Aut omnia, aut nihil

Il est vrai que tu avais seulement passé 8 ans de ta vie en Russie avant de la quitter pour un long moment aux côtés d’Oda et de son petit. La femme avait pourtant connu d’autres corps, de manière charnelle, dans le pays de l’Hiver. Tu ne te considérais pas réellement comme Norvégien car la culture avait pour toi une froideur et une étrangeté qui ne comblait pas les trous laissés par une société dure et terrifiante comme l’avait été la Russie pour toi, enfant. Tu avais été élevé plus durement, la peur omniprésente de revenir après la mort était traitée dans le reste du monde de la façon la plus ridicule qui soit : les invasions zombies. Les morts se relevaient parfois en Russie mais animés d’une autre faim, celle de vivre et parfois de la plus cruelle des façons.

Tu attires ta main vers toi et tu déposes ton menton dans celle-ci, un sourire indulgent ornant tes babines, sans que tu essaies pourtant de la contredire. Tes paupières s’affaissent un instant, tu as quitté des yeux le fil qu’elle ne voit pas pour observer avec paresse ton thé. « Tu as raivon. Où as-tu trainé hier foir ? » Demandes-tu plus par politesse que par intérêt. Encore que … Savoir les liens qu’entretenait Agnès te permettrait plus aisément de te faire une idée sur ses amis, les endroits où il fallait se rendre et qui aborder. Ta cousine n’était pas une femme facile et elle te mettait régulièrement des bâtons dans les roues mais, assurément, avec les bonnes propositions, il serait possible d’échanger ses informations avec ce qui lui fera plaisir. « Tu m’emmèneras ? » Les yeux pétillants de malice, tu n’en penses pas un mot. A votre âge, on commençait à se faire trop vieux pour fréquenter des longues soirées animées par des jeunes et où la drogue se vendait mieux que l’alcool. Chagrin était encore dans cette période où il pouvait profiter de la vie et énerver les couche-tard de la famille en passant sans cesse d’une émotion brutale à une autre.

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Ah… voilà que ses prières se voyaient exaucées. Qu’il embrasse son idée ou décide de se montrer conciliant, peu importait au final. À choisir, Agnes préférait l’avoir avec elle que contre elle. Pour avoir déjà expérimenté les deux options, elle s’était fait son opinion sur la question. De toute manière, elle ne pouvait pas se permettre de souffrir d’un nez cassé, sa vie sociale en aurait pris un coup et elle n’était pas encore assez implantée en terre russe pour disparaitre une bonne quinzaine de jours le temps de cicatriser. Mais la bonne volonté de son cousin quant à son invitation ne pouvait que la pousser à mettre ses appréhensions de côté.

« Traîné ? Enfin, Lycaon, je ne me traîne pas, je vais avec grâce et élégance… »

Contra-t-elle avec un mouvement de bras aérien en exemple. Après avoir goûté aux plaisirs très propres sur eux du Boulevard Richesse, Agnes s’était laissée tenté par des coins plus originaux. De toute manière, les investisseurs ne fréquentaient les beaux restaurants que jusqu’à minuit avant de filer vers des endroits plus à même d’accepter leurs fantasmes en toute discrétion tant que leur argent coulait pour se payer ce luxe. Elle n’avait pas été déçue de sa destination de la veille et elle aurait été ravie d’entraîner Lycaon avec elle comme un guide touristique.

« Hier soir, j’étais dans Zamoskvoretchiye, figure toi, au Klub Orkestr. Un endroit qu’on gagne à connaitre. Autant pour ses divertissements que pour ceux qui le fréquente… »

Un endroit qui lui donnait un petit aperçu de ce à quoi l’ancien tsar était confronté. Ainsi que des personnes qu’il était bon d’avoir dans sa poche pour leurs relations. Hier soir, Agnes s’était contentée d’observer et de se couler dans l’ombre de ses hôtes mais rester dans l’ombre n’était pas fait pour elle et elle comptait bien y remédier le plus vite possible. Si son cousin voulait se joindre à elle, ce serait encore mieux mais elle en doutait. Les soirées jusqu’au petit matin n’étaient pas le genre d’endroit où elle l’imaginait, à son grand regret. Les Tolma étaient toujours plus forts ensemble et elle serait plus facilement partie en soirée avec lui, du fait de leur passé commun.

