Une bouteille de vodka dans sa besace, Dorreh évoluait rapidement dans les rues sinueuses de Moscou au volant de son vélo. Le vent froid lui fouettait le visage mais il ne s'en formalisait pas. C'était plutôt agréable, le genre à fouetter le sang et à ragaillardir. Un sourire flottait sur son visage d'habitude si grave et nerveux. Sa journée de travail était terminée, il avait le droit à deux jours de congé consécutifs et il avait réussi à éviter de penser à Ilya toute la journée. Une bien maigre victoire  peut-être, mais une victoire tout de même. Ce n'était pas quelque chose qu'il parvenait à faire tout les jours. Bien au contraire.

C'est donc avec le cœur léger qu'il se rendait chez Yulian. Il s'agissait là d'une amitié que le jeune homme n'aurait jamais cru être possible, surtout au regard des circonstances dans lesquelles ils s'étaient rencontrés. Dorreh n'aurait jamais cru pouvoir sympathiser avec la personne qui avait, en quelque sorte, enterré son père mais c'était arrivé et il ne le regrettait en rien. L'autre homme était quelqu'un de bourru au premier abord mais il n'avait pas fallu longtemps au conservateur pour commencer à découvrir le véritable homme derrière le masque. Surtout grâce à l'alcool, qui les aidait toujours à se détendre lorsqu'ils étaient ensemble. Et ils se comprenaient, chacun aillant eu son cœur piétiné par un autre, laisser derrière, jeter comme un mouchoir usagé. Alors, ils s'étaient consolés dans les bras l'un de l'autre et se consolaient encore  lorsqu'ils en ressentaient le besoin. Lorsque le poids de la solitude qu'ils ressentaient se faisait trop fort, quand l'absence de l'Autre devenait trop douloureuse.

La visite qu'il lui rendait aujourd'hui n'avait pas de velléités charnelles. Ce n'était pas le stupre, l'envie de luxure qui lui faisait pousser sur les pédales plus forts que d'habitude. Il état simplement pressé de passer une soirée paisible avec un ami et d'oublier tout ses soucis, le temps d'une soirée. Bien sûr, il voulait aussi lui parler d'autre chose, avoir son avis sur plusieurs questions qu'il se posait mais ce n'était pas vraiment la priorité.

Il arriva bientôt auprès de l'immeuble où habitait l'employé des pompