Sauf qu’elle ne se transformait pas en fouine et que la différence avait de l’importance aux yeux de Léna, autant par déformation professionnelle que pour sa propre estime. Ceci dit, elle devait au moins lui reconnaître une chose : on ne la lui avait jamais faite celle-là. Les gens ne devaient pas savoir ce qu’ils pouvaient ou non se permettre avec elle. Parce que cette blague était bien trop évidente pour avoir mis tant de temps à sortir.

« Ha. Hilarant. »

Rétorqua-t-elle en détournant habilement les yeux à 60° de Maksim pour ménager sa pudeur. Il faisait trop chaud pour s’encombrer d’une couche supplémentaire mais autrement, elle la lui aurait proposé de bon cœur. Plus pour ménager son confort à elle que celui de l’autre rousse. Ses yeux revinrent se poser sur elle en l’entendant déblatérer comme si Léna savait de quoi elle causait avant de se reposer sur le mur derrière elle comme si elle s’était piqué les yeux sur sa silhouette dénudée.

Oh !

Non.

Pas ça.

Faites qu’elle ait mal compris…

Tout d’un coup ses motivations de venir retrouver son émissaire – la seule qu’elle pouvait aborder encore et encore sans se sentir de trop… vu qu’elle était là pour ça – semblèrent secondaires.

« Je te paie un truc à manger si tu veux… »

Pour une fois, sa proposition était loin d’être motivée par l’envie de faire bonne impression ou d’amadouer son interlocutrice. Ses sourcils clairs et ses lèvres étaient retournés dans une moue dégoutée, sa voix presque suppliante et il y avait un ‘par pitié’ informulé qui flottait dans l’air entre elles en guise de ponctuation. À la voir, on aurait pu croire que c’était à elle qu’on venait de proposer d’avaler des ordures. Erk… Rien que d’imaginer son émissaire penchée sur une poubelle – oui, dans cette vision, elle était humaine – pour trouver à manger lui soulevait le cœur. Ne pas porter une main devant sa bouche pour combattre la nausée était un travail de tous les instants. Et si c’était elle qui s’était retrouvée à mâchonner un vieux reste indéfinissable ou des fruits blets ? Une raison de plus de redouter une transformation impromptue ! Si elle avait un vœu à faire, c’était celui de ne jamais laisser sa nature animale l’attirer vers tout ce qui était usé, pourri, sale ou vivant.

Lena garda soigneusement le regard loin de sa silhouette le temps que son émissaire bien-aimée trouve de quoi se couvrir. N’importe quoi. Une feuille de vigne, une ceinture de peaux de banane – n’importe quoi.

« Je t’avoue que je ne vois pas ça tous les quatre matins non plus… »

Modéra-t-elle en priant pour que la rousse trouve son bonheur dans la pile de déchets. Étant elle-même une hétérosexuelle heureuse de l’être et sans amies exhibitionnistes, Lena ne pouvait pas se targuer de mater des nanas à poil toute la sainte journée. Elle considérait que garder le regard pudiquement éloigné des formes de Maksim était la plus élémentaire des politesses. Ce n’était peut-être pas le cas de tout le monde. Son regard revint sur elle en l’entendant se réjouir d’avoir trouvé un vieux chiffon troué et sale dans la pile de déchets. Chouette.

« Super ! Allons-y gaiement alors ! »

Lança-t-elle d’une voix beaucoup trop enthousiaste pour être authentique en se retournant pour s’éloigner de l’odeur de poubelle. Si elle allait bien ? Ma foi, oui, meric, même si elle aurait préféré retrouver son émissaire dans un cadre plus salubre et confortable. D’autant qu’elle n’était pas vraiment venue lui parler météo.

« Je… »

Soupçonneuse, Maksim ne lui avait pas laissé le temps de continuer. Ouais… qu’elle puisse le refourguer à n’importe qui d’autre arrangerait aussi Lena, songea-t-elle dans un élan rêveur. Avant de se reprendre. Plus maintenant, avant. Maintenant, ça allait, elle s’était faite à l’idée et puis, Maksim n’était pas si terrible comme cheffe lorsqu’elle s’en donnait la peine. Tout le problème était là : il fallait l’attraper au bon moment. Ce qui lui faisait penser qu’elle n’avait plus qu’à trouver un café sympa et pas trop regardant qui ne dévisagerait pas la tenue courte et crasseuse de son émissaire.

« Mais non, tu ne le penses pas, tu te débrouilles très bien ! Allons trouver quelque part où se poser… »

Une main sur son épaule pour lui donner de l’élan, Lena l’entraîna vers les artères plus éclairées. Aussitôt dit, aussitôt fait avec un kofeynyy mal éclairé et lugubre dans lequel la rousse n’aurait jamais mis les pieds en temps normal. Malgré tout, elle s’y engouffra à la suite de Maksim et dut se résoudre à s’asseoir sur une chaise en réprimant une envie de brûler ses fringues et prendre une douche de désinfectant.

« Qu’est-ce que tu veux manger ? »

Lui demanda-t-elle en ouvrant la carte avec une serviette.

Devant le regard appuyé du serveur aux jambes dénudées son émissaire, Lena aurait volontiers claqué des doigts pour lui rappeler sa place. Ainsi que des notions de décence et de discrétion les plus élémentaires. Heureuse Maksim qui n’avait pas l’air de remarquer l’intérêt évident de l’homme pour sa tenue – ou plutôt son anatomie – était déjà plongée dans la lecture de la carte et avait l’air de déjà bien savoir ce qu’elle comptait ingérer. En termes de molécules disons. De son côté, elle aurait préféré mourir de faim que de consentir à avaler quoi que ce soit venant de ce bouge. Et venant d’elle qui avait plusieurs fois manqué de s’intoxiquer avec sa propre cuisine, c’était beaucoup. Ses mèches rousses s’agitèrent contre ses joues quand elle fit non de la tête.

« Juste un café pour moi. Merci. »

Répondit-elle en lui rendant sa carte du bout des doigts. Elle croisa les bras sur sa poitrine pour éviter d’avoir à les poser sur la table mais ne put profiter de l’accalmie très longtemps. Vrai. Lena ne s’était pas imposé une virée nocturne et la saleté environnante pour le plaisir. N’empêche qu’elle ne savait pas trop comment aborder le sujet. Noyer le poisson n’était pas dans ses habitudes mais se mêler de la vie des autres non plus…

« Bon, écoute, je ne sais pas trop comment te le dire mais… »

Commença-t-elle, mal à l’aise en rangeant une mèche de cheveux derrière son oreille. Dire qu’elle ne maîtrisait pas le sujet était un euphémisme. Il ne s’agissait que de bruits de couloir et de rumeurs. Rien de concret et la scientifique en elle détestait l’intangible.

« Il y a des rumeurs qui courent sur tes fréquentations, notamment d’une certaine personne de la famille régisseuse de Arbatskaya… et euh… »

Hm… comment le dire subtilement ? Elle était prête à parier devoir affronter l’ire de son émissaire d’un moment à l’autre dès qu’elle aurait dit ce qu’elle avait à dire et pourtant elle en était toujours à chercher les mots pour le dire.

« Je sais que ce ne sont pas nos oignons mais certains ont peur qu’il s’agisse d’une mauvaise fréquentation. Qu’elle ne soit pas une très bonne influence… On s’inquiète juste pour toi. »

Mh… et voilà la partie qu’elle redoutait le plus. Aurait-elle dû se taire ? Envoyer bouler ceux qui lui en avaient parlé en leur disant d’exprimer eux-mêmes leurs inquiétudes ? Oui, sûrement. Maintenant qu’elle en était là, tout ce qu’elle aurait pu faire autrement lui apparaissait clair comme de l’eau de roche. Toutes les bonnes raisons qui lui étaient passé par la tête, celles dont elle s’était confortée pour intervenir brillaient par leur absence et il était trop tard pour faire marche arrière, balayer ses inquiétudes d’un revers dans la main. Un simple « oublie ça » jeté après coup sonnait plus comme de la lâcheté, voire de la méchanceté presque vu que Maksim allait y penser, elle. Le principe de l’entropie : impossible de faire retourner le dentifrice dans son tube. Idem pour ce genre de sujet.

Lena pianota du bout des ongles contre la table, le regard baissé sur le mouvement de ses doigts, acquiesçant platement, attendant que l’orage passe, subissant ce que le dentifrice hors de son tube lui causait. Quand la rousse eut l’air d’arriver au bout de ses arguments, sa voisine rangea une mèche de cheveux derrière son oreille et releva les yeux vers elle.

« Je ne pense pas que le problème soit vraiment au niveau personnel si ça peut te … »

Commença-t-elle avant d’être frappée pour la première fois par l’idée qu’il pouvait y avoir une vraie personne véritable derrière le nom de la matriarche des Cohen. Elle secoua la tête pour la déloger de son esprit. Qu’elle soit sympa ou non, la rousse s’en fichait au final. Et quoi qu’en pense Maksim si, elle devait faire attention à ses fréquentations justement parce qu’elle était leur Emissaire. Leur représentante. Son rôle dépassait sa propre personne et ses intérêts propres.

« Ecoute… Les Cohen sont des gens importants, en particulier vu le contexte politique actuel… Le problème c’est qu’ils sont la famille régisseuse. Ta Dahlia, là, en est la matriarche. Toi, tu es l’émissaire des Ipsolins et… et te faire payer par elle alors qu’elle est censée nous contrôler aux yeux du gouvernement apparait un peu comme une soumission de tout le groupe. »

Ses mots étaient peut-être mal sortis, songea-t-elle en pinçant de nouveau les lèvres, elle ajouta avant que Maksim n’ait le temps de protester :

« Même si ce n’est pas le cas et que vos rapports ne sont pas empreint de cette dimension, tu dois bien avouer que sur le papier, ça peut porter à jacasser… »

L’émissaire ipsolin qui fait la putain pour la cheffe des Corbeaux…, compléta Léna pour son propre compte in petto.

A voir la réaction de Maksim, la rousse comprenait très bien s’être aventurée en terrain sensible. Mais d’un autre côté, elle acquit la certitude que son émissaire se faisait plus bête qu’elle ne l’était. Qu’elle faisait exprès de ne pas comprendre où était le problème de sa relation avec la matriarche des Cohen. Lena posa le menton dans sa main, un doigt barrant ses lèvres pour se retenir de le lui dire. Sa belle attitude ne tint pas longtemps en apprenant de nouvelles frasques à associer avec les Poroniecs. Les Poroniecs en plus ! En tant que scientifique, elle s’efforçait de voir la beauté en toute créature en tant qu’organisme développé et muté pour survivre au mieux de ses capacités mais quand même…

« Maksim… »

Son ton avait des relents de reproche, peut-être plus que ce qu’elle aurait voulu. Savoir ce que la rousse faisait de son cul et avec qui ne la concernait pas le moins du monde, ni ne l’intéressait d’ailleurs. Elle aurait pu s’envoyer Moscou tout entier, tant qu’elle serait restée à l’écart des autres émissaires des différentes espèces et familles, Lena s’en serait moqué comme d’une guigne. Sauf que voilà, Maksim avait choisi d’entretenir de liens très privilégiés avec certains d’entre eux. Et quelque part, elle doutait que son émissaire utilise ces liens à l’avantage du plus grand nombre.

Mais le pire dans tout ça, ce qui lui faisait le plus de peine pour sa voisine de table, c’était de la voir se réduire à une simple prostituée quand elle était bien plus que ça.