« Mais avec plaisir ! Et avant ça, j’ai été invitée à une couturière au théâtre Yermolova la semaine prochaine, viens avec moi ! »

Peut-être qu’une soirée dans des horaires décents trouverait plus grâce à ses yeux.

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« Mes excfuves. » Conciliant, moqueur aussi, tu la laisses se pâmer avec la bonne grâce de celui qui voit ce genre de mimique au quotidien. Tous les Tolma ne sont peut-être pas des enfants bien élevés et certains fuient les représentations comme la peste mais d'autres, tels qu’Agnès brillent par leur confiance et leur facilité en société. « Klub Orkestr ? Qu’ef’que tu y trouves ? Raconte-moi. » Soudainement plus intéressé, tu te penches naturellement vers elle pour l’inviter à te parler un peu plus de ce qui te semble être une boîte de nuit ou un bar – voire un bordel, qui sait avec Famine, la faim est partout – mais également des habitués. Est-ce que se risquaient à Zamoskvoretchiye des gens du Boulevard Richesse et sous quel accoutrement ? Les gardes aux frontières de chaque quartier devaient en savoir assez pour que quelques roubles délie des langues, voire te listent une petite troupe de richards qui allaient s’encanailler. Ou il suffirait de garder Agnès à portée de main. « Yermolova ? Comme le théâtre qui a brûlé ? » Un doigt passe sur ta joue pour gratter machinalement une plaque de peau irritée. Tu finis par te redresser, un index traçant avec intérêt ta cicatrice. « Bien fûr, fi Oda n’a pas bevoin de moi, ve ferais rafi de t’accompagner. » Tu savais difficilement dire non à ta mère, malgré tes périodes d’émancipation. Chagrin prenait cependant parfois le temps de te délester de ton fardeau auto-imposé, plus réfléchi qu’il y a quelques années. Changer d’état et rejoindre le reste de la famille dans une bulle empathique rendait les esprits plus conciliants, ça et le fait d’être seuls dans un pays qui n’est pas le leur. Seule Oda reste parfois un mystère, se coupant de tout et tout le monde par fatigue émotionnelle ou mentale, à toi alors de reprendre tes habitudes d’enfants pour retrouver sur son visage, dans ses gestes, ce qui la tracassait.

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« Des artistes, des fêtards, des paumés, des poètes… la faune habituelle en somme. Avec juste un petit peu plus de prestance que des bouges de bas étage. Tu sais quoi ? Viens voir par toi-même, ce sera plus amusant. »

Dans ce genre d’endroits, Agnes trouvait tout ce qu’elle aimait et savourait ces humeurs, ces désirs et fantasmes qu’elle devinait dans les cœurs et les boites crâniennes des gens frôlant son être. Ces gens qui avaient soif de reconnaissance, soif de divertissement, de frisson et de vie étaient ses frères et ses sœurs, ses âmes sœurs. Si elle n’avait pas eu autre chose à faire, la brune aurait pu mener une vie de bohème vivotant d’une fête à l’autre toute sa vie. Faire les invités ne pouvait durer qu’un temps, elle préférait de loin le statut d’hôtesse, le statut du pouvoir.

Son sourire flancha un instant comme une flamme avant de se redessiner vaillamment en brasier sur ses lèvres. Oui, exactement comme ce théâtre-là. Une pique s’enfonça dans son cœur, attirant le tout vers ses entrailles. Oh, on aurait pas osé lui jouer un mauvais tour ou l’envoyer bouler quand même ? Alors qu’elle s’était si bien tenue jusqu’ici, jouant les demoiselles parfaites pour épater la galerie et donner un certain prestige au nom Tolma. Non, c’était impensable. Peut-être avait-elle mal compris.

