« Ma fille, qu’allons-nous faire de toi ? »
Viktor laisse échapper la question dans un murmure lorsque sa petite dernière, alors âgée de quatre ans, perchée sur son épaule, déchiffre les lettres du journal. La petite est précoce, il l’a très tôt vu. Curieuse de tout, dotée d’une mémoire prodigieuse, il se plaît à rêver, maintenant qu’elle est sur ses genoux, qu’elle fut née homme plutôt que femme. Sa condition féminine la condamne. Il le sait. En 1938, il ne fait pas bon être fille et intelligente. Il devrait réprimer cette sagacité qu’il devine, cet esprit qui ne demande qu’à s’affûter. Il ne peut s’y résoudre, pourtant : l’éclat d’intelligence fait scintiller les saphirs engoncés dans ces tendres pommettes. Comment diable pourrait-il briser ce petit ange, même pour son bien ?
Alors il laisse faire. Le ventre noué, le coeur malade.
« ça veut dire quoi ‘intempestif’, père ? »
Et la voix de la fillette de le ramener au réel.
***
Le centre-ville est bondé comme toujours depuis maintenant plus de trois cent jours, Tekhla trottine à côté de son père, main dans la main. 1942, la petite a huit ans, la ville est assiégée par les allemands. Leningrad tient bon, mais il se fait faim, il se fait soif. Elle regarde autour d’elle, avec curiosité, les derniers bataillons qui défilent. Son père la tient tout contre lui, le dos tendu sur ses blessures. Il n’aurait pas du se lever pour aller combattre… mais il ne pouvait rester au lit lorsque son fils aîné part à l’abattoir. Alors toute la famille est venue, en dépit du froid, de la faim, des blessures rouvertes par l’effort. Dans la foule, Tekhla cherche le visage de son aîné. A dix-huit ans, Piotr a été jeté sur la première ligne par nécessité : ils tentent une ultime sortie. Après, il faudra attendre les secours. L’espoir et le désespoir crépitent autour d’elle. Elle
sait ce qu’est la guerre, pour le vivre au quotidien. Elle entend les balles siffler lorsque son père l’espère endormi. Elle entend les gémissements des mourants, elle entend son ventre gargouiller. Et pour tenir, elle se récite des poèmes, de la grammaire, des mathématiques. Elle ne peut plus les lire : lorsque l’hiver est arrivé, les livres ont servi de combustibles. Elle
sait ce qu’est la mort : elle a tué sa mère en venant au monde ; elle a vu tellement de cadavres qu’elle pourrait en remplir un cimetière. A côté d’elle, ses deux autres frères se hissent sur la pointe des pieds. Luca et Vladimir tentent eux aussi d’apercevoir leur grand frère.
« Il est là ! »
Une tignasse brune fugace.
Il a disparu dans le claquement de bottes et les acclamations de la foule, à tous jamais.
En le voyant partir, chacun devine qu’il n’y a que peu de chances de voir son retour. Jamais Tekhla n’a ressenti tel poids dans son estomac. Pas même lorsqu’elle va au cimetière se recueillir sur la tombe de sa mère. Milieu privilégié, la fosse commune a été épargnée à cette fille de bonne famille. Destin tragique de femme : elle a trépassé en faisant son devoir d’enfantement. A huit ans, elle sait déjà qu’elle ne sera jamais comme ces riches héritières qui acceptent de se faire passer la bague au doigt et la corde au cou. A huit ans, elle sait aussi déjà qu’il n’y a pas besoin d’être personnellement au front pour vivre de plein fouet les horreurs des combats.
***
Les mains tordent un chiffon humide et le passent sur le front de leur père. La fièvre le gagne, il a fallu amputer. Des décombres lui ont coûté un bras, et il ne soigne pas. Les bandages ont beau être changés régulièrement, la petite sait bien qu’il va mourir, comme Piotr et Luca avant lui. Elle n’espère pas de rémission, elle voudrait juste pouvoir alléger ses souffrances. Vladimir est à côté d’elle. Dix ans, neuf cent jours de siège. Verront-ils un jour la fin de la guerre ? Les rues se clarsèment. Maintenant, les enfants aussi aident sur les hauteurs de la ville, laçant des pierres sur les allemands lorsqu’ils chargent. Ils tiennent. Ils tiendront. Pour combien de temps encore ?
