Vasily affichait un petit sourire satisfait alors qu'il entrait et passait comme il voulait dans le commissariat. Tout le monde ici le regardait d'un air un peu suspect, avec son trench coat et sa gueule de bandit, mais il s'en foutait. Personne n'osait lui dire quoique ce soit car il avait su trouver, dès l'entrée, les bons mots pour se faire tranquillement accompagner jusqu'au fond. A l'entrée, un flic, plus jeune et plus naïf que la moyenne, avait voulu le repousser. En lui sortant l'excuse d'être le conjoint d'une employée, et en sortant deux ou trois détails que seul un proche connaîtrait, il avait put se faire un ami.

Et le gamin l'emmenait du coup.

C'était tordant, presque, de pouvoir déambuler ici alors qu'il était désormais un tueur et qu'il se ferait enfermé pour longtemps s'il était chopé. Mais ça n'arriverait pas, et il pouvait donc faire ce qu'il voulait ici. On le conduisit docilement et calmement dans le fond du commissariat, et le flic lui ouvrit toutes les portes. Il finit par toquer à celle d'un bureau, avant d'attendre que Cybèle ne vienne ouvrir.

 « Cybèle ? Votre conjoint est là. Vous l'avez appelé apparemment, parce que vous aviez un truc à lui... »

Vasily, le sourire plus large et l'air plus malin que jamais, s'interposa en poussant de lui-même la porte.

 « Merci, Sergeï, mais ça reste entre nous, tout ça. Maintenant, si vous pouviez nous laisser... oh, et bonjour chérie. »

Poussant le vice jusqu'au bout, il saisit délicatement le menton de la jeune femme pour l'approcher et déposer ses lèvres sur les siennes. Puis, dans le même mouvement, il entra, referma la porte, laissant le flic loin derrière eux. Le tueur en profita pour avancer un peu dans la pièce, analysant l'environnement qu'il découvrait sous un tout autre angle. Il était déjà venu dans un commissariat, mais jamais ainsi, et surtout pas le labo de quelqu'un.

 « Pardon pour le subterfuge, très chère, mais il me fallait une bonne excuse pour venir te voir. J'ai besoin de toi, donc autant faire d'une pierre deux coups. Alors ? Que me vaut ce risque pris ? »

Il se demanda brièvement si elle profiterait dudit subterfuge pour autre chose que leur conversation. Après tout, il était venu en se faisant passer pour son conjoint.

Vasily tourne un peu dans le labo, prenant mentalement note de tous les petits détails qu'il parvient à capter : la nourriture, la boisson, l'agencement, la façon dont tout est traité autour de lui, la tenue de Cybèle, son comportement, et (fait plutôt amusant) sa gêne visible. Oui, il avait osé se permettre un petit écart l'instant d'avant, mais plus que ça, c'était vraiment le fait qu'il ait eu l'audace de venir jusqu'à son lieu de travail. Et en plus, de se faire passer pour quelqu'un qui ne l'était pas. Quelqu'un d'aussi proche d'elle.

Il se demanda, une fois de plus, si elle déciderait d'en profiter pour jouer le jeu à fond.

Mais la réflexion passa aussitôt vers le sujet même qui l'amenait ici, et qui était bien plus urgent à sens. Il fouilla dans une de ses poches, et en tira un anneau, comme une bague de fiançailles. Il l'examina un bref instant, juste assez pour se rendre compte qu'il avait oublié de la nettoyer et qu'elle avait encore des traces de sang. Il la donna à Cybèle.

 « N'aie pas peur, ce n'est pas une proposition. J'ai besoin que tu te serves de tes subtiles et pratiques capacités pour m'aider. »

Devait-il lui expliquer comme il l'avait obtenu ? Hmm... probablement pas.

 « J'ai... obtenu ceci. Cette bague appartenait à une jeune femme qui n'en aura, malheureusement, plus besoin. On me paye pour trouver la personne qui a fait ça et qui, éventuellement, pourrait le regretter amèrement et ne plus jamais importuner personne. Comme tu es une experte, j'aurais aimé que tu me dises tout ce que tu peux glaner sur la personne qui s'en est prise à cette ravissante jeune femme de vingt-deux ans, retrouvée découpée en morceaux dans sa chambre d'hôtel. »

Il lui adressa un sourire très fier de lui. Il aimait bien la déstabiliser avec ce genre de détails saugrenus et qui n'avaient rien à faire là. Juste pour tester sa réaction et s'amuser de celle-ci.

Affichant une légère moue déçue, Vasily se gratta le bas du visage.

 « Rien de plus ? Tu n'aurais pas la possibilité d'avoir un nom, ou un prénom ? Ou même un surnom, un signe distinctif comme un vêtement ou une marque ? Ça m'aiderait beaucoup. »

Il la vit, néanmoins, souffrir légèrement de l'utilisation de sa psychométrie. Il avait beau avoir le cœur dur et meurtri, le tueur ressentit quand même une légère pointe d'inquiétude. Fugace, et pas très importante, mais tout de même. Ce qui s'était passé au théâtre avait été assez brutal, choc, et ils avaient bien failli se retrouver coincés tous les deux dans un incendie, ou au milieu d'une fusillade. Cybèle avait l'estomac accroché, et l'esprit aussi, mais il n'était pas sans savoir que vivre une expérience comme celle-là pouvait avoir des conséquences néfastes sur le moral de quelqu'un.

En bref, il se demandait si tout cela n'affectait pas la jeune femme, et expliquait son état actuel, visiblement épuisée qu'elle était par un simple geste. Devait-il s'en inquiéter davantage et lui poser la question ? Ce ne serait pas spécialement gênant, et si jamais un curieux les entendait à ce moment-là, il ne serait pas forcément surpris qu'ils parlent de ces événements. Vasily n'avait pas spécialement été choqué par ce qu'il s'était passé, mais il était intrigué et prudent ; la vie à Moscou pouvait, tout à coup, devenir bien plus dangereuse.

Et paradoxalement, il s'inquiétait davantage de la santé de sa partenaire de choc plutôt que de sa propre vie. Mais c'était probablement motivé par le fait qu'il n'avait pas beaucoup de chances de mourir en tombant sur le premier type venu. Il savait se défendre, et même mieux.

Il se résolut à poser la question :

 « Tu te sens bien ? Tu es toute pâle, d'un coup. Est-ce seulement ton petit truc, ou est-ce que tout ce qu'il s'est passé au théâtre t'a marquée ? Je comprendrais, si c'était le cas. On a failli mourir. »

C'était dit avec une simplicité froide, mais soucieuse. Du moins, c'est ainsi qu'il voyait les choses, lui.

Vasily hocha doucement la tête, ne sachant pas vraiment quoi répondre. Il n'était pas habitué aux remerciements depuis de bien nombreuses années, maintenant, et il savait que s'il se fermait ainsi, c'était pour une bonne raison. Il n'avait pas l'intention de changer cette habitude, juste pour quelqu'un qui l'aidait uniquement parce qu'il payait ladite personne. Il ne la considérait pas comme une amie, et c'était très probablement réciproque. Si elle avait besoin de lui, il lui offrirait un premier coup de main gratuit, par souci de montrer sa bonne volonté. Mais rien de plus.

Alors pourquoi ces mots sortirent-ils de sa bouche :

 « J'aurais pu comprendre que tu en sois perturbée. Il y avait de quoi traumatiser n'importe qui, de voir soudainement autant de gens accusés de trahison ou je ne sais pas quoi, et surtout... cet incendie. Ces morts. Une fusillade qui aurait pu éclater d'un coup. J'espère quand même que tu t'es autorisée un moment ou deux pour souffler. »

Il en doutait.

Cybèle était quelqu'un de sérieux, plongé dans son travail, qui ne souffrait pas de marquer des temps morts sous prétexte qu'elle avait failli mourir dans un théâtre. Certes, son boulot n'était pas toujours le plus facile, il était bien payé, mais elle avait une fille à élever, seule. Ce ne devait pas non plus être le poids le plus évident à porter. Des pensées qui ramenèrent brièvement Vasily des années en arrière, à une époque où il avait été lui-même le père aimant d'une petite famille cherchant à se faire une place.

Fallait croire que tout ça, ce n'était pas pour lui. L'absence d'attache avait quand même du bon ; il pouvait se permettre de faire ce qu'il voulait, et surtout, il pouvait travailler quand il le voulait sans se soucier que quelqu'un devait l'attendre quelque part. A contrario de la jeune femme devant lui.

 « Et ta fille, comment le prends-t-elle ? Pour une enfant, ça doit être compliqué d'appréhender tout ça et de se dire que sa mère y était. Si elle est au courant. »

Pourquoi s'attarder ? Il n'y avait aucun intérêt à discuter ainsi.

