Histoire

1692, SALEM, ETATS-UNIS // Les souliers se prennent dans la robe, font chavirer la dualité humaine sur le sol. La face couverte de boue, la gamine crache la terre, grimace sous le poison amer, et se fait relever sur-le-champ par deux massives paluches. « Allons, relevez-vous Mademoiselle, nous n'avons guère le temps ! » l'homme au-dessus d'elle a les yeux qui puent la peur. Des gouttelettes tombent de sa barbe, mais l'enfant ne sait pas différencier la pluie des larmes. Elle connait son visage, n'a cependant jamais retenu son nom. Aujourd'hui, des siècles plus tard, elle l'a même totalement oublié. Pourtant, c'est lui qui a fait sauter la serrure de la cellule, et qui les a poussées dehors. « Je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous avez fait, Loras. » que dit Maman ce soir-là, à l'orée des bois où elles s'engouffreront quelques minutes plus tard. La jeune femme aux cheveux noirs embrasse le Sauveur. « Fuyez, Lila, ils ne tarderont pas à remarquer votre absence. » Il la pousse doucement, passe une main dans les cheveux de l'enfant. « Venez avec nous ! Ils vous tuerons ! » que supplie Maman. Et on entend des voix au loin. On voit les murs se colorer d'orange criard. Loras pousse plus fort. « C'est trop tard ! Partez maintenant ! » Maman prend la main de l'enfant. Elle ne dira jamais adieu au Sauveur, malgré son sacrifice. Toutes les deux sombrent dans la forêt, à l'endroit même où, demain, la tête de Loras sera plantée.

1693, HOUSTON, ETATS-UNIS // Le chapeau bien enfoncé sur son crâne, l'enfant observe les grands qui passent autour d'elle. De sa petitesse, elle entrevoit les poches, les boutons, les paumes et les valises dans les paumes. Dans la sienne, il y a celle de Maman, qui la promène sur les quais. « Oyez, Messieurs, Mesdames ! Aux premières nouvelles de la journée, le Maire de la ville de Salem offre une forte récompense pour retrouver la désignée coupable de sorcellerie, Lila Mantion, enfuie la veille de son procès ! » ça beugle dans tous les sens. Les doigts de Maman se resserrent sur la petite main, accélère le pas pour éviter le regard des plus grands. Quelques pas plus loin, elles s'arrêtent devant un homme aux chaussures sales, qui sent la mer. « Madame... Petit. Et sa fille. Hm... » Le grand monsieur reste un moment tout silencieux. « Vous repartez chez vous, Madame ? » Maman hoche doucement la tête. « Et vous ne voyagez pas avec votre époux ? » Les Mamans ne passent pas sans les Papas. L'enfant n'a jamais compris pourquoi. Maman se penche à l'oreille du Monsieur et lui dit quelque chose que l'enfant n'entend pas. Que l'enfant n'entendra jamais. Mais qui, pourtant, les fait marcher sur le pont. Une heure plus tard, l'enfant, accrochée à la rambarde, observe l'océan et son horizon lointain. Elle ne reverra plus jamais les Etats-Unis.

1697, LYON, FRANCE // Aux aurores, l'enfant désigne une pâtisserie du bout du doigt, sautille en réclamant la sucrerie, sourire errant sur le visage. Elle ne se souvient presque plus des événements passés. Ni de Loras, ni de l'océan. Les Etats-Unis n'ont peut-être jamais existé. Maman sort son porte-monnaie et s'apprête à lui acheter son envie. L'enfant la lâche et court parmi les passants. Jusqu'à en bousculer un. Il a des habits tout gris. Et il est trop grand pour voir la couleur de ses yeux. « Attention, Mademoiselle. » qu'il lui dit de tout en haut, près du ciel. « Oh, pardon Monsieur, elle est maladroite. » Le grand Monsieur parle avec Maman pendant un moment. Il lui dit de lui montrer ses papiers. « Madame Ella Petit, un charmant nom. Et comment t'appelles-tu ? » Il penche son gros visage près de l'enfant, qui n'ose pas répondre. Mais il insiste, et elle n'aime pas ça. Alors l'enfant recule vers Maman et se cache dans les longs pans de sa jupe. « Elizabeth Mantion. » qu'elle répond. Maman a peur, d'un coup. Le Monsieur a l'air très en colère. « Maman ? Ai dit quelque'sose de mal ? » Que l'enfant demande. Maman dit que ce n'est pas grave. « Tu te souviens du SOS ? » Alors l'enfant part en courant. Et derrière elle, vers Maman, il y a des pistolets qui font pan !