« Tant mieux. Je ferai confirmer l’invitation, alors. Sinon je trouverai un endroit plus digne de notre compagnie. »

Répondit-elle d’un ton badin, piquée par l’idée qu’on ait voulu se débarrasser d’elle. Si en revanche elle avait très bien compris et qu’on espérait la mener en bateau, certains allaient comprendre à la dure qu’on ne se moquait pas d’elle impunément et que ce genre de plaisanterie ne serait pas tolérée avec elle. Honte à elle de ne pas avoir fait le rapprochement. De sa part, c'était une erreur inadmissible. Elle ferait mieux de revoir ses envies de fêtes à la baisse pour réviser les lieux-clefs et les derniers rebondissements de la politique locale pour assurer son rôle au mieux. Elle faisait partie de la famille régisseuse, de la première branche même, elle ne pouvait pas se faire balader comme ça, ni montrer la moindre faiblesse. Rien que de penser à l’intérêt qu’elle avait montré à cette invitation faisait gronder une colère aveugle en elle. Qu’espérait-on ? Qu’elle débarque seule avec son enthousiasme de parvenue sur la voie de l’intégration pour découvrir qu’on se fichait d’elle ? Oh non. Elle allait les retrouver où qu’ils soient ce soir là, montrer qu’elle était plus maligne à ce jeu là et donner un petit avant-goût de ce qu’on risquait à irriter Agnes Tolma.

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« Qu’ef-que tu y troufes ? » Ta tête se penche, tes yeux se perdent et tu reprends machinalement ta tasse pour y tremper tes lèvres. Le timing était quelque chose d’important, se présenter trop tôt dans les bas-fonds était faire preuve d’une témérité qui n’était pas censé être votre habitude. S’y présenter trop tard était souvent vu comme une manière de parvenu de se trouver des relations aux mauvais endroits ou une marque de faiblesse d’esprit ou de corps. Trouver du petit personnel se faisait mieux parmi les hauts quartiers, ceux qui savaient se déguiser étaient plus aptes que ceux, moins chers mais moins expérimentés, des bas-fonds. D’un autre côté, sonder le peuple permettrait peut-être des orientations et des échauffements d’esprits populaires qui ne pourraient que vous être bénéfiques. N’étant toi-même qu’un piètre orateur, ton élocution était un frein important dans les discours, tu laissais aux autres l’occasion de se distinguer tandis que tu préférais semer de l’argent ou des troubles. « Ze feux dire …. Tu y fas pour la fête ou pour les relafions ? » Tu reposes ta tasse devant toi et observe le contenu vide. « Ze feux bien un arabica finalement. »

Face à toi, ça bouillonne. La montée de rage, de frustration et de colère d’Agnès avait de quoi interpeller certains des Tolma. C’avait été une surprise, une peur, quelque chose qui t’avait bouleversé lorsque tu avais commencé à ressentir tout ce qui passait par votre unicité. On t’en avait parlé, expliqué mais les mots ne sont rien tant qu’on n’a pas expérimenté ce sentiment d’être relié à toute une famille… et à ce moment-là, on ne peut pas réellement mettre de mots dessus. Tu ne t’étais jamais senti si éloigné de Chagrin que lorsque tu es revenu à la vie. Lui était encore au sortir de l’adolescence et toi tu éprouvais ce qui t’avait toujours fait fuir ; un trop plein d’émotions. Accueillir de nouveaux membres dans l’unicité était toujours une sorte de calvaire ; leur temps d’adaptation rendait parfois les discussions et les situations tendues. « Allez, Ani. Fe n’est pas grafe, on a touf eu des petits problèmes. Facun leur tour ils f’en mordront les doigts. » Tu tends la main devant toi pour lui laisser l’occasion d’attraper la tienne.

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Ce qu’elle y trouvait ? L’intérêt de Lycaon la poussa vers lui, imitant sa posture, réduisant un peu plus la distance entre eux. Comment lui répondre de la manière la plus juste possible ? Il aurait fallu qu’il vienne avec elle et ressente ce qu’elle ressentait par le réseau en toile d’araignée qui les liait tous ensemble. Oui elle y allait pour s’amuser et oui il était aussi question de se faire des relations. Ou plutôt d’appuyer celles qu’elle avait déjà mais ce qui l’avait marqué dans cet endroit allait au-delà de ça. La description des gens qu’elle y avait vu aurait pu donner un début de réponse à son cousin. Toute cette population était à la recherche de quelque chose, ils voulaient quelque chose, quelque chose qui leur manquait. Ce manque qu’elle voyait chez eux, dans ces gens qui s’offraient à la foule, dans ces gens qui venaient en prendre pleins les yeux était ce qui l’appelait.  

« Un peu des deux… »

Commença-t-elle, ne s’interrompant que pour mordiller l’ongle de son pouce avec un sourire tout droit venu de ses souvenirs de la veille. Qu'elle s'explique :

« Je les ai suivi parce que j’étais invitée et que ça se fait de ne pas refuser d’invitation et j’ai fait la fête… donc c’était aussi un peu pour ça mais… il y avait autre chose. Je peux ressentir les envies des gens, leur énergie dans n’importe quelle boite de nuit ou lieu de fête mais c’est la première fois que j’ai vu les opportunités qu’offre cet endroit…  Le défi et le pouvoir à en tirer si on décide de le relever… Ces créatures ne sont pas comme les humains que l’on connait déjà. »

Il y avait quelque chose de fascinant à les voir évoluer, à les voir vraies sans se cacher une fois dans leur habitat « naturel ». Rares étaient les créatures admises au Kitaï-Gorod et celles à qui on avait ouvert le sacro-saint rasaient les murs, le regard vers le sol. Ce qu’elle avait vu hier soir lui donnait une nouvelle perspective sur ces gens qu’on leur avait demandé de mater.

Malheureusement des serpents crachaient sur ses souvenirs et son sourire rêveur laissa place à une moue figée. Elle déposa sèchement sa tasse de café devant Lycaon et au lieu de se rassoir fit quelque pas plus loin, les mains enfoncées dans le cou pour détendre ses muscles. Tout cet ordre qu’elle appréciait d’ordinaire l’ulcérait. Ses doigts brûlaient de décharger sa colère et sa frustration en prenant un objet, n’importe lequel pour le fracasser contre un mur, ou mieux, le miroir.

« Pas moi. Je ne peux pas avoir de problèmes. »

Hors de question de laisser une telle chose arriver. Hors de question d'avoir encore à se battre. Son intervention était louable mais n’aidait pas. Ses paroles lui donnaient au contraire encore plus envie de déranger le plan de travail impeccable et d’envoyer tout ce qui était posé dessus valdinguer par terre.

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Elle s’agite, s’énerve et tu ne parviens pas à canaliser la rancœur qui tourbillonnait en elle. Pour un peu, tu te ferais happer également par celle-ci. Tu laisses ta main revenir à toi et observe avec un amusement que tu peines à cacher les aller-retours de ta cousine. « Très bien. » La moquerie dégouline de tes mots, il faut dire que les problèmes, vous n’aviez pas besoin de les chercher, vous les provoquiez rien que pour atténuer et faire disparaître la douleur causée par la moindre civilité. Tes yeux pétillent pourtant alors que tu cherches à revenir vers des eaux plus sûres. « Tu feux dire, parmi les créatures des q-q-q-quartiers de sécurité ? » Les créatures ne t’étaient pas étrangères, parce que tu en avais connu enfant, parce que vous en étiez et parce que tes histoires de gosses avaient été bercées par ces peuples, ces personnalités et ces légendes. A Kitaï-Gorod, les créatures se comptaient sur les doigts d’une main, la plupart étaient parquées dans les bas-quartiers et certaines ne pouvaient pas même se rendre en terrain commun avec les mortels. Votre statut de famille régisseuse vous permettait de passer outre la plupart des interdits et vous vous promeniez comme des rois partout. La croix sur votre avant-bras suffisait généralement à éviter toutes les questions.

« T’aurais du fucre ? » Demandes-tu machinalement, surtout pour l’obliger à se relever. Comme les autres fois, tu te baisses légèrement pour éviter d’heurter son fil et tu te redresses avec un sourire. Tu frottes ton nez un instant, pensif. Certaines créatures avaient une utilité moindre pour la plupart de vos projets mais pouvaient servir pour des plus basses besognes ou des à-côtés qui étaient parfois les fondations d’un commerce fructueux. « Tu fais comment reconnaître un émiffaire ? Parmi les réviffeurs f’est…. Fa coule de fourfe. D’ailleurs, en parlant d’eux, tu as pu difcuter afec les autres familles réviffeuses ? »

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« Oh va te faire foutre. »

Ses moqueries lui tapaient sur les nerfs et elle n’avait vraiment pas besoin de ça maintenant. Si elle voulait du réconfort, il était désormais clair que ce n’était pas auprès de son cousin qu’elle le trouverait. Qu’est-ce qu’il en savait lui de ce qu’elle pouvait au non de permettre ? Il n’était jamais que de la quatrième branche de la famille et même si tous les Tolma étaient littéralement tous au même niveau entre eux, c’était une autre histoire en dehors de leur cercle familial.