La peur s’est faite résignation. Saint-Pétersbourg. Leningrad. Deux noms au cours de l’histoire pour leur tombeau.
« Tekhla ?
- Vlad ?
- Tu peux nous réciter une Saga ?
- Si tu veux. »
Sa voix n’est qu’un filet, mais c’est mieux que rien, plus personne ne supporte le silence dans cette chambre moribonde où ne résonnent qu’histoires et prières pour passer le temps, oublier la faim, oublier le monde.
« Au commencement étaient les Ases... »
***
« Père ! Dépêchez-vous ! On va rater la cérémonie de Vlad ! »
Le ton impérieux de la jeune fille fait trembler l’étage. Enfin son père apparaît. Un miracle. Au plus fort des ténèbres, à quelques jours de la libération de la ville après plus de neuf cent jours de siège, le spectre de la mort s’est éloigné de leur père. Un miracle. De quoi aviver la foi d’une adolescente désormais remise des affres de la guerre, ou du moins aime-t-elle à le croire. Son frère va obtenir son diplôme, enfin. Après cinq années de dur labeur, le voilà médecin. La guerre les a laissés avec peu de ressources, mais c’est assez pour qu’il puisse s’établir. Elle ? Elle travaille à la bibliothèque. Femme de lettres et d’intelligence, elle dévore les ouvrages un à un, repousse les maris pour ses études, se dispute avec son fiancé de frère à ce propos, trouve refuge dans de longues discussions avec son père. L’enfant qui, à dix ans, s’occupait de mourants tout en portant le deuil est devenue une belle jeune fille de quinze ans : le dos droit, l’oeil vif, la chevelure brune, sombre, elle inquiète autant qu’elle charme. Elle fascine autant qu’elle rebute, surtout depuis que son père lui a appris à se servir d’un révolver.
« Tu en auras besoin », lui a-t-il dit. Résigné à ne la jamais voir mariée. A ne la jamais voir autre chose qu’une brillante étoile destinée à quitter Saint-Petersbourg pour Moscou. Quitter le jupon pour l’université.
***
« J’ai été acceptée. »
Un froid. Le dîner de famille ne s’en pourrait plus mal passer. Sa belle-sœur la toise, son frère semble furieux. Le père seul, tapotant de l’unique main qu’il lui reste sur la table, paraît se réjouir, un peu au moins de la nouvelle. Vingt ans, Tekhla a postulé à plusieurs bourses d’études à l’université de Moscou, persuadée qu’aucune filière n’acceptera de femmes. Médecine, Mathématiques, Histoire. Toutes l’ont refusée. Toutes sauf une. La voici promise à la philosophie et à ne plus jamais reparler à son frère.
***
Une femme n’a pas sa place à l’université. Voici ce qu’on essaie de lui faire comprendre. Seul le doyen du département de philosophie semble incliné à lui laisser une chance de se frayer un chemin. La place d’une femme est auprès de son mari, à élever ses enfants et le soutenir en cas de mobilisation générale. Voilà ce que hurle toute la société au plus fort de la Guerre Froide et de la course à l’armement. Pourtant, ce jour là, devant une foule de curieux venus l’humilier, Tekhla soutient avec succès sa thèse de doctorat. Elle a très vite appris que la beauté était sa plus grande ennemie. Parce qu’elle est belle, on la croit stupide. La glace de ses iris a figé son visage dans un masque implacable. Elle qui a connu le siège de Saint Petersbourg et n’a pas ployé l’échine devant l’allemand ne ploiera certainement pas devant un ramassis d’hommes pétris de leur suffisance. Elle brille, Tekhla. Un discours irréprochable et argumenté. C’est pourtant du bout des lèvres qu’on la fait docteur dans une assemblée composée d’hommes, et d’hommes uniquement.
Un, seulement, a les iris flambant de fierté.
Son père s’est assis tout en haut de l’amphithéâtre, dans les places réservées au vulgaire. Il peut voir sa fille infléchir le cours de son destin et prendre en main son existence.
***
Encore un. C’est le deuxième. La jeune universitaire s’est assise dans le poste de police en toisant l’officier qui lui fait face d’un regard glacial. Défi. Osera-t-il dire quelque chose ? L’homme se racle la gorge.
« Tekhla Viktorovna ?
- Elle-même. »
Question de pure forme. Tout le monde connaît, à Moscou, cette trentenaire célibataire que l’on vient de nommer à un poste permanent à l’Université. La nouvelle est tombée depuis deux jours. Et c’est l’apocalypse dans la vie de Tekhla. Lettres de menaces, crachats dans la rue. Et ces deux hommes.
