Au moment où Dorreh sourit, j'aurais envie de l'attraper par les épaules, lui dire que l'heure est grave, mais son sourire m'a manqué. Je détourne la tête à peine un instant, retiens un fin sourire, heureux de pouvoir l'avoir sous les yeux à nouveau, malgré tout... Parce que j'ai beau le détester, j'ai beau avoir envie de m'arracher le visage, son sourire suffit à mettre un baume sur mes plaies. Mais bientôt, il n'en restera rien. Quand Dorreh sera mort, les espoirs de le reconquérir crèveront avec lui et vu les moyens déployés pour les arrêter, je ne donne pas cher de leur peau... Les idées fusent, pas forcément bonnes et plus j'y réfléchis, plus les issues sont loin d'être enviables pour l'un ou pour l'autre... ce ne sont que des solutions désespérées qui n'apporteront que souffrance et tromperie...
▬ Ne dis pas n’importe quoi Ilya. Comme si je pouvais seulement imaginer te faire ça à toi.
▬ Tu m'as fait bien pire au théâtre, ne sois pas bête.
Pas pour vivre, pas pour fuir, pas comme « l'ombre »... Dès l'instant où tu as détourné le regard, c'était douloureux pour moi. Chaque fois que tu as rejeté mes appels, c'était douloureux pour moi. Chaque fois que tu as ignoré mes lettres, c'était douloureux pour moi... Qu'est-ce donc que le froid d'une lame ? Je repense, un peu songeur, au seul contact qu'il m'est été de connaître avec une arme blanche. Ce sentiment de puissance, d'invulnérabilité quand ma main déterminée était le seul rempart entre moi et ma mort.
Dorreh ne se rend pas compte, à quel point c'est moi qui ai besoin de lui. Je donnerais tout pour toi, je ne suis rien sans toi. Et en face de lui, je m'en rends compte. Je ne puis échapper au constat qui me remue les tripes. Et pourtant, je ne le connais pas. Je l'ai déjà perdu en réalité... Je baisse le regard. Pour qui est-ce que je me bats ? Pour Dorreh ? Ou l'Ombre ? Mon Amour a-t-il vraiment déjà existé ?
▬ Tu ne devrais pas être là, prendre ce genre de risques. Je sais ce que j’ai fais, j’en assume les conséquences. Mais je ne veux pas t’entraîner dans ma chute. Et elle risque d’être spectaculaire.
D'un air sec, je lui réponds qu'il n'a pas à me dire où je dois me trouver. À l'intérieur, je meurs de ne pouvoir le prendre dans mes bras, mais je n'arrive pas à être doux dans les mots. Je n'accepte pas cette perspective, de sa chute. Je refuse. Et je suis seul à devoir en décider. Il est à moi, pas au Tsar, pas à son Cult et tous les bouffons délirants qui le composent. Il est à moi.
Sans bouger, je le regarde essayer d'avancer ses mains vers les miennes, échouer, reculer contre le dossier de la chaise sur laquelle il demeure. Je prends une profonde inspiration. Je l'écoute, me demander de m'en aller. Je me remets debout, m'éloigne de la table en prenant soin de tourner le dos à Dorreh. Est-ce donc cela ? Lors de notre week-end loin de Moscou, il avait été docile et aimant, comme à son habitude. En dépit de ses manières de petite biche effarouchée. Et soudain, il avait disparu. Mérite-t-il de connaître la vérité au sujet de Yeva et de son enfant ? Non.
Je fais volte-face et porte une main à mon visage. Mes doigts couvrent ma bouche. Une solution. Je tends l'index dans sa direction et lui dis donc, sur un ton plus directif :
▬ Implore le Tsar. Nous plaiderons ton inconscience, tu as été manipulé par des traitres. Quand l'occasion se présentera, jette-toi à genoux et supplie le Tsar de t'épargner. Fais appel à sa clémence, demande-lui de t'accorder son pardon.
Je me rapproche et manque de poser une main sur son épaule mais la proximité me brûlerait presque les doigts et je retire ma main, levant les yeux au ciel pour ne plus les avoir sur lui. Je reporte la main dans ma nuque que je gratte avec un air faussement distrait.
▬ C'est la seule chance de t'en sortir.