Histoire

Il s'est levé au beau milieu de la nuit, alerté par un étrange sifflement. Les parents sont absents, occupés à vadrouiller dans les rues, tels les gosses qu'ils n'ont jamais cessé d'être. Ils n'auraient pas dû partir ; jamais.
Il est déjà bien âgé, le frère d'Andrei, quand ça s'est produit. Bientôt dix-neuf ans, tandis que le cadet soufflait sa seizième bougie quelques jours auparavant. Il n'a compris qu'en entrevoyant la lueur de la lame au creux des doigts du garçon. Il n'a pas eu le temps de respirer, n'a pas pu crier. L'arme fatale a transpercé sa poitrine, est venue caresser son palpitant avant de s'y planter. Le souffle coupé, la peau qui hurle, le sang qui s'échappe ; l'enfant-soleil qui tombe au sol, la main pressée dans un geste vain. Durant sa lente agonie, il a nettement pu l'apercevoir ; la pointe de folie qui trace une jolie mais terrible courbe au creux de la pupille de son aîné. Un gamin qu'il ne reverra plus, qu'il oubliera, comme tant d'autres.



Il crache, s'étrangle et s'étouffe. La terre boueuse dans sa gorge lui donne la nausée, l'air saturé de putréfaction rend toute inspiration laborieuse. Il ne lui est finalement pas trop difficile de s'extirper du trou grossièrement creusé pour y enfouir son enveloppe corporelle. Il se sent sale, faible, puissant, fort, agité, malade, horrifié, fier et calme... tout ça à la fois. Il se lève, tombe, tombe et retombe. Il est terrifié, mais également affreusement assoiffé. Il a besoin de chair fraîche ; et c'est cette constatation qui le mène à l'évanouissement.



Andrei est mort. Il s'est éteint peu de temps après sa renaissance, laissant place à celui qui se fourvoie : Lev.
Lev, il n'a plus de famille. Il s'est trop vite pris au jeu, a dévoré plus de chairs qu'il n'en était permis. Il a découvert cette faculté de lire les souvenirs des défunts et ne s'en lasse pas. Jongler avec des morceaux de souvenirs, retracer une vie entière, découvrir des mémoires intactes mais fissurées par une mort incongrue ; c'est devenu son quotidien, sa drogue, sa passion. Il se délecte de ces existences qui ne seront jamais siennes mais qu'il adopte pourtant. Tout ce qu'il aurait aimé vivre, tout ce qui façonne un être, son esprit se l'accapare sans le laisser se douter de la supercherie.
Lev, il n'a plus rien. Aucune de ces réminiscences ne lui appartient. Tout est factice, tout est embelli - même si des douloureux épisodes viennent parfois se glisser dans un pan de sa mémoire. Tout ce qui forge son être n'est qu'illusion, mensonges créés par le trouble qui subsiste dans son âme.

Alors il a erré ; créature nouvellement née cherche foyer.
Bien évidemment, il s'est retrouvé dans le quartier sous haute surveillance par obligation. Il a côtoyé la crasse et la débauche, s'est heurté à d'autres existences morcelées. Ils l'ont accueilli, adolescent dérangé. Il a creusé son nid, confié son myocarde à ces gamins des rues, à ces gens piétinés qui ont choyé le précieux. Il les a aimés, d'un amour incroyable et différent pour chacun. Ils ont vécu trois années à se donner la main tous ensemble, à former une bande qui faisait de son mieux pour survivre dans cet endroit pourri.



Le cadavre était frais ; trop certainement. Il n'aurait pas dû se risquer à en savourer l'odeur. Mais il l'a tout de même dévoré, et les flashs se sont succédés ; si violemment que c'en est devenu douloureux. Le mal était fait, une fois de plus ; les histoires se sont mêlées aux siennes, ont fait prisonnière sa raison. Il est persuadé d'être le produit d'un rituel mené avec succès. Il est celui qui a désiré si fort devenir charognard que son vœu a été exaucé ; parce qu'il est tout puissant. La mort donnée par son propre sang est oubliée ; le complexe de Dieu est ravivé.



Mais il a toujours privilégié sa propre écorce, l'opportuniste saisit chaque occasion.
Il est parti. Il s'est volatilisé, gamin qui a trouvé mieux. Il a quitté son clan pour goûter à la vie facile. Le tsar en personne a croisé son chemin, alors que la bête était penchée au dessus d'un corps mort depuis à peine quelques heures. Rebelle mais pas fou, il s'est laissé approcher, a compris qu'entretenir de bonnes relations avec cet homme ne pouvait qu'être un atout. C'est le Kremlin qui lui a été proposé, jeune homme qu'on engage pour faire le sale boulot. Et il accepte, prêt à tout pour s'extirper du chaos et de la pourriture.
Et il les a laissés. Ceux qui partageaient sa maigre existence, ceux qui le maintenaient en vie ; ils ont rejoint les innombrables souvenirs modifiés ou effacés d'une vie passée. Il a rejoint sa nouvelle résidence sans se retourner ; sans songer à ceux qu'il laissait derrière.

Quelques temps plus tard, un an tout au plus, il est promu garde du corps par le tsar. C'est sur Asya que se porte désormais sa responsabilité, la princesse rebelle et indomptable. Nul autre duo n'aurait pu mieux fonctionner.