Tu grimpes les étages, démarche lente, la fatigue perle autant au bout de tes cils que sur tes épaules. Debout avec les autres, eux dans les appartements et toi dans la rue à superviser, à ce qu’aucune équipe ne se retrouve désœuvré, à rassembler les informations pour les prochaines statistiques, dresser les procès-verbaux à ceux qui se retrouvaient coupables – de quoi ? L’affaire allait faire du bruit – encore plus probablement que les émeutes. Voire peut-être en déclencher d’autres. Ou l’idée resterait dans l’œuf, tuée par la crainte et les soupçons.
Tu frottes machinalement ta manche du bout des doigts alors que tu t’arrêtes à un pallier. Tu gênes, tu entends un grognement, un souffle plus long pour être celui, haletant, de quelqu’un qui serait allé trop vite. Tu suis du regard le dos de l’impatient, il fuit ou il se dépêché, effrayé par ton ombre, par le grade, par l’atmosphère du commissariat.
Tu reprends ta montée, le chef dodelinant au rythme de tes pas, tu comptes les marches. 1, 2, 3, 4, il fallait que tu passes d’abord te laver les mains. Où tu en étais ? A 7 ? Non… Bon, recommencer, 1, 2, 3… On est déjà en haut. Qu’est-ce que tu devais faire ? Tu fronces le nez, tu te stoppes à nouveau, cette fois au milieu du couloir et tu restes planté là un instant à observer le vide, l’esprit divaguant, la concentration qui s’affole et essaie à nouveau de t’attirer sur l’instant présent. Quelqu’un te bouscule. Tu clignes plusieurs fois des yeux.
Oui !
Les toilettes.
Ok. Direction marche. Tu vas te passer le visage sous l’eau, tu te laves plusieurs fois les mains et tu passes tes doigts tordus dans tes cheveux en soupirant, baillant, tu t’arraches presque la mâchoire.
Ok.
C’est bon.
Tu dois aller voir Bauer. Tu sais où est son bureau. Elle est loin l’époque où vous étiez tous les deux à quelques mètres d’écart, où vous tapiez le pavé ensemble. Ce n’est pas plus mal.
La porte, tu l’ouvres et tu toques ensuite alors que tu es déjà glissé, sans avoir attendu son autorisation, ni vérifié qu’elle était bien seule. Peu importe. Tu ouvres ta veste en faisant les quelques pas te permettant de la rejoindre. « Tu es aussi resplendissante qu’à l’habitude. » Tu lâches dans un souffle. « Tu as une boisson chaude ? »
Le monde s'effondre violemment autour d'elle. Sous le coup des photographies, son bureau s'évapore, peu à peu, ne laissant que de lourds ténèbres de concentration et de folie. Le cerveau d'Aspasia Savina est un labyrinthe dans lequel elle tente de se perdre, pour mieux tenter de le comprendre, d'en saisir les moindres rouages. Pourquoi ? Pourquoi la Princesse ? Pourquoi le suicide ? Est-ce vraiment elle, sur la table tout en bas, cette fois ? Nul ne pourrait présager quoi que ce soit. Violemment happée par le visage meurtri de l'angélique Aleksandra Romanova, Claus se tend instantanément. Les souvenirs de la scène ont laissé des marques indélébiles. Le cri du Tsar, par la suite, encore davantage. Et ceux de la foule, incompréhensibles, ça et là.
Finalement, la porte est ouverte, et elle sursauterait presque. La noirceur désépaissit, se lasse de l'univers de Claus, et s'étiole dans l'atmosphère comme un fin filet de coton. Elle soupire. Le Capitaine est déjà à l'intérieur lorsqu'il frappe pour s'annoncer. Le dossier est reposé sur le bureau, les photographies, précautionneusement rangées dans la pochette. Elle ne les regardera plus avant demain. « Aurais-tu perdu la vue, récemment ? » Depuis la veille, Claus n'a pas quitté les lieux. Fuyant le mari qui attend à la maison pour mieux l'écorcher vive, elle a surtout besoin de trouver une faille, n'importe où, quelque part, pour mieux découvrir les intentions de la meurtrière. Elle n'est qu'un amas de fatigue et de colère, de honte et de lassitude. Mais elle se permet un sourire, face à l'attention. « Une intraveineuse de café serait nécessaire. » S'adossant à son siège, elle tente de détendre les nerfs du visage en dessinant ses sinus du bout des doigts. Mais rien à faire, la migraine est là. « Je crains de ne pas avancer sur l'affaire Aspasia Savina. Il est impossible de savoir si nous brassons du vent ou si elle est encore bien en vie, quelque part, à se foutre de notre gueule. » Elle cligne plusieurs fois des yeux pour chasser la fatigue. « As-tu des nouvelles ? Quelque chose pendant les perquisitions ? » Elle a un espoir.
