Sûr que l'existence n'est plus la même. Désormais, son minois n'est plus celui d'une parfaite inconnue. Désormais, la plèbe frissonne lorsqu'elle louvoie parmi elle. Stigmate écarlate sur la chair tendre, chacun marqué comme le serait du simple bétail. Point d'accalmie quand elle s'en vient narguer les rues impétueuses de Moscou. Sans doute voudrait-on arracher une-à-une ses belles plumes de jais. Seulement, Dahlia s'en moque. Ce qui prime porte le doux nom d'Imala; douce corneille qu'elle aspire à exposer aux yeux de tous, trophée étincelant d'une dynastie hors pair. Ce qu'elle en est fière du sang qui pulse ses veines et irrigue ses sens !... A la fois sœur et progéniture. A la fois sienne et émoi profond. Famille qu'elle chérit plus que de raison. Contre vents et marées, même si le cœur n'est pas toujours louable.

De son perchoir, volatile scrute les environs d'un œil alerte. Zorya. Elle la distingue nettement, talonnée de son énorme pataud dont la foulée guide ses pas. Poignée de minutes encore, où elle s'autorise à contempler sa beauté juvénile. Vision céleste lui rappelant secrètement que les années lui ont dérobé sa jouvence. Corneille déploie dès lors ses égides, l'échine courbée vers le sol dans quelques secousses irritées où le plumage s'hérisse d'exaltation. Un croassement détonne, tandis que silence se plaît pourtant a enlacé les lieux. Froissement de duvet. Corbeau se pose dans l'herbe. Craquements d'os. Dahlia détend ses muscles froissés. Rictus s'en vient animer sa trombine d'une tendresse indocile. Myocarde s'éjouit sous la flanelle. Zorya. Fleur délicate dont les pétales s'embellissent à vu d'œil.  

Sa main fourrage dans la fourrure du cabot malgré le frisson qui malmène la colonne. Regard partagé entre les deux bestioles. Trêve tacite du canidé et du corvus. Opine de sa caboche brune, quand l'animal s'affale au pied de sa maîtresse. Dahlia inspire l'air. Et d'une main leste, s'en vient effleurer la peau diaphane de la jeune femme, signifiant également sa présence par la même occasion. La Dame prend alors place à ses côtés. Pas un bruit pour rompre le calme, si ce n'est la respiration sifflante de l'ami sagement allongé auprès d'elles. Mirettes se ferment un instant. Le temps d'apprécier la quiétude des lieux.

« Zorya, qu'elle murmure enfin, tu voulais me voir ?

Naïveté scandaleuse. Dahlia devine parfaitement ce qui palpite sous la tignasse dorée. Des réponses, pour un trop grand nombre d'interrogations. Sans doute aurait-elle pu lui conter le véritable sens de sa venue. Peut-être aurait-elle dû admettre le pot-aux-roses. Mais l'effet de surprise est plus intéressant encore. Ses iris cherchent dès lors les siennes. Et, si ceux-ci traduisent l'incompréhension, le rictus qui ne parvient à quitter ses lippes, lui, confirme en revanche toute l'étendue de cette mascarade.

– Ne sois pas si renfrognée, mon ange.

Glousse le corbillat.

– Ce serait dommage de voir apparaître quelques flétrissures sur ton si joli front. »

Mirettes s'acoquinent d'une ligne fâchée sur le front pâle. Grimace mutine au coin des lippes, sous la couche pourpre qui distrait les sens. Son effet, Dahlia l'a cherché bien entendu. Et voilà que Zorya le lui offre sur un plateau d'argent. Elle en aurait presque le cœur fêlé. Mais jubilation trémule entre les côtes. Pourquoi ne lui a-t-elle pas conté tout ceci ? Devenir famille régisseuse n'est tout simplement pas une couronne qu'elle porte avec légèreté. Qui peut bien entrevoir le dessein qui se dissimule là-dessous ? Plus encore, quel œil pourrait entrevoir l'entaille qu'elle s'efforce de calfeutrer derrière ces quelques bruissements d'ailes ? Au souvenir d'une jouvencelle bafouée, que la main d'un homme a contraint à courber l'échine ! A la mémoire d'une tribu condamnée auprès de qui l'Homme n'a su évoluer !... Comment parviendrait-Elle à l'appréhender, alors qu'elle-même semble lutter contre d'autres démons ?

