Tu ne convoiteras rien qui soit à ton prochain
Dt 5:21
Il hurle. Il est entré dans une rage noire comme on rentre dans une pâtisserie: avec précipitation, gloutonnerie et déilces. Je le soupçonne d'adorer la fureur et la violence, je le soupçonne de s'y abandonner avec joie, de ne jamais se retenir. Jamais dans le secret de notre foyer. Le sais-tu, toi, Mère? Le sais-tu? L'as-tu connu autre? Avant, au temps du mariage et de la lune de miel? Ou n'était-ce déjà que mensonge, reproches et fiel? N'as-tu jamais connu que cela, avec lui?
Est-ce pour ça que tu es partie?
Pour gouter au miel, à la meringue?
À la chantilly, au sucre et à la légèreté?
Les as-tu trouvées, les douceurs de la vie?
Ou mon souvenir est-il un poison?
Suis-je au moins un arrière-goût amer?
Ou t'en es-tu lavée la bouche et les mains?
De moi, de mon père, de nous?
C'est pas que je t'en veuille, ou si peu, à peine, juste assez pour avoir l'acide aux lèvres. Je comprends tes envies de fuite, tes besoins de liberté, cette nécessité. Tu étais restée dix-sept ans, déjà.
Si tu le voyais. Il est si laid. Je n'ai pas besoin de le regarder pour savoir. Je ne le verrais pas, à travers mes larmes, et ma joue brûlante. Il hurle. Il a pris du ventre, et du nez, ce nez si rouge, couperosé. Perdu des cheveux. Le bleu de mes yeux peut-il s'assombrir, s'enflammer comme l'azur glacé des siens?
Il me faudrait oser la colère, pour savoir.
La colère, la rage, la fureur, et un miroir.
Je n'oserai, ne saurai jamais.
Et qui me le dirait?
Pas toi, mère, puisque tu t'es envolée.
Echappée, évadée, libérée.
Sans t'embarrasser de mon poids.
Jouis de la vie avec la femme que tu aimes,
pendant tous les jours de ta vie futile
Eccl 9:9
« Tu le hais, non? »Je sens encore ton souffle, Nadiya, dans ma nuque, et le sourire de tes lèvres à la racine de mes cheveux. Je sens encore la chaleur de tes bras autour de moi, et la nudité tiède de mon dos contre toi. J'entends encore ta voix, sa caresse, et son impatience amusée. Imagine, après cinq ans... Je sens encore le coton des draps, et le poids des couvertures sur nos corps. C'était l'hiver; ton corps ne suffisait pas à me réchauffer, ni nos économies de chauffage. Te rappelles-tu le givre aux vitres de ma chambre?
« Pourquoi t'hésites, alors? »Je me rappelle la morsure rieuse de tes dents, dans ma nuque, et le bonheur absurde à être là, au creux de tes bras. Mon souffle suspendu à tes lèvres, et mes hésitations qui fondaient comme neige au soleil. Ne le détestais-je pas, ce père de pierre, de métal et de glace, tout en dorures pour tromper le monde extérieur, et qui n'avait pour sa famille que grès et basalte? Dedans c'était l'Arctique, dehors c'était le sourire et la gouaille du bon commerçant.
Et ne t'aimais-je pas, toi, plus que tout?
« Il est affreux, avec toi. Ta mère a foutu le camp, pourquoi tu restes? »Je sais plus pourquoi je restais. Par habitude, par faiblesse, par impuissance, peut-être. Parce que je n'avais pas ta force, ou que j'avais grandi dans la cage de cet amour-là. De cette famille-là. ¨Parce que, jusque là, je n'avais connu ni ta force ni tes bras. Je me revois te répondre. Je me souviens. Pas des mots. Mais de t'avoir parlé... Je me souviens: je pouvais tout te dire, même les choses les plus idiotes. Même ce que tu ne comprenais pas, tu l'écoutais.
Je t'idéalise peut-être, mon ange.
J'étais folle, aveugle, sourde et amoureuse.
Tu n'étais sans doute pas parfaite.
« Je l'ai eu à un super bon prix... Assez pour deux. Allez... »Après tout, c'était il y a déjà cinq ans...
Même l'odeur de ta sueur me poursuit. Même elle me manque.
« Alleeeez... Et je me souviens de tes doigts, qui m'ont soudain chatouillée, et d'avoir ri, ri à en étouffer, ri à en pleurer.
Il y a un temps pour aimer et un temps pour détester,
un temps pour la guerre et un temps pour la paix.
Eccl 3:8
Je sens encore l'odeur du vomi, le tien, le mien, de la mauvaise sueur, la nôtre: le parfum de ta mort. Je me souviens de ton corps glacé, empoisonné, et moi qui me sentais mourir, moi qui m'étais pourtant réveillée.
Je me souviens avoir pleuré.
Toutes les larmes de mon corps, et celles qui n'y étaient pas encore.
Je me souviens avoir chialé, chialé à en crever, sans en crever.
Je me souviens avoir hurlé.
Le reste, je ne m'en souviens plus.
Ni les semaines à me trainer, faible, malade, zombie.
Le reste s'est imprimé en moi.
Une santé fragile, et les refrains de mon père.
Tu me manques, comme l'oxygène manque au noyé.
Tantd'oxygène dans l'eau, pourtant…
Tu t'effaces.
Tu t'effaces déjà.
Au réveil j'oublie tes traits.
Tout est pur pour ceux qui sont purs,
mais rien n'est pur pour ceux qui sont souillés et incrédules,
leur intelligence et leur conscience sont souillées.
Tt 1, 15
Je sais. Je le sais, ne me le répète pas. Je connais le refrain, la chanson, Père. Dessiner ne sert à rien, qu'à me remplir le cerveau de rêves idiots. Comme lire. La vie, ce n'est pas dessiner, c'est se salir, travailler, porter, suer, hurler, compter le moindre sou et se battre pour exister. Je sais…
Etsi je faisais plus d'efforts, j'irais mieux, je ne serais pas essoufflée après avoir porté une seule caisse de feuilles. A mon âge, tu en portais cent, sans broncher. Tu as raison, c'est de mère que me vient ma faiblesse, ce sang pourri, qui m'a menée dans les bras de cette fille qui m'a empoisonnée. C'est ma mère qui a tous les torts. Ce n'est qu'une femme. Un homme me remettrait dans le droit chemin, me rendrait force et santé. Tu as raison. Tais-toi, maintenant…
Je préfère t'entendre déblatérer sur les créatures, la foule des non-humains, qui nous prennent nos jobs, nos enfants, notre pain. Je préfère que ta haine se concentre sur eux, que tu m'oublies un peu. Que je respire un peu.
Ta gueule.
Mais je me tais, tu vois.
Je t'écoute, je ne relève pas.
Je t'écoute, je ne proteste pas.
J'oublie comment me raconter.
Lentement, surement.
Les frontières de ce que je suis se diluent sous les averses de tes mots.
Alors… Ta gueule, papa.
Il faudra bien, un jour, que tu la fermes…
Je prie pour ce jour-là.
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges,
si je n'ai pas la charité,
je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit.
Co 13, 1
Au milieu de l'or et de l'écarlate, je les dévore des yeux. Serais-tu aussi fascinée que je le suis, Nadiya? Ces dons dont tu rêvais, ceux que tu espérais, ressemblaient-ils à ceux-là? Ce dont tu parlais n'avait pas cette magie, semblait absurde, plus que merveilleux, et moi… Moi j'étais prête à en gagner, mais juste pour toi, peu importait à quoi ils ressembleraient.
Tu les aurais adorés, tu aurais passé des heures à les admirer, à les regarder, toi qui rêvais tant de leur ressembler. Et pour la première fois, je crois, je te comprends. Pour la première fois, je les envie presque. Ce mélange étrange de révulsion et d'attirance que je sens fourmiller sous ma peau, frissonner sous la pulpe de mes doigts que je serre sur mes genoux.
Ils se montrent en spectacle, pourtant, ils s'affichent.
Ils n'ont même pas honte?
Et moi je bois leur magie, leurs gestes, leurs mots.
Avec ce mélange d'émerveillement et de dégout qui me tord le ventre et la gorge.
On dirait presque des miracles, leurs dons.
On dirait presque des contes.
Je reviens chaque jour. Je creuse dans mes maigres économies.
Tu ne serais pas surprise de le savoir pingre, n'est-ce pas?, ce géniteur qui m'étouffe?
Je bosse pour lui, je suis nourrie, blanchie, logée. C'est déjà beaucoup.
C'est ce qu'il dit…
Et puis un soir, c'est elle que je vois. Elle, la flamme de ses cheveux, et l'encre sous sa peau, la beauté des lignes, des ombres, des pleins, des déliés. Les plumes. Et c'est elle que je dévore des yeux. Les tatouages et l'étrangeté.
Car ils ont semé le vent, et ils moissonneront le tourbillon.
Il n'a pas une tige de blé; elle germerait, qu'elle ne produirait pas de farine;
et en produisit-elle, des étrangers la dévoreraient.
Os, 8.7
Il paiera.
Il paiera sa haine.
Il paiera sa mesquinerie, sa violence.
Il regrettera.
Il pleurera des larmes de sang.
Je lui souris toujours, pourtant.
Chaque soir, en rentrant, en cuisinant son repas.
Mais il paiera.
L'Intolérante a voulu un agent auprès de lui, qui m'a remplacée, libérée. A l'agent les joies de l'imprimerie et du père alcoolisé, à moi de trouver un autre emploi, un métier. A moi la liberté.
Et me voici. Apprentie.
Un tatouage qu'elle m'a fait, caché au creux des reins, là où Lui ne le verra jamais.
A tenter de m'habituer à elle. A eux tous.
Entre fascination et peur.
Et me voici, qui accepté contre paiement de révéler ses secrets.
Qui me régale à espionner, à capter les lambeaux de conversation, à dérober quelques documents imprimés, qui s'échangent sous le manteau, et que moi je revends.
Pourvu que cela suffise à le faire payer.