Tes mires suivent les gestes de Claus qui range sans avoir l’air de le faire, ou peut-être qu’elle n’a pas envie de te montrer son nouveau sujet de préoccupation. Quant à toi, tu n’as pas réellement envie d’insister, si elle a quelque chose à sortir du secret, elle le fera. Peut-être. Tu lui offres alors un pâle sourire, écho de ta fatigue, le même que d’habitude, qui n’atteint ni les yeux, ni le cœur. « Malheureusement, non. Mais tu sais ce qui fait ressortir ta beauté ? Les légères imperfections. » Tu frottes tes mains grattées par l’asphalte et les trop nombreux lavages, tu as mal partout, tu es fatigué et tu as l’impression amère d’être vidé autant physiquement qu’émotionnellement. « J’irais te chercher un café. » Quand ? Qui sait ? Peut-être jusqu’à que quelqu’un d’autre se dévoue, que tu réussisses à t’extirper de ton fauteuil, que la fatigue cesse de se battre avec la motivation.
Tu renifles doucement, tu tends la main et tu observes avec un sourire un peu plus sincère les gestes de l’ombre qui reflètent les tiens. « J’ai beaucoup de nouvelles mais aucune de cet assassin-ci. Si quelqu’un l’a reconnue ou si le Romanov a fait du zèle, tu le sauras bien assez tôt. Si quelque chose me revient tu feras partie des premières prévenues. » Tu croises les jambes, un clignement d’yeux, le sang séché sur le côté de tes bottes te font froncer le nez et tu en grattes une avec le bout de l’index. Ecœurant. Tu te redresses et tu fais quelques pas en soupirant, étirant tes bras au-dessus de ta tête en grognant. D’un geste habitué, tu ôtes ta veste que tu laisses pendre sur le dossier de ton siège. « Quelque chose avec ton café ? » Tu attends à peine une réponse qu’elle devra te crier et tu t'extirpes de la pièce pour aller te servir dans la salle de pause. Tu phases un instant à observer les affiches et les notes de service et lorsque tu reviens tu as une moitié d’une tasse sur ta chemise et ton pantalon, les deux gobelets en équilibre dans tes mains.
Imperfections. Sont-elles seulement palpables, bien ancrées sur ses traits, à crever la chair pour mieux montrer ce qu'elle est réellement ? Un monstre qui n'en est que trop un. Monstre coupable qui flirte avec l'humanité de milles âmes. Marionnettiste qui perd les ficelles de ses acolytes inanimés. Voilà ce qu'elle est. Une pauvre âme égarée, dont le monde, peu à peu, lui tranche la gorge. Elle ne répond rien, cependant. Reste de marbre, préfère milles fois abréger la conversation. Pour connaître Artiom depuis de nombreuses lunaisons, elle sait fort bien qu'il tentera encore de séduire sa carcasse, malgré l'alliance, et malgré l'indifférence. Pourtant le compliment lui allèche le coeur, amène un vent légère de charmantes senteurs. Merci. Mais rien ne sort de sa bouche.
Seulement l'amertume de tout ce qui est, de tout ce qui sera. Seulement la colère de tourner en rond et de ne rien trouver. Déjà auparavant, Claus s'était sentie inutile, peut-être même totalement extérieure au dernier attentat, n'ayant pu intervenir, et n'ayant pu trouver davantage de réponses qu'un cadavre sur les bras. Aujourd'hui, voilà bien pire : elle s'est trompée. Aspasia n'était pas morte, et Aspasia a tué la princesse. Qui pourrait réparer cette faute ? Nul autre qu'elle. « Nous avons eu un nombre incalculable d'appels pour signaler des abus de nos agents. Trop pour les sanctionner tous, je le crains. » Alors elle soupire ouvertement. « Ah ! Quel merdier. » Lorsqu'il disparaît, elle en profite pour sortir un nouveau dossier, où tous les résultats de perquisitions ont été recensés. « De nombreux habitants ont été pucés de force, sans compter ceux qui n'étaient même pas répertoriés. On a retrouvé des médicaments, de la drogue, des armes, des faux papiers, et j'en passe. Mais pas une foutue trace du Culte de Hel ou de l'Intolérante. Comme si... Comme si leurs membres n'avaient rien en leur possession les concernant... » Quelques secondes s'écoulent, pendant lesquelles elle réfléchit. « Peut-être devrions-nous élargir nos recherches ? Fouiller les bâtiments désaffectés, les bâtisses abandonnées ? Peut-être ne rentrerons-nous pas bredouille, cette fois. »
Tu déposes un gobelet sur son bureau et, ta tâche effectuée, tu t’effondres à nouveau face à elle. Tu déposes le gobelet sur ton accoudoir. Risqué, il finira probablement à terre. « Oui, oui, il y a eu beaucoup d’abus. » C’était inévitable dans un quartier de sécurité, où les gens se sentaient lésés, où être une créature était signe de dangerosité, où les flics craignaient pour leur vie et où l’efficacité prônait sur la courtoisie. Tu t’étires, les pieds posés au sol tandis que tu essaies de toucher le plafond de tes mains jointes. Un os craque et tu grimaces, tu fais tourner plusieurs fois la jointure en essayant de répéter le geste, t’assurer que rien n’est définitivement endommagé. « Y’a une créature qui a essayé de me suriner aussi. C'aurait été extrêmement déplaisant ! Enfin aussi putain de douloureux. » Tu as entendu parler d’Ozouf à la salle de pause, recherchée, traquée et toi tu t’étais retrouvé face à elle à discuter moralité. Quel héroïque policier tu faisais.
Tu observes ton gobelet et tu le portes à tes lèvres frottant d’une main absente la tâche sur ta chemise. Il allait falloir que tu t’arrêtes en rentrant pour acheter du détachant. Ton frigo était vide aussi et Malchance et Treize n’avaient plus de croquettes. Tu relèves à peine un œil vers Claus après sa courte interruption. « Oh, allons. Si on avait voulu faire ça il aurait fallu le faire pendant les perquisitions. Maintenant tu ne trouveras plus rien ou pas grand-chose. » Tu passes une paume sur ton nez. Tu n’as pas encore eu le temps de discuter avec les tiens, encore moins avec les émissaires mais l’atmosphère déjà lourde des dernières semaines allait peser de plus en plus sur le gouvernement et ses sbires. « La prochaine action risque de mettre le feu aux poudres. Ça va finir par péter si les créatures continuent de se sentir accusées de manière globale. » Tu as un rire, un gloussement ravi presque, et tu te redresses dans ton siège. « Va falloir laisser décanter un peu ou carrer les épaules, les prochaines semaines vont donner du grain à moudre au Culte et à l’Intolérante. » En roulant des épaules pour les délasser, tu donnes un coup de coude dans le gobelet que tu observes un instant se dévider par terre d’un air navré.
Café. « Merci. » Envoyé directement dans le gosier. Elle ne compte plus les tasses qu'elle s'enfile depuis quelques semaines, maintenant. Des mois, peut-être ? Des années, elle le craint... A se terrer ici, d'abords pour fuir le mari, désormais pour se fuir elle-même... Les abus, elle les a elle-même perpétué. Elle qui ne désirait infliger telle rengaine à un peuple presque innocent. Quand bien même ne l'aurait-il pas été, a-t-il seulement mérité tel carnage ? L'interrogation reste en suspend, quelques instants, et elle ne parvient pas à y répondre. Tant pis. Une autre fois, un autre jour, une autre vie ? Elle n'arque pas même un sourcil lorsque l'anecdote vient se faufiler entre les paroles. Rien d'étonnant. La plèbe se défend, que peut-elle en dire ? « J'aurais trouvé fort déplaisant de te voir blessé, en effet, tu n'aurais pas pu m'emmener ce divin café. » Plaisanterie à laquelle elle ne rit pas, mais à laquelle elle sourit doucement. Artiom a un don certain pour la détendre. Peut-être les années ont-elles permis qu'il puisse entrer sans qu'elle ne prenne la peine d'ouvrir la porte.
