Tu t’efforçais de descendre calmement les escaliers menant aux loges. En plusieurs années à fréquenter assidûment l’opéra, tu avais fini par connaître ses recoins par cœur, même les coins normalement interdits au public. Il faut dire que par pure déformation professionnelle (et parce que tu avais un léger côté paranoïaque) tu avais pris l’habitude de repérer chaque sortie d’un lieu, en particulier les plus discrètes qui te permettait de t’échapper rapidement, avantage non-négligeable. C’est donc d’un pas sûr et calme que tu te dirigeais vers les loges réservées aux artistes. Pourtant cet air impassible n’était absolument pas représentatif de la tempête qui se jouait actuellement sous ton crâne.
Tu n’aurais jamais pensé ça possible, loin de là. Pour la première fois, la tempête qui grondait constamment sous ton crâne s’était enfin éteinte l’espace de quelques minutes. Cela faisait si longtemps… Tellement que tu ne te souvenais plus de ce qu’était vivre sans être constamment sur ses gardes, sans être constamment hanté par des souvenirs, des cris, par la morsure glacée et sanglante de la culpabilité. La culpabilité pour ce qui était arrivé à Mallory… Tout ça c’était envolé l’espace de quelques instants magiques. Quelque chose que tu n’aurais jamais cru possible de toute évidence. Alors tu t’étais demandé ce qui pouvait bien causer ce calme, déjà envieux de le ressentir à nouveau, déjà anxieux à l’idée de perdre cela. C’était pour cela que tu descendais les marches ainsi. Calmement. Cachant tes questionnements qui, tu l’espérais, trouveraient une réponse. Ça avait commencé quand tu l’avais entendu chanter. Et cela avait prit fin quand elle avait achevé son ultime note. Elle. Evgenia Gregorova. Tu avais regardé son nom sur le programme juste après sa prestation. Des chuchotements avaient alors retentit autour de toi et tu avais compris sans mal que la jeune femme était plutôt connue et ses performances, attendues. C’était donc un malheureux hasard si tu ne l’avais encore jamais vu sur scène. Mais c’était désormais chose faite et tu étais curieux d’en savoir.
Tu finis par parvenir au couloir des loges. Heureusement ton costume bordeaux couvrant une chemise anthracite se fondait dans le décor des musiciens en costards qui passaient régulièrement dans le couloir, seule la couleur te faisait ressortir de cette masse de tissus noirs et blancs. Tu parcourais le couloir à pas lents, jetant un œil aux différents noms sur les portes. Le couloir était haut de plafond mais aurait eu besoin d’une sérieuse rénovation. La peinture s’écaillait par endroit et des morceaux de plâtres et de dalles semblaient s’être enfuis vers une vie meilleure avec les années qui défilaient. Comme souvent, la partie publique était reluisante et magnifique, mais les lieux réservés aux artistes l’étaient beaucoup moins. Il faut dire que les premiers venaient pour leurs divertissements quand d’autres s’y rendaient pour le travail.
Finalement, tes yeux se posèrent sur le nom tant recherché et tu t’avançais à pas lents jusqu’à la porte. Tu la fixais durant quelques instants. Les réponses se trouvaient peut-être derrière ce panneau de bois brun. Mais avais-tu réellement envie de les connaître ? Tu étais curieux de nature. Mais voilà. Aujourd’hui chaque décision était prise avec soin, le pour et le contre étaient minutieusement pesés. Et lorsque tu t’étais levé pour rejoindre cette porte… Tu n’avais pas réfléchi. Tu avais été impulsif. Raison pour laquelle tu étais figé devant, commençant à te questionner. Mais peut-être que pour une fois, ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Peut-être que pour une fois tu pourrais juste retrouver le calme et la sérénité et ne pas te poser plus de question. Ce fut cette réflexion qui te poussa à lever le poing pour toquer trois fois contre la porte, attendant fébrilement que l’on vienne t’ouvrir. Mort de curiosité et d’impatience. Et lorsque enfin le panneau de bois s’entrouvrit, tu inclinais légèrement la tête « -Bonsoir Mademoiselle Gregorova. Puis-je entrer l’espace de quelques minutes ? J’aimerais vous parler. ».