Deux, en deux jours, qui ont voulu lui apprendre à garder sa place de femme.
Deux en deux jours qu’elle a froidement abattu d’une balle à la poitrine.
Même en 1966, il ne fait pas bon tuer l’homme sans sommation.
« Vous ne pouvez pas descendre tous les hommes qui vous importunent. »
Le sourcil s’est levé. La jeune femme a le corsage déchiré, une estafilade sur la joue, la coiffure défaite.
« Allez-vous dire que le fait d’être une femme célibataire autorise ces hommes à me remettre à ma place en m’enfonçant leur queue entre les jambes ? »
L’homme est embarrassé. Tekhla n’a certainement pas prévu de lui faciliter la tâche en ce qui concerne cette menue affaire. Elle a d’autres chats à fouetter que de ménager la susceptibilité des hommes, après tout : son père est mort, il lui faut traverser le pays pour aller à l’enterrement le lendemain.
Et de deux et trois.
Le sang sur ses mains rougit son esprit.
***
En sortant du train, la professeure jette un œil à l’étudiante sur ses talons. Irina Vladimirvna doit avoir grandement déçu son père. Elle a refusé de se marier et a fui chez une tante qu’elle n’a jamais rencontré auparavant. « Si ma tante l’a fait, moi aussi. » Au grand dam de son frère, Tekhla a soutenu la jeune femme, les lèvres pincées. Les lettres de suppliques comme d’insultes n’y ont rien fait. Elle est venue chercher Irina, alors âgée d’une quinzaine d’années et l’a emmenée chez elle. Trois années plus tard, elle a pu constater l’intelligence de la gamine, et son grand sens logique. Qui est-elle pour refuser une éducation à une si prometteuse jeune fille ?
Elle l’a emmenée avec elle au retour de l’enterrement. Elle l’a emmenée avec elle pour le meilleur et pour le pire.
***
« Viendrez-vous à notre petit club de lecture ? »
C’est ainsi qu’elle rencontre ces hommes et ces femmes. Un club de lecture. Mondanités. Universitaires. Classes plus démunies. Tous sont animés par la passion du débat et de la politique. Elle qui a toujours songé à de grandes questions métaphysiques et à d’autres, plus terre à terre, sur le fonctionnement de la pensée, se retrouve propulsée dans le
vrai monde. La
vraie vie. Ces terres de savoirs et d’ignorance. Cette société morte et vive à la fois. C’est avec eux qu’elle évoque pour la première fois ses fragiles idées sur le bien et le mal. La mort et la vie. Ces croquemitaines tapis dans les ombres.
« Pensez-vous que ces créatures aient droit de cité parmi nous ? »
A quarante ans, Tekhla a appris la nonchalance universitaire, le détachement feint lui permettant de faire illusion dans tout cercle intellectuel ou mondain.
« Bien entendu. »
Echo de surprises. Dans l’assemblée, certain froncent les sourcils.
« Vous posez la mauvaise question, mon cher : vous devriez plutôt vous demander : ‘puisqu’ils existent et sont parmi nous, comment devrions-nous vivre avec eux ?’
- Et comment le faudrait-il ?
- Dans le respect de la moralité.
- Mais ils n’en ont aucune !
- Tout comme certains hommes. N’ai-je pas commencé ma carrière universitaire en tuant deux êtres parfaitement humains et parfaitement désireux de me prendre ma vie ? Parce que ces deux hommes m’ont attaquée, dois-je en déduire que l’humanité est mauvaise par essence ? »
Un éclat de rire.
Tekhla s’amuse de la mine horrifiée d’une partie de l’assemblée, de l’assentiment silencieux d’une autre.
Parmi eux, un oiseau de feu affûte ses armes en envisageant cette quadragénaire qui, sous couvert de prendre leur défense, les ravale au rang de ces insignifiantes créatures qui n’attendent que d’être asservies.