Elle se renfrogne. Il a raison. ça la rend folle, mais elle ne peut plus rien y faire. « Je ne peux pas me plaindre, nous avons déjà trouvé beaucoup de choses pendant ces perquisitions. Je crains que cela ne soit pas suffisant, mais la population sait qu'elle est observée. Tout le monde sera bien plus prudent. Avec de la chance, certains auront même retenu la leçon et ne recommencerons pas. » Elle l'espère. « Je sais. Igor ne m'écoute plus, depuis la Cérémonie de la Paix. Je crains que cela ne continue. » Et Claus a raison d'avoir peur. Car lorsque les Tsars commencent à penser par eux-mêmes, les choses peuvent rapidement dégénérer... « Nous avons beaucoup de dossiers à clore. Le Culte et l'Intolérante seront sur le qui-vive, mais après les derniers événements, je crains qu'ils ne commencent à se faire la guerre mutuellement. Nous allons avoir du pain sur la planche, encore une fois. J'espère seulement que ce ne sera pas pire qu'aujourd'hui. » Que ces derniers mois, plutôt. Avec tout ce qu'il se passe...
« Je ne suis donc apprécié que pour mon café. » Tu geins en frottant machinalement tes phalanges écorchées, ton regard peinant à se poser un instant sur quelque chose, à t’y fixer. La fatigue et la nervosité ne font que t’ancrer dans la réalité qui t’est de plus en plus difficile et tu papillonnes. Tu te frottes le nez en reniflant alors que ton attention s’arrête un instant sur Claus. « Recommencer quoi ? A refuser d’être marqués ? » Il y avait bien pire que ça bien sûr et le pâle sourire qui accompagnait ta remarque avait quelque chose qui aurait pu la tirer sous le couvert de l’humour s’il n’avait pas été aussi distant. « Donc tu fais quoi ? Tu attends qu’Igor se lasse et te remplace ? » Tu étales tes jambes pour pouvoir t’enfoncer dans ton siège et ramasser du bout des doigts le gobelet à terre. Tu reviendras tout à l’heure – si tu y penses – pour éponger le sol.
« Qu’ils s’entretuent. » Tu grommelles dans un souffle. « J’sais pas ce que tu en penses ou ce que les humains en pensent mais si le tour de force va fonctionner avec certaines créatures, la notion de supériorité et de force n’est pas pour tous. Va falloir travailler un peu plus avec les émissaires pour qu’ils tâtent le terrain. » Tu divagues, tu parles pour occuper l’espace parce que ça a toujours semblé rassurer les humains. Tu ré-étires tes bras, dans un souffle et un autre craquement se fait entendre. « Tu as pas un truc à grignoter caché dans un tiroir ? »
Un sourire fantomatique se perd aux bords des lèvres pulpeuses, demeure l'espace de quelques secondes, avant de doucement, subtilement, s'évaporer. Il ne reste, de sa vie, que des lambeaux de chagrin, de honte et de colère, qui divaguent auprès d'elle pour mieux lui rappeler la misère dans laquelle elle s'est enfoncée. « Bien sûr que non. » Rares, cependant, sont ceux à qui elle offre sa sincère amitié, et encore davantage ceux à qui elle donne sa confiance. Artiom en fait, irrévocablement, parti. Être marqués ? Non, voyons. Pire encore. Pire, toujours. A croire que le monde humain ne peut s'arrêter à la plus simple et la plus logique issue du destin. Il lui faut toujours s'emparer du plus sombre, pour mieux contempler les Hommes hurler. « Marqués, certes, mais surtout se rebeller. Les lois s'enhardissent, il est clair que les sentences suivront. Je regrette d'avoir du sanctionner des hommes et des femmes qui, au-delà de leur envie de discrétion, rêvaient simplement d'une forme de liberté. Pas que je leur lance des fleurs, mais... Quelques uns ne mettaient pas en danger notre société, ni ceux qui la régissent. » Elle repense à certains adolescents, marqués de force, car leur parent décidait de ne pas le faire. Elle se souvient certaines femmes, simples putains ou junkies sous l'influence d'un bookmaker égoïste. Elle en est sûre : certains méritaient bien moins de violence qu'une puce violemment insérée à même le sol.
Mais tout ceci n'a presque plus d'importance, maintenant. Ils retiendront ce qui s'est déroulé cette nuit-là, et eux, devront faire avec. Claus fronce les sourcils cependant, à la remarque, soudain piquée quelque part où elle n'aime pas qu'on la pique. « Tu penses pouvoir le convaincre davantage ? Parce que je suis preneuse. Je ne me tourne pas les pouces en attendant qu'il me foute à la porte, mais je ne crois pas que forcer la conversation serait plus approprié. » Surtout le Tsar. Surtout Igor, elle qui le connaît bien, pourtant. Ancien camarade, ancien ami. Elle se demande si les récents événements les ont séparé, ou s'il ne s'agit pas simplement de sa couronne qui, peu à peu, empoisonne son esprit. Mais elle ne peut trouver aucune réponse, si ce n'est celle qu'elle construit pour elle-même. « Ils ne m'inspirent pas confiance. Je sens qu'ils ne nous disent pas tout. Qu'ils ont d'autres aspirations que le simple sauvetage de la Russie. Le simple fait qu'ils le prétendent les rend encore moins crédibles. » Comme s'ils étaient venus par pure bonté d'âme. Ils les prennent tous pour des cons. « Non, désolée. Il y a toujours le distributeur si tu veux. » Elle n'a pas faim. Toutes ces affaires lui retournent trop l'estomac.
« La seule loi qui va finir par être valable va être celle du Talion. » C'est faux bien sûr, cela voudrait dire que l'escalade de violence s'arrêterait une fois le prix du sang versé. Non, ce qui allait se poursuivre n'aurait rien de légitime dans les codes d'honneur mais serait régi par la soif de ceux qui détiennent entre leurs mains le pouvoir. Pour peu qu'ils parviennent à asseoir suffisamment longtemps leur hégémonie avant d'être renversés par des arrivistes, des mécontents ou d'autres factions. « Je te laisse bien volontiers les ronds de jambe avec la famille impériale. Non pas que je ne serais pas ravi de rencontrer Sa Majesté mais de préférence sans avoir de raisons de lui parler. » En vérité, tu n'avais aucune envie de te mêler aux sphères politiques, encore moins de t'en approcher. Leurs règles et leurs manières t'étaient de toute façon par trop étrangères pour que tu t'y glisses adéquatement.
Tes sourcils se froncent, tu as un goût amer qui prend toute la place à l'arrière de ta gorge. Cette journée est pourrie, maudite, sous le signe de Mauvais Oeil. Tes épaules se carrent et tu t'enfonces dans le fond du siège, les jambes étalées devant toi sont le seul frein à ta chute. Pendant un moment, tu es juste occupé avec ton gobelet, à tirer sur les bordures pour le déchirer, former des lanières pour aller jusqu'au socle et tu recommences, les doigts poisseux et collants. « Ah. Tu parles des émissaires des familles ? » Tes yeux finissent par chercher ceux de Claus. Tu renifles un moment. Les familles sont des clans, des mafias surnaturelles, des créatures soudées qui avancent dans un seul but, la fausse image de l'altruisme.
Un haussement d'épaules pour accompagner ta remarque, un sourire sans joie, ni rire ornant tes babines. « Non, le distributeur ne comprend pas la notion d'échange équivalent. » Tu fais tourner entre tes doigts ton soleil de plastique, les yeux étrécis, par la contrariété, la fatigue ou un mélange d'émotions qui bouillonnait depuis des heures dans ton ventre. Un gloussement t'échappe, nerveux.
Elle fatigue. Il y a tout ce vacarme que font ses pensées dans sa tête, tous ses fantômes qui la hantent, et toutes ses balles qui se perdent. Elle pense un instant à la bouteille de vodka qui traîne quelque part dans son bureau, bien à l'abri des regards, et à laquelle elle se pendrait bien. Mais il y a Artiom. Et il y a sa raison. Encore trop présente pour faire pencher la balance vers un taux d'alcoolémie supérieur à la norme. Finalement, que deviendront-ils, tous ? Que deviendra Moscou ? Ne finira-t-elle pas par triompher de toutes ces bêtises, de tous ces tyrans ? Le pays, Grande Russie, sera le seul rescapé de toute cette merde. Ils seront tous morts avant de la voir renaître de ces cendres dans un monde un peu plus charmant. « Quelle chance tu as. » Elle aimerait pouvoir en faire autant. Eviter le Tsar le plus possible, pour éviter de le décevoir encore. Comme si elle ne le faisait pas trop souvent ces temps-ci. « Oui. Les autres n'ont pas autant d'influence sur les leurs pour prétendre nous être utiles, ou dangereux. Faudrait-il encore savoir lequel est lequel, en plus. » Il n'y a pas de case émissaire sur les cartes d'identité. Et tous se gardent bien de le crier dans la rue, de peur de se faire alpaguer. Mais elle se contente de se lever, de simplement divaguer dans le couloir de sa propre mort : son bureau. « Le pire, c'est qu'on avance dans le noir total. On ne sait pas quoi chercher, ni où chercher. On ne sait pas qui serait le plus susceptible de faire des vagues. Entre ces foutus groupuscules et cette idée de Familles Régisseuses à la con, nous n'avons aucune marge de manoeuvre en cas de bordel soudain. » Elle passe une main moite sur son front en sueur. Elle n'a pas dormi depuis deux jours. Ses yeux sont rougis par l'épuisement, la colère et l'alcool. Elle rêve de son lit, mais elle sait qu'une fois sa porte d'entrée passée, elle retournera dans un enfer qui lui est bien plus propre.