Agnès s’avança jusqu’à la disserte et s’y posa le temps de prendre une inspiration près de l’encens, laisser la fumée irriter sa gorge et l’apaiser malgré tout puis se retourna rassérénée vers son cousin avec un sourire. Un sourire qui en disait long sur la joie qu’elle se ferait à le regarder se faire tabasser si l’opportunité se présentait. Ses questions alors que son soutien faisait défaut l’agaçaient à présent. Il n’avait qu’à aller voir par lui-même s’il était si curieux que ça et laisser les honnêtes gens décuver tranquillement.

« C’est ça. »

Trancha-t-elle en espérant que son interrogatoire s’arrêterait là pour
ne pas avoir à céder plus encore à la vulgarité. Ou une paire de claques.

« Pour toi ? Toujours, cousin. »

Susurra-t-elle en revenant dans l’espace cuisine et accéder à sa demande. Mais en lieu et place du sucre, Agnès sortit un paquet de sucrettes parfaitement chimiques qu’elle déposa près de lui. Elle avait à peine le temps de s’assoir et rajuster son kimono - sans même évoquer son thé qui refroidissait inexorablement à déambuler comme ça - qu’il l’assaillait de nouvelles questions.

« Est-ce que j’ai l’air d’une encyclopédie ? Sors et va voir le monde par toi-même, répond à tes propres questions et deviens ton propre chaman. »

N’était-il pas censé avoir connu la Russie dans son enfance ?

« Je suis là depuis aussi longtemps que toi, voire moins. »

Bougonna-t-elle en faisant tourbillonner le thé dans sa tasse.

« Tu as tout oublié ou tu n’avais jamais vu de créatures avant ? »

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Tu ronronnes un « Volontiers. » teinté d’amusement. Tu sais pourtant qu’il ne faut pas trop pousser ta cousine ; si elle peut se contenter de briser quelques pièces de sa vaisselle – dommage tout de même, elles étaient d'une si belle facture – tu n’aimerais pas qu’elle en profite pour le faire sur toi. Ou pire, se décide à utiliser son don. Les sucrettes posées avec toute l'emphase dont elle était capable devant toi - comme si tu ne pouvais ressentir le bouillon de colère en elle - tu attrapais la boite que tu te mis à faire tournoyer entre tes doigts comme s’il s'agissait d’un stylo. L’amusement que te procurait l’irritation d’Agnès ne cessait de grandir mais tu préfèrais taire tes remarques derrière un sourire et un haussement d’épaules conciliant. Tu avais grandi en Russie mais tu avais voyagé et entre les communautés d'enfants et les vieux superstitieux, tu avais été tellement abreuvé d'on-dits, de folklore et du point de vue de certaines créatures que tu étais bien en peine de démêler le vrai du faux. Il y avait dû avoir des créatures dans tes tuteurs mais tu avais tellement changé de mains que la plupart des souvenirs restaient flous et obscurs. Des images ici et là, des souvenirs, des odeurs, des sourires et des démonstrations étaient tous mélangés comme si tout n'avait été qu'un rêve. Certains murmuraient que tu avais dû être maudit par un likho pour être poursuivi par tant de malchances. Qu’est-ce que tes parents ont fait, mon pauvre petit. Te demandaient certaines vieilles femmes en te berçant contre elles pour t’aider à t’endormir. « A ma connaiffanffe, on ne peut diztinguer un émiffaire d’un autre membre de ssa rasse. Il faut q-q-q-que quelqu’un le dézigne c-c-comme t-t-tel. »