Lassitude gagne dès lors la carcasse du volatile. Un frémissement ennuyé fourrage dans le plumage de jais. La Dame s'affale plus encore contre le dossier taillé grossièrement dans un bois prosaïque. Sûre que la conversation sera longue. Au diable, ces âmes susceptibles !... Peut-être lui ferait-elle une scène ? Dahlia s'en amuse finalement. Et d'un rictus faussement contrit, hausse outrageusement ses épaules. Qu'en a-t-elle à faire dans un sens ? Pourtant, la simple idée d'entailler un peu plus les ventricules de Zorya s'en vient assombrir les traits délicats de son minois. Cruelle faiblesse ! Elle qui se jure, chaque jour, de ne point s'imposer boulet aux chevilles. Voilà qu'elle baisse la garde malgré la froideur d'un hiver, jadis, sur les lèvres. Corbillat, toutefois affranchi, deviendrait-il animal de compagnie ? La comparaison lui brûle le gosier. Et, si elle souhaiterait gronder l'écervelée de toute sa fureur, voilà qu'elle encercle prudemment sa petite main de la sienne.

« Ne te méprends pas, Zorya, je n'ai jamais souhaité agiter quelconques craintes dans ton cœur.

Sûr qu'elle n'a pas agis contre elle. Mais le pouvoir crépite au bout de ses doigts. Et, il annihile tout ce qui compte sous le costume d'un marbre alcyonien. Il renverse tout. Danse au fond des prunelles ébènes le bandeau d'une dynastie prodigieuse. Peut-elle en assimiler, ne serait-ce que, les contours ? Quelque chose de grand tressaille dans l'obscurité.

– Et sache que je ne t'ai pas oublié, mon ange. Bientôt, tu trôneras à ma droite. Je te veux à mes côtés lorsque le monde basculera.

Gorgonia chuinte de toute sa prestance. Dahlia frissonne d'une parfaite hérésie. oh, quelle beauté noire sous la blondeur angélique !...

– Je ne pouvais informer quiconque de la supercherie. Comprends bien que tout ceci dépasse de loin tes caprices, mon enfant.

S'approche le souffle chaud du sien, caresse les commissures d'un baiser à peine contenu.

– Il serait donc préférable de ne plus agir comme une enfant gâtée », qu'elle murmure aux abords de ses lèvres.

Caresse dérobée au néant. Suffoque l'inspiration dans le creux du gosier. Et ça fait tourner caboche; la brûlure prohibée entre les lombes. Ce qu'elle souhaiterait l'étreindre, là, vulgaire poupon sous quelques paluches cinglantes. Point de douceur malgré la langueur maternelle qui s'en découle. Elle ne l'a jamais connu. Pas même avec Rafael. Peut-être un temps, une minute, folâtre, qui s'en est allée aussi sec. Aucune mignardise pour le corbillat, si ce n'est le délicieux parfum d'une vengeance éternelle, celle qu'elle traînera à ses chevilles comme un boulet, du moins jusqu'à ce que la fin ne vienne définitivement la faucher. Ses doigts cramponnent plus vivement les siens. Sûr qu'elles n'en ont pas le droit. Que diraient les siens ? Si Dahlia se fout des murmures qui frissonnent dans l'obscurité, Zorya, en revanche, s'y intéresse d'un peu plus près.

« Quelle belle ambition, inspire-t-elle, mais n'oublie pas qu'il n'y a la place que pour une seule Reine, ma douce.

Si elle devient baronne du crime, Dahlia n'en restera pas moins suprématie. C'est une promesse. Zorya s'en trouve bien trop jeune encore. Elle n'appréhende pas la totalité des enjeux. Comment pourrait-elle aspirer à plus sans cela ? Mais la route est longue et semée d’embûches. Alors elle glousse, croasse dans quelques battements d'ailes nébuleux. Point de sentiments pour la Dame. Elle becquerait tout sur son passage à n'en point douter. Il n'y a que sa sœur - peut-être - qui puisse prétendre à dompter l'animal sous la couenne, son unique famille, celle pour qui Dahlia courberait l'échine. Alors menotte s'aventure, flatte la chair délicate, cramponne la gorge blanche sans y enfoncer ses serres néanmoins. Il serait si facile de maculer de pourpre l'innocence cuisante derrière les longs cils. Mais la poigne se dérobe. Et la menace s'étiole au gré de la brise.

– Je conçois ton embarras. Mais je ne pouvais agir autrement, clôt-elle sans détour.

Mirettes papillonnent, se posent plus loin, là où la nature s'épanouie timidement. Le temps se gâte au dessus de leur couche. Comme l'émoi qui épaissie présentement entre elles. L'inspiration siffle le long de ses naseaux. Alors Dahlia s'adoucie.

– Je te demande de me faire confiance, une fois de plus.

Ses doigts lissent doucement la chevelure blonde. Si elle discerne nettement la convoitise qui brûle entre ses côtes, Dahlia n'en reste pas moins méfiante. Qui pour veiller sur elle le jour où elle fera véritablement front à son sang ? Qui pour protéger ses heures le jour où - peut-être - elle se dressera contre elle ?

– Protège ses arrières, qu'elle murmure au creux de l'esgourde, prière adressée à l'immuable, à ce qui grouille sous le cuir.

Faiblesse trémule entre les ventricules. La nausée lui prend alors le gosier. Inclination traîtresse. Et elle agite le carafon pour ne point s'attendrir à nouveau.

– Tu nous mèneras à notre perte. »

Affirmation ténébreuse. Mais Zorya en comprend sûrement les dessous.

L'affect n'a point sa place ici et pourtant, quelque chose tremble dans l'atmosphère.

Comme elle souhaiterait céder à la passion qui lui cisaille l'abdomen !... Il suffirait d'un battement d'ailes seulement. Mais Madone détourne sa trombine dans un papillonnement de cils. Point d'affect lorsqu'il s'agit de couronne à pourvoir. Le baiser déposé lui dérobe néanmoins un frémissement, imperceptible, qu'elle dissimule derrière un rictus contrit. Faiblesse de ce corps de femme qui ne sait que répondre à l'appel sauvage du désir. Menotte balaye une mèche brune. C'est la prestance qu'elle s'essaye à retrouver malgré cette pression délicieuse entre les lombes. Douce enfant, calfeutrant pourtant l'horreur sous ses traits graciles. Dahlia s'en méfie autant qu'elle s'en délecte secrètement. Un jour, peut-être, lorsque l'une aura définitivement muselé l'autre. En attendant, le Corbillat scinde, guette la moindre faille, droite comme un « i ». Sûr qu'elles pourraient s'étreindre. Sûr qu'elles pourraient se détruire. Mais chacune refrènent l'inéluctable qui ne cesse de trémuler sous le masque.

« Tout se paye, qu'elle murmure, insondable.

Et elle lui ferait payer le prix fort. Réciproquement, sans aucun doute. A croire que les trémolos du myocarde n'ont point assez de poids. Rien de suffisamment noble pour taire la cupidité entre les ventricules. Pas même la famille, finalement. Sourcils froncés, Dahlia plonge ses prunelles de jais dans celles de sa comparse. Qu'espère-t-elle y déceler ? Une fêlure. Quelques promesses tacites. Mais il n'y a que les abysses au cœur de l'opalescence fatiguée. Alors elle inspire bruyamment. Un peu lasse. A qui se fier quand elle ne parvient pas elle-même à tenir ses serments ? Les doigts picotent. Les phalanges fourmillent. Comme elle aimerait s'abandonner au vide quelques fois !

– Me voilà donc chanceuse, qu'elle croasse.

La gorgone ou le charognard. Qui l'emporterait ? Nul le sait. Pas même elles.

Une œillade au rouage qui grouille sous sa nuque et voilà qu'elle se recentre à son tour sur les derniers événements. Un rictus nébuleux étire dès lors ses lèvres pourpres. Elle trépigne, l'Ingrate, de la position qui se trouve être la sienne. Peut-elle lui conter vérité ? Le doute plane, tandis qu'elle se voûte à nouveau vers ses traits délicats. De toute sa superbe, sa silhouette surplombe la sienne. Point de scrupule sur sa gueule satisfaite. Que fera-t-elle une fois le pot-aux-roses dévoilé ? La couvrira-t-elle de marbre pour cet affront ? Elle en prend le risque.

– Pourquoi voudrais-je trouver un moyen de les retirer, quand je suis, en partie, à l'origine de celles-ci ?

Elle savoure l'effet de son aveu, un brin hilare, à peine confuse. Pourquoi aurait-elle contredis le Tsar ? Ces appareils sont un subterfuge, un moyen de garder main mise sur la populace. une monnaie d'échange qui serviront forcément ses intérêts une fois la tête d'Igor sur une pique. Le volatile coasse d'une béatitude répugnante. Ce qu'elle s'amuse du désarroi qu'elle sème sur son passage !

– Ne fais pas cette tête, mon ange. Tu ne crains rien. Ce n'est pas sur toi que les regards se portent le plus. Disons que... tu es une victime collatérale simplement. »