« La chance, oui… » C’est vrai que c’est ce qui te représentait le plus, un sourire indulgent fleurit sur tes lèvres. L’ironie dégouline de vos propos mais la situation dans laquelle se trouve Claus t’es peu enviable. Tu te considères privilégié à ton grade, tu n’as pas à subir directement les foudres de la royauté et tu te trouves assez haut pour ne plus avoir à dépendre de grand monde d’autre que de toi-même. C’était bien sûr une vision assez restreinte et simplifiée de ta position mais l’idée d’un jour prendre une autre place te faisait arcbouter le dos et renâcler.
Ton regard se durcit un instant, puis tu te détends, te replaçant tranquillement dans ton siège avec une autre de tes risettes moqueuses, la voix plus légère que depuis le début de la conversation. Elle ne t’énerve pas mais en toi ça bouillonne de fatigue et de frustration, ça ne passe pas, ça ne passe plus et tu as le ventre rempli de petits cubes qui crépitent et explosent à chaque nouvelle remarque. Tu as envie de rire et c’est dans un gloussement que tu rétorques. « Mhmh. Fine spécialiste des créatures à ce que je vois. C’est vrai ! Puis ça leur donnerait tellement de travail. Ils sont bien mieux cachés dans leurs trous. » Encore heureux que vous ne soyez pas non plus fichés. Après 20 ans en tant qu’émissaire, c’était pour toi plus un secret de polichinelle qu’autre chose mais tu préférais que cela le reste. Tu n’avais aucune envie de passer plus de temps à subir les réclamations et les déconvenues de ceux qui s’étaient fait maudire ou qui avaient perdu l’un des leurs. Du bout de l’index, tu fais bruisser ton gobelet, tu ne suis plus la fébrilité maladive de Claus et tu te contentes de chercher dans le plastique entre tes mains ce qui pourrait t’extirper de l’irritation grandissante pour toute cette pièce. Seul l’amour que tu éprouvais pour la femme t’empêchait de te lever et de te laisser à une pulsion rageuse. « Ce n’est pas un peu le but ? Laisser aux créatures le loisir de s’exterminer entre elles ou de se faire exterminer et de passer derrière ? » Tu affectes un ton faussement surpris, les yeux écarquillés. Tu passes une langue sur tes lèvres, la laissant s’insérer dans ton diastème, ce que laissait voir ton sourire. Tu te redresses en faisant claquer ton gobelet brisé entre tes deux mains. « Va dormir sur le canapé de la salle de pause, Claus. Trouve toi un lit et prends une douche. » Tu ne te permets ces mots que parce que tu la connais aussi en tant que partenaire et pas uniquement en tant que supérieur, l’idée qu’elle te remonte les bretelles ne fait qu’effleurer de toute façon ton indifférence.
Du travail, si on peut nommer cela ainsi. Finalement, elle soupire. Propos et pensées n'ont plus de sens à cette heure, et encore moins avec si peu de sommeil. A la question, elle tend l'oreille, et son esprit semble se perdre au gré des réponses possibles. « Si on faisait bien notre boulot, on n'appellerait pas ça une extermination. J'ose l'espérer. » Mais ses espoirs sont vains depuis bien longtemps. Elle ignore même pourquoi elle se bat encore, pourquoi elle n'a pas baissé les bras. Courage ou obstination ? Un peu les deux, peut-être. Ou simplement l'habitude, dont elle ne s'écarte jamais. « Dormir me ferait certainement du bien, oui. » Tu ne luttes pas, cette fois. Il a raison. Le sommeil devrait être libérateur, ou peut-être les cauchemars la brutaliseront-ils dès les paupières closes. Elle se lève, finalement, attrape son sac. « Tu devrais rentrer toi aussi. Il est tard. » Lorsque le bureau se ferme, elle disparaît dans la salle de pause pour enfouir son âme dans la brume d'un repos trop peu salvateur.
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