Tu laisses un instant de flottement entre vous pour la laisser se calmer ou se trouver une autre raison de s’énerver que toi, instant que tu mets à profit pour déchiffrer les petites inscriptions assez obscures sur la boîte de sucrettes. Tout un tas de mots compliqués qui faisaient fuir les gens qui se risquaient à lire, par ennui, le dos des produits. Ce genre de choses qui t’intéressaient d’autant plus qu’un éveil de la population se faisait derrière les frontières russes. Le pays de l’Hiver était encore loin d’un mode de pensée healthy comme on pouvait le trouver dans les grands pays occidentaux et, avant qu’ils ne le deviennent, il serait tout à votre intérêt de paver les publications scientifiques et les produits de mensonges. La santé avant tout, n’est-ce pas ? « Tu fiendras fe foir ? » Tu relèves les yeux vers Agnès et son kimono, un sourire toujours plaqué sur tes lèvres.

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« Ah oui ? »

Ne pas pouvoir distinguer les émissaires d’un pekin moyen dans une espèce donnée présentait un problème. Sans être responsables des quartiers sensibles, ils ne pourraient évoluer dans les faveurs de la famille impériale sans être capables d’avoir voix au chapitre. Savoir était pouvoir et mieux valait pour les Tolma qu’ils sachent où mettre les pieds et avec qui faire des châteaux de sable. Elle se fendit d’un petit sourire, sentant sa mauvaise humeur céder le pas à l’excitation.

« Alors trouvons des doigts pour nous indiquer avec qui jouer. »

Conclut-elle en s’ajoutant une note mentale sur ses taches de la semaine. Dans sa tête défilait déjà son répertoire de contacts pour tenter d’identifier l’interlocuteur de choix pour cette mission. Elle ne pouvait pas croire que des émissaires choisissent de vivre dans le secret lorsqu’ils avaient tout un peu à leur solde. Certains noms devaient être connus de tous ou, au pire, des rumeurs pourraient donner un point de départ à leurs recherches. Mener l’enquête pourrait être très amusant. Une sorte de petit projet personnel que personne ne pourrait lui reprocher. Au contraire.

Agnès ne se rendit compte du silence qui s’était étendu entre eux que lorsque Lycaon le brisa. Elle n’avait pas besoin de prétexte pour passer une soirée chez les Tolma mais aimait toujours voir sa présence sollicitée. Une invitation lui remontait toujours le moral. Dans le cas présent, l’envie de répondre « non » à son cousin ne lui venait que pour le contrarier mais ce faisant, elle se serait contrariée elle-même. Et il était hors de question qu’elle commence à se mettre des bâtons dans les roues. Son plaisir passait avant tout le reste, même sa fierté. Soupirant, elle fit jouer ses poignets qui craquèrent joliment avant de répondre.

« Bien sur. Qui sera là ? »

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« Quaziment tout le monde. » Tu n’en savais rien à vrai dire, tu te basais sur les soirées habituelles et la présence d’Agnès et sa volubilité suffisait généralement pour combler la place de deux ou trois personnes. Le manoir des Tolma était suffisamment grand pour accueillir tous les membres de la famille et quelques extras au cas où l’un d’entre eux parvenait à grapiller le temps d’une personnalité importante ou d’extraire un membre d’une autre famille de leur quartier. « Tu as des zens en tête ? » Agnès n’était pas du genre à partager ses jouets et il fallait toujours lui tirer les vers du nez pour avoir un nom, un indice ou une réponse, comme si ç’allait lui arracher la gueule de ne pas faire preuve d’un esprit contradictoire pour une fois. Tu reposes la boîte de sucrettes sans en avoir mis une seule dans ton café. Tu lèves la tasse jusqu’à tes lèvres et souffle dessus malgré le temps passé entre son service et ta pensée d’enfin y toucher. « Za m’étonne que le gouvernement ne ssersse pas à zavoir qui zont ceux qui p-p-pourraient inspirer t-t-toute une p-p-part de la p…population. »

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En guise de réponse, Lycaon reçut un sourire de connivence.

« Peut-être. »

Désolée mon cousin mais je ne peux vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, songea-t-elle en vidant le fond de sa tasse. Les gens riches connaissaient les gens au pouvoir. Passer par un contact mondain pour remonter jusqu’aux membres du Kremlin pouvait être un début mais elle devrait trouver un moyen de se rendre persuasive pour obtenir ce qu’elle voulait. Dans la vie, on a rien sans rien, malheureusement. Elle ne fanfaronnerait que lorsqu’elle aurait les informations, pas avant, et alors là toute la famille serait au courant de ce qu’elle avait réussi à faire.

