d'être attirée par la gente masculine. Les femmes faisaient de bonnes confidentes, des amies hm, passables, mais elle ne raffolait pas de démonstration de mesquinerie comme celle que venait de produire la serveuse.

« Je me disais aussi que c'était curieux de ne pas avoir de Martini », sourit-elle, pas fâchée, sa nature d'isarnkol lissant le ressentiment qu'elle aurait pu éprouver, lui soufflant que ça n'était pas grave, absolument pas.

Liz produisit un rire flatté et doux à l'oreille au compliment somme toute bien tourné de Cornelius, mordant dans son sourire rehaussé de rouge à lèvre très vif.

« C'est très gentil. »

C'était assez vrai puisqu'elle avait fait particulièrement attention à son apparence ce soir-là avant de sortir de chez elle, et s'était fait la réflexion amusée qu'Ivan en aurait sans doute fondu un plomb.

« Santé Cornelius. Est-ce qu'il y a des chances pour que vous soyez marin ? Vous me faites cette impression-là. »

Elle glissa les doigts sur le rebord de son verre, pensivement, observant avec attention l'ancien marin qui du coup attisait sa curiosité ; elle n'avait pas souvent l'occasion de partager des anecdotes et des souvenirs de voyage. Et malgré une vie trépidante – et dangereuse – ça lui manquait. Elle soupçonnait que ça soit une certaine notion de liberté, difficile à retrouver dans un pays certes grand, mais cadenassé.
Et le mariage morose qu'elle vivait n'aidait vraiment, vraiment pas.

« Je me demande bien qui. »

Conquise donc par la révélation de l'ancien métier, elle se redressa et s'appuya sur son dossier, souriante, sa poitrine pigeonnant dans le décolleté de sa robe, décent, mais provocateur.

« Oui, je comprends. J'ai été navigatrice aussi, c'est une période de ma vie que j'ai beaucoup aimée. Vous étiez capitaine ? »

Elle, elle ne l'avait jamais été ; aussi débrouillarde soit-elle le sexisme avait encore de beaux jours devant lui dans le domaine maritime et Liz avait estimé avoir autre chose à faire que de casser les codes et imposer son autorité à une bande de loups de mer mal dégrossis. Elle s'était contentée de tracer les cartes, domaine dans lequel elle s'était avérée plus douée que pour l'autorité. Elle haussa de ses charmantes épaules.

« Oh rien de passionnant en fait. Je ne travaille pas en ce moment, ou alors pour retrouver les animaux de compagnie de mes voisins, je rends des services, ce genre de trucs. »

Sa voisine était toujours étonnée que Liz parte chercher son chat chargée d'une mallette qui semblait lourde – et pour cause la mallette contenait un fusil à pompes dont la décharge aurait pu stopper un rhinocéros en pleine course. Mais Liz lui avait jusqu'ici toujours ramené Moustache avec un charmant sourire, alors elle ne disait rien.

S'il l'avait crue sans rechigner, voire en étant admiratif, elle aurait douté de la réalité de son ancien statut de capitaine. La façon dont il se carrait dans son siège comme s'il préparait un bond, une vengeance ou simplement une observation de loin lui laissait à penser que du coup, il l'avait réellement été. Elle eut un sourire indulgent, trop habituée à ce genre de réactions pour s'en sentir encore insultée.
Ça n'était pas plaisant, mais ça n'était pas méchant non plus.

« ça serait stupide de prétendre être navigatrice à un capitaine sans l'être, non ? Mes parents sont armateurs, j'ai beaucoup travaillé sur leurs bâtiments. Et j'étais plutôt douée à ce que je faisais. »

Elle détourna le regard comme pour évaluer le bouge dans lequel elle avait échoué cette nuit-là, eut un léger haussement d'épaules, un frémissement d'intérêt se faisant jour dans son ventre quand il parla de « commanditaires ». Comment savait-il ? Façon de parler ? Elle était sûre que le couteau qu'elle avait caché sur elle n'était pas visible malgré la taille de sa robe.
Son regard calme, limpide, et empreint de la douceur de sa race se posa sur lui, le jaugeant. Oui, décidément, il lui plaisait. Elle ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qu'il était.

« Je me sentais seule, en fait, pour être honnête, je me suis dit que sortir me ferait du bien. Et j'ai eu raison, vous voilà. »