***
La bruine tombe sur Moscou. Sous un auvent, un homme a refermé ses griffes sur la gorge de Tekhla. Le révolver est tombé au sol. Les bras sont puissants, couverts de cicatrices disgracieuses. Malgré la pluie légère, l’homme n’a aucun mal à la maîtriser. Les pouvoirs ne font pas tout : sa forme physique aussi lui permet d’avoir l’ascendant sur ses proies. Cela fait deux mois qu’il l’entend pérorer, la Viktorovna, il est temps de lui apprendre sa place. De femme. D’humaine. De faible créature sous ses serres. Il raffermit sa prise sur la gorge. Elle suffoque. Elle implore. Que quelqu’un l’aide. Que quelqu’un l’entende.
Même si c’est un Dieu.
Qu’importe.
N’importe qui.
La température descend. Lente agonie d’une averse d’été. La paume chaude sur sa gorge s’est faite brûlure. La glace de sa carne s’est faite morsure. Il la lâche, surprise. Elle fuit sous la pluie. Malgré son aversion pour l’eau, il la poursuit. Le liquide honni ruisselle sur ses bras, lui arrachant un frisson de dégoût. Il sent les ténèbre le guetter, son coeur s’emballer. Il faut agir, et vite. Coutelas à la main, il l’attrape et lève le bras.
Les paumes de Tekhla sur son torse pour l’arrêter.
Un frimas le parcoure. Se fait tempête sous les doigts tremblants de la jeune femme.
Et le voici étouffé dans la glace jusqu’à ce que de battre, son coeur ne s’arrête.
Asphyxie.
Bénédiction.
Et de quatre.
***
La vieille femme pianote sur le bureau en surveillant l’examen de ses étudiants. Deux, déjà, qu’elle a pris a tricher. A peine rentrée d’un colloque en France, la voilà déjà à jouer les intransigeantes vieilles mégères dans sa classe. Soixante-trois ans, l’âge de la retraite. Tout Moscou est secoué de terribles affaires : des meurtres dont on a enfin arrêté l’assassin. Hystérie collective de 1997. Elle a tenu à être là, à assurer son cours et son examen. Il faut ramener ici un peu de normalité, autant que faire ce peut. Tekhla a vu défiler, au cours des derniers mois un nombre hallucinant d’élèves et de collègues dans son bureau. Désormais titulaire de la chaire d’épistémologie et directrice du département d’humanités européennes dans la plus prestigieuse université du Pays, sa carrière a été une réussite professionnelle à tous les niveaux… Au même titre que sa vie personnelle a été un désert.
Cette université est sa famille, ces élèves, ses enfants. Pour eux, elle se doit d’être là, vieux roc inflexible, douce grand-mère apte à les rassurer. Elle tend systématiquement sa main au plus faible. Une battante, un modèle, une vétéran. C’est cela qu’elle est pour eux tous. Première femme à l’Université moscovite. Parcours singulier. Vieille femme ayant connu la guerre de plein fouet. Attrait singulier. Gardienne de mémoire.
Alors c’est pour eux, malgré la peur qui crevasse son estomac, qu’elle se tient dans cet amphithéâtre avant de distribuer le sujet.
« Je sais que vous êtes en colère. Que vous avez peur. Que vous voulez répandre le sang pour le sang. Mais ne cédez pas à la panique, ne cédez pas l’immoralité, ne cédez pas aux représailles. Ce tueur en série n’était pas humain mais pour l’un d’entre eux, combien sont pacifiques et ne souhaitent qu’une bonne entente ? Aujourd’hui, votre sujet sera le suivant : ‘Puisqu’il est acté que les créatures existent et sont parmi nous, comment devrions-nous vivre avec eux ?’ … vous avez six heures. »
Et la boucle est bouclée.
Sa réponse personnelle n’a pas changée, et son coeur saigne pour tous ceux qui seront les victimes d’une ire populaire tout comme elle l’a été parce qu’elle était femme.
***
La vieille retraitée s’ébroue. Soixante-quinze ans, ce n’est plus un âge pour être éveillée au milieu de la nuit. Elle a pris, sous son oreiller, son vieux pistolet. Oh, au stand de tir qu’elle fréquente depuis cinquante ans, maintenant, on a bien voulu la faire passer à un automatique, mais enfin, c’est ridicule. Cette arme ne lui a jamais fait défaut. Ses jambes flageornent sous le poids de son corps sec et maigre. Vêtue d’une simple chemise de nuit, elle se hasarde dans le salon.
Fenêtre ouverte.
Ce n’est pas normal.
Deux silhouettes s’affairent dans ses possessions.
Elle tire.
Sans sommation.
Et de cinq et six.
Elle est trop vieille pour ce genre de conneries.