« Je suis sure qu’ils le savent déjà. Ce n’est pas le genre de détail que l’on peut se permettre d’ignorer dans une telle situation. »

Et par là elle entendait la révélation au grand jour de deux groupuscules extrêmement dangereux et de leurs membres qui semaient la zizanie dans le paysage russe. Révélation qui avait coûté cher au gouvernement et à la famille impériale, les mettant eux aussi dans une situation délicate. Découvrir l’identité des émissaires pourraient servir aux Tolma mais ce n’était pas le genre d’informations utiles pour se faire des alliés au sein du Kremlin. Personne n’aime le réchauffé. Il leur faudrait du juteux, du frais, du sulfureux pour se rendre  si essentiels et incontournables qu’on ne penserait pas un seul instant à leur reprendre leurs privilèges. Bien sûr, ils avaient tout intérêt à trouver le moyen d’assurer leur survie par eux-mêmes pour être tranquille. En ce sens, tenir les cordons de la bourse nationale était déjà un très bon point de départ.

« Nous ne pourrons peut-être pas les acheter et en découvrant qui est responsable de qui ou quoi mais il doit bien y avoir quelque chose à découvrir qui serait du plus bel effet en cadeau... »

Pensa-t-elle à haute voix, plongée dans ses réflexions. Agnès pouvait déjà se voir sur l’estrade en compagnie d’Ambroise, toute à la gratitude et aux honneurs des Romanov.

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Un sourire plein de dent répondit à l’affirmation de ta cousine. Elle t’amusait, à se voir déjà plus haut qu’elle ne l’était. Ambroise était certes puissant mais Agnès n’était pas pour autant exempte de défauts. On pouvait sans peine compter sur elle pour voir l’individualisme briser les meilleurs efforts. A vouloir trop briller, elle était devenue une femme pénible à suivre et à qui distribuer des informations vétustes était un meilleur parti que lui faire confiance. Compter sur elle pour essayer de passer devant sans prendre en compte le reste de sa famille était quelque chose qui était pour toi une triste réalité. Tu attendais avec impatience le jour où elle se ferait rouler dessus et devrait relever son ego et accepter les mains tendues. « Fi tu le dis. » Tu t’enfiles d’un coup le contenu de la tasse, puis, avec délictasse, tu la reposes sur le bord de la table, assez proche pour qu’elle puisse s’écraser par terre d’un coup de coude inadvertant. « M-mais pourquoi f-f-faire appel à nous f’ils favent déva qui p-p-pourrait être l’émiffaire ? » Placer un émissaire de chaque race naturellement présente dans les quartiers aurait été plus aisé pour manipuler les populations, plutôt que d’envoyer des étrangers, certes puissants mais peu au fait des coutumes et habitudes locales. L’impôt était à votre avantage mais il était certain qu’il vous amenait plus d’inimitiés qu’autre chose auprès de ces Russes mal-dégrossis dont l’hostilité avait toujours été naturelle envers les étrangers. Le calcul était risqué, surtout que rien n’assurait que vous ne vous mettriez pas aussi en travers du chemin du Tsar. Vous aviez tellement de pouvoirs qu’offrir à des familles aussi dangereuses et mesquines que les Cohen, les Tolma ou les Bellavance une place importante au gouvernement était se risquer à vivre sur un échafaudage d’allumettes.

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Agnès observa son cousin sans comprendre. Personne n’avait dit que les Tolma devaient découvrir l’identité des émissaires des espèces pour le compte des Romanov. S’ils étaient un tant soit peu malin, le Kremlin avait déjà mené son enquête et rempli tout un classeur, voire une étagère, de documents sur chacun d’entre eux.

« Je ne comprends rien à ce que tu baragouines, cousin. »

Ne pas comprendre l’agaçait. S’agacer la faisait froncer des sourcils. Froncer des sourcils lui donnait des rides et les rides l’agaçaient au plus haut point. Pour remédier au problème, elle décida de se faire plus claire pour Lycaon et espérer le faire suivre son raisonnement.