« Oh, la pauvre chérie... »

Ne put-elle s’empêcher d’ironiser, excédée par la mauvaise foi de Maksim. Allait-elle devoir lui faire entrer un peu de bon sang à grands coup sur le crâne ou quoi ? Son agacement en prit un coup en aillant un petit aperçu de ce qui se passait pendant les cessions privilégiées entre les deux femmes. Elle ferma les yeux et se pinça l’arête du nez en soupirant. Entre temps, la rousse venait de recevoir son assiette. Lena préféra lui laissa l’occasion d’avaler quelques bouchées, persuadée que c’était la faim qui la rendait comme ça. Puis, au bout d’un moment, elle reprit la parole, essayant à nouveau d’expliquer le problème.

« C’est politique, essaie de le comprendre : ce n’est pas ce que tu fais toi en tant qu’individualité propre qu’on te reproche mais en tant que figure représentative de tous les Ipsolins. Tu nous représentes tous que tu le veuilles ou non. C’est toi notre émissaire, Maksim… Ce que toi tu fais, ce n’est pas sans conséquences… »

Sa question, qui réduisait le problème à une histoire de ragots, la déprimait.

« Je n’ai pas dit que c’était un sujet intéressant. »

Répliqua-t-elle avec un ton morne et découragé. Elle haussa les épaules et continua :

« On est parqués dans des quartiers. Tout se sait. »

Là encore, c’était un désavantage d’avoir le titre d’émissaire et faire figure de petite célébrité dans un petit monde.

D’où est-ce qu’elle se foutait de sa gueule ? Lena lui lança une œillade ahurie, n’en croyant pas ses oreilles. La rousse voulait avoir une conversation sérieuse avec elle. C’était une conversation sérieuse, pour elle en tout cas. Elle n’avait pas souvenir d’être déjà venue la voir pour lui jouer un mauvais tour lorsqu’il s’agissait des ipsolins.

« Mais enfin…»

Encore qu’elle l’accuse de se moquer d’elle, c’était une chose. Lena pouvait tout à fait comprendre qu’elle se défende comme elle pouvait en rejetant ses arguments mais qu’elle s’entête dans ses idées… ! Non, là elle faisait montre de mauvaise foi, vraiment. Il lui semblait pourtant avoir été claire, logique, détachée. Peut-être que son ironie n’avait pas aidé. Elle devrait s’en souvenir la prochaine fois. Rester d’une froide détermination lui permettrait de faire entrer un peu de bon sens dans cette caboche têtue. Personne n’oubliait qu’elle ne demandait rien à personne, par contre à se la jouer Caliméro, elle faisait aussi l’impasse sur le fait que personne ne l’avait élue à ce poste et qu’aux yeux de certains – d’accord aux yeux de Léna d’abord, les autres, elle ne savait pas –, elle n’était pas forcément la personne la plus indiquée pour les représenter. Une idée qui se précisait de secondes en secondes face à son entêtement.

Agacée, la rousse secoua la tête en resserrant plus fort les bras contre sa poitrine. Fallait-il qu’elle l’applaudisse en plus pour ces généreuses paroles ? Encore heureux qu’elle ne se comporte pas comme un tyran tout-puissant, il ne manquerait plus que ça ! Déjà qu’ils n’avaient pas le choix sur la personne qui les représentaient, si en plus cette personne s’amusait à se la jouer Dieu-le-Père, ils n’étaient pas sortis de l’auberge ! Maksim avait une place de choix dans leur histoire, malgré ses petits airs de victime trimballée par les remous d’une vie qu’elle n’avait pas choisie.

« Tu m’énerves. »

S’agaça-t-elle, sentant qu’elle arrivait à sa limite. Lena espérait très fort se tromper mais malgré ses efforts, elle n’arrivait pas à repousser la certitude que quelque chose allait mal se passer. L’idée flottait en permanence là au-dessus de sa tête, tel un nuage noir qu’il est vain d’espérer semer.

« Tu devrais vraiment travailler sur ton estime de toi, Mak, Vraiment. »

Bougonna-t-elle en fusillant la fenêtre du regard. Et sur sa manière de voir les autres aussi. Parce que sa requête ne lui paraissait pas si dingue que ça.