 « Eh bien, tant... »

Ok, il ne s'attendait pas à ça.

Le contact féminin ne le gênait pas, mais il se sentit soudainement extrêmement gauche et agacé à la fois, comme un adolescent découvrant pour la première les saintes vertus d'un câlin fait par une femme. Il se racla la gorge une fois, puis une seconde, avant de chercher à la repousser délicatement. Il se retint aux derniers moments de toucher sa peau, et préféra lui saisir les épaules pour l'obliger à reculer.

Il se moqua éperdument de la lueur, brève mais réelle, d'agacement ou d'exaspération qu'il put lire dans ses yeux.

 « Oui, bon, ne va pas le crier sur tous les toits. Je ne tiens pas à ce que tout le monde se mette à me faire des câlins. »

Il se mit à bouger, vivement, en espérant que partir au plus vite serait une bonne solution. Il se sentait enfermé, un peu bloqué même, dans cette configuration ; comme s'il n'était pas capable de mettre sa froideur protectrice devant son empathie, qu'il tassait bien au fond de son esprit. Il s'arrêta toutefois à un bon mètre de la porte, les pensées tournées vers autre chose. Puis, poussant un soupir, il se retourna, affichant une mine renfrognée.

Mais en réalité, il n'était pas déçu, en colère ou quoique ce soit. Il réfléchissait juste, et se forçait à formuler la question qui suivit :

 « Ecoute... on a pas passé une méga soirée l'autre jour, au théâtre. Si ça te dit, je t'invite un autre soir. Dans un lieu où on risque moins de se retrouver dans la merde que c'était là-bas. Et promis, je tâcherai de laisser mon côté ronchon au placard. »

Il ne parvint pas à sourire, même s'il l'aurait voulu. Ça paraissait tellement inhumain, tellement difficile, de se mettre à se comporter normalement. Il se forçait, évidemment, car il se sentait un peu redevable envers Cybèle. Elle l'aidait beaucoup plus qu'elle ne le pensait, et elle prenait de sacrés risques – en plus de sa situation sûrement pas toujours facile.

Il n'en était pas à vouloir lui dire qu'il allait être le papa de sa fille. Dieu merci, certainement pas. Mais il était sur son chemin sombre depuis si longtemps qu'il pouvait espérer que Dieu le laisse profiter un peu des autres êtres humains, pour une fois.

Vasily se passa une main dans la barbe, réfléchissant rapidement. Il connaissait deux ou trois endroits qui correspondaient à ce que la jeune femme pensait, mais il n'avait pas envie de se taper un petit truc merdique. Il préférait assurer un minimum le coup en optant pour un endroit un poil plus hypé, sans être du grand luxe. Au moins quelque chose où la carte du menu ne proposait pas de menu enfant, ni un café hors de prix dégueulasse.

 « Je connais un ou deux endroits plutôt pas mal. Ça devrait te convenir assez facilement, mais je serais toi, j'opterai pour une robe un peu plus... disons sobre, en terme de couleur. Quelque chose de noir ou de gris, ça t'irait mieux. »

Il ouvrit la porte, mais se retourna une dernière fois, incapable de résister :

 « Allez, à la prochaine, chérie. Et fais attention, tu auras sûrement du boulot de ma part d'ici peu. »

Avec un sourire plus malin que jamais, il sortit de la pièce, repassant dans sa tête toute la débilité de cette conversation, et surtout, tout ce qui n'allait juste pas. Le contact physique n'était pas son truc, et il s'était laissé câliner comme une peluche pour enfant. Putain de merde, il se ramollissait. Il fallait qu'il fasse gaffe, ou Cybèle allait le transformer en guimauve et faire de lui un héros. A moins qu'elle ne soit beaucoup plus terre à terre que ça, et ne souhaite simplement le chevaucher l'espace d'un soir pour en finir là une bonne fois pour toutes.

A la limite, ça, ça le gênait nettement moins que l'autre possibilité ; celle qui impliquait qu'elle l'appréciait, sous ses dehors rustres et froids. Si c'était le cas, il devait redoubler de méfiance, ou elle finirait effectivement par le changer contre son gré et il finirait par commettre des erreurs et se mettre en danger inutilement. Sans parler de la mettre en danger elle ! Car même s'il paraissait souvent insensible ces dernières années, Vasily ne tenait pas à être responsable de la mort de quelqu'un qui ne le méritait pas.