« Il ne me semble pas qu’ils nous aient appelés pour prendre la place des renseignements du Kremlin mais plutôt pour aider à gérer la situation ici. »

Un bien piètre choix si le Tsar entendait garder le quartier mortel en harmonie, non qu’elle s’en plaigne, mais un excellent si ces plans couraient à plus grande échelle. Les Tolma avaient tout intérêt à créer des alliances, provisoires cela va de soi, avec toute personne vaguement responsable des créatures, en particulier celles qui vivaient sur leur territoire, car ils régnaient sur une poudrière.

Un pincement de lèvres et la brune entama sa démonstration.

« Quelle personne humaine saine d’esprit donnerait autant de pouvoir et de responsabilité à des créatures surnaturelles ? Ce n’est pas comme si la plupart vivaient en harmonie en périphérie, loin de la bonne société rêvée par la Russe impériale... Ils augmentent leurs rangs en récupérant les morts de la nation et la divise à cause de leur existence même. Ce n’est pas un hasard si le Tsar a confié les deux groupuscules qui posent problème aux familles les plus corrompues qui soit. »

Si encore ils avaient confié l’Intolérante aux Thompson où, mieux encore, aux forces de l’ordre du Kremlin, elle aurait pu y croire mais laisser active ces deux cellules n’augurait rien de bon pour le futur des créatures. Non qu’elle s’en plaigne. Le chaos était comme un bon dessert pour elle. Tant qu’elle cheminait à ses côtés et n’était pas prise à l’intérieur.

« Au pire, nous remplissons notre fonction et parvenons à garder tout ce beau monde séparé des honnêtes gens, au mieux, nous nous entretuons ou leur donnons assez de raisons pour nous exterminer pauvres créatures que nous sommes. »

Elle ne savait pas pour Lycaon mais elle aimait assez être vivante et dans un état suffisamment bon pour profiter des plaisirs de la vie. Vivre dans une zone de guerre la rendait curieuse tant qu’elle pouvait avoir la certitude de retrouver ses soirées une fois la nuit tombée.

« Dans tous les cas la famille impériale est gagnante, peu importe les dommages dans nos rangs. »

La révélation de l’ex St des créatures en Russie se comptait en siècles, si la famille impériale avait trouvé un moyen de faire cohabiter tout le monde en bonne harmonie, ça se saurait. Ils avaient enfermé les rats entre eux, il ne leur restait plus qu’à mettre la cage au feu.

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Aut omnia, aut nihil

« Ze crois que tu m’as mal c-compris. » Te contentes-tu de répondre avec un sourire après sa longue tirade. Tes bras se propulsent en l’air, joints par les doigts, évitant de peu le fil d’Agnès. Tu t’étires en grimaçant, laissant un geignement t’échapper lorsque quelques craquements se font entendre. « Mais paffons. » Tu te laisses tomber en arrière dans ta chaise, tes deux mains se glissant derrière ta nuque, tu finis de t’étirer dans un dernier craquement, suivi d’un soupir. Les Tolma ne venaient en aide à personne, à moins qu’Ambroise ne souhaite souffrir le martyr. Il s’agissait plutôt d’un échange dans lequel vous en ressortirez très certainement plus puissant que la plupart des autres individus. L’argent, le pouvoir, des seigneurs dans leur fief et où les lois étaient à votre image plus qu’à celle des autres. Vous mettre au contact de la nobilitas alors que vous représentiez le chaos était d’après toi un pari bien trop risqué. Contrarier la noblesse et la bourgeoisie risquait de mettre le feu aux poudres de manière généralisée. Après tout, peut-être que c’était là le but premier d’Igor. La technique de la terre brûlée qui avait tant réussie à la Russie au XIXe siècle. « Il fa y avoir tellement de deuils nazionaux bientôt. » Déclares-tu d’un air ravi, comme si c’était là ton œuvre. La mémoire d’hommes et de femmes, sacrifiés, perdus, martyrs, des images qui tournaient sans cesse sur les chaînes d’informations russe, rechercher les coupables ou les absoudre. Tu claques tes mains entre elles. « V’efpère qu’il y’aura de vraies belles férémonies. »

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