Tenez vous à l'écart des petits esprits,
et n'ayez peur de rien.

Edgar Allan Poe.

J’ai appris qu’on pouvait être complètement torché avec classe en commençant à travailler sur la Grande Avenue. Quand j’écumais les bars autrefois, la panacée au fond des poches comme un sachet de lavande parfumant les fibres, les silhouettes s’agitaient, bourrées comme des outres, dans une danse macabre qui auraient répugné n’importe lequel des clients luxueux présents ici. La proximité avec le Boulevard Richesse impose le calme et personne ne veut voir la police débarquer dans son office, moi compris, surtout pas avec des kilos de Raskovnik cachés sous le comptoir dans un coffre fort dont j’emporterai le code dans la tombe.
Essuyant donc soigneusement un verre sorti du lave vaisselle à l’aide d’un torchon aux fibres tissées d’une matière dont le moindre centimètre chie de l’or, je m’improvise derrière mon comptoir capitaine de navire accoudé à son bastingage, levant le verre à cocktail à la hauteur de mon visage pour observer en diffraction à travers la lentille du cul du contentant, le chancellement presque gracieux d’un banquier pompette. Ses pommettes rougies par un Redbreast quinze ans d’âge récemment importé lui donnent l’air d’une petite fille de bonne famille à la peau écorchée par la brise maritime qui soulève son cœur fragile d’une nausée poissonnière. Il retient pesamment des hauts le cœur que je devine et disparaît ensuite après avoir pris ses informations de celui qui l’accompagne, dans le coin du bar où se cachent les commodités. Je suis sa démarche à travers ma loupe de fortune sans cesser mes mouvements de phalange qui viennent désormais à faire grincer le verre de propreté, m’imaginant sur le pont d’un navire fantasmé.

Soudain, un visiteur aborde le mirage ; la porte s’ouvre et fait entrer dans le tintement du carillon, l’orage en basse abyssale, qui depuis quelques heures flagelle les vitres de gouttes épaisses. J’abaisse ma fragile longue vue, tourné de profil vers le néant vespéral entr’ouvert par la porte qui se rabat derrière une silhouette échappée semble-t-il du dernier cercle des enfers. D’un regard en coin je l’observe en silence, ainsi que les quelques clients présents à cette heure tardive, jaugeant muettement si la pochtronne ne s’est pas égarée et qu’elle appartient bien à notre élite.

Drapée de tempête jusque dans les moindres fibres de ses vêtements qui en linceul foncé essorent son petit corps frigorifié, la belle demoiselle à qui l’on ne donnerait pas un quart de siècle porte encore au fond de ses yeux vibrants l’écho de l’orage qu’elle a traversé. Je me redresse pour reposer le verre sur le zinc finement lustré. Vacillant sur les couteaux des talons superbes qui sculptent ses mollets, Valentina, moussaillon serveuse de L’Illuminé, hésite à draper d’une pelisse la nouvelle venue.

« Que puis-je pour vous, madame ? » salué-je la demoiselle.

Dans un coin de l’encéphale le navire a fait naufrage contre le rivage de cette nouvelle échappée, et son épave divague indéfiniment dans un souvenir avorté.

Nul besoin d’une psychologie superbe pour explorer les profondeurs du regard abyssal qui soudain sur moi s’abat comme le ferait la tempête sur les plus ensoleillées des journées, mais là n’est point la raison de mon office. Saisissant le bref échange lourd de banalités polies, Valentina détermine son inutilité et va hisser les voiles de ses jupons d’un lisse sculptural plus loin dans la salle afin de servir nos hôtes avec la distinction qui s’impose. Brisant ma contemplation de notre inconnue échouée sur le pont de mon comptoir, j’enregistre une commande simple qui révèle des goûts traditionnellement attribués à ma clientèle féminine et l’accepte d’un signe de tête, me saisissant d’un verre délicatement soufflé.

« Quelques minutes ? Je crois pouvoir faire cela. Ma chère vous êtes ici chez vous, et je vous accorde l’éternité si nécessaire. » Je lui accorde un clin d’oeil espiègle. « Tant que je remplis régulièrement votre verre. »

Un rire discret, insonore presque, secoue ma cage thoracique tandis que le verre, retourné habilement sur un carré de bois finement sculpté par un artisan du coin de la rue tinte à sa manière. Sa propreté merveilleuse reflète délicatement les plafonniers qui illuminent l’intérieur du bar et renforcent l’obscurité extérieur dont les fibres se pressent contre les vitres brouillées de larmes, comme de mauvais présages.
Saisissant ma meilleure liqueur, torchon enroulé autour d’un poignet souplement exercé, j’entreprends d’en arracher le bouchon dans un bruit sous vide caractéristique pour saisir mon hôtesse.

« Que puis-je pour votre service mademoiselle ? La dureté de vos traits, à moins qu’il ne s’agisse de notre infâme météo, traduit une évidente contrariété. Quelqu’un vous aurait-il éconduit ? Chercheriez-vous à fuir quelque chose ? »

L’odeur intense de l’amande amère se répand autour de nous, s’accroche délicatement à l’atmosphère pour complexifier davantage le tableau des saveurs mélangées au fil des commandes passées et servies. Je pousse le sous-verre en piédestal délicat sur le comptoir, me suspends dans l’attente d’un récit palpitant tandis que Valentina, encaissant des clients sur le départ, me confie des verres dont le vide intersidéral confirme la qualité de mes breuvages.