1698, FRONTIERE ALLEMANDE, CÔTE FRANCE // Maman a toujours mal au ventre. Depuis l'année dernière, elle dit qu'elle a juste l'estomac fragile. L'enfant ne comprend pas, se contente de l'explication sans comprendre. Maman veut passer la frontière, aujourd'hui. Elle n'aime plus dormir au gré du vent. L'hiver arrive, et elle a peur que l'enfant ne prenne froid. C'est l'enfant, d'ailleurs, qui tient la main, qui tire Maman, qui tente de la faire marcher plus vite. Mais elle ne va pas assez vite. Elle le savait, déjà, quelques jours auparavant, tandis qu'elle versait un peu de Raskovnik, plante dont elle taira précieusement les origines, dans le thé de sa progéniture. « Elle est là ! » que l'enfant entend, dans sa tête, quand elle croise le regard d'un soldat. Mantion, nom recherché, nom désiré. Quelques minutes plus tard, l'enfant s'écroule sur Maman morte. Les larmes plein le coeur, elle crie en tous sens. On la soulève de terre et on l'emmène. Elle est prise en charge par l'Armée jusqu'aux premiers ordres.

1698, PARIS, FRANCE // Maman n'est plus là. L'enfant n'a pas peur, mais l'enfant se sent seul. Le bambin rouspète : on lui donne à manger, on lui donne un lit, on lui donne des bains, mais on ne lui dit pas pourquoi. Un jour, alors, elle écoute les pensées des autres, essaient de comprendre. L'enfant habite chez un soldat, qui a une petite fille. Elle joue beaucoup avec elle. Et quand elle écoute les pensées du soldat, elle ne comprend pas pourquoi il a peur. « Il est temps. » qu'a dit un autre en venant ce matin. L'enfant ne comprend toujours pas. Pourquoi on lui demande de bien s'habiller. Pourquoi on lui dit de ne pas porter le collier de Maman. Pourquoi on lui dit de s'attacher les cheveux. « Dégage bien ta nuque. » que le soldat lui dit. Mais elle entrevoit la guillotine, dans son regard. Et son jeune cerveau comprend. Tout va très vite, ensuite. Elle court à travers les rues, soldats aux trousses. Elle bouscule des adultes, des enfants. Elle ose tuer un bambin dans sa course, crâne fragile heurtant le trottoir dans un dernier bruit sec. Présage.

1699, PARIS, FRANCE // L'année dernière, Maman est morte. L'enfant a oublié comment. Elle se souvient seulement des soldats qui lui couraient après. Elle sait qu'il ne faut pas les croiser. Depuis quelques temps, elle vit dans la rue. Elle n'a pas le choix. Elle vole des choses aux passants pour pouvoir manger. Elle se réfugie dans les ruelles les plus sombres le soir. Elle parle aux chats errants qui viennent se pelotonner contre elle. Ils se réchauffent tous, là, sur le trottoir.

1705, PARIS, FRANCE // Maman est-elle déjà venue ici ? L'enfant ne sait plus. Elle continue sa litanie, vit les jours comme une succession du même. Elle tue un homme pour la première fois. Parce qu'elle a trop froid, et qu'il ne veut pas lui donner un sou. Elle invite tous les chats chez lui. Elle mange à sa faim, choisit de nouveaux vêtements. Elle dort dans le grand lit deux places.

1737, PARIS, FRANCE // A-t-elle déjà eu une Maman ? Les années ont effacé le visage, la voix, les souvenirs. L'histoire de sa naissance, l'histoire de sa fuite, elle l'a oubliée. Elle ne remarque pas que le temps passe et qu'elle n'a toujours pas changé. Les traits durcissent mais l'enfant jamais. Un soldat la pourchasse, aujourd'hui. Elle sait qu'il est temps de partir, maintenant.

ET ENSUITE // L'enfant est parti. L'enfant a parcouru plusieurs pays, irrésistiblement attirée par l'odeur du sang de la Russie. Perpétuel spectre enfantin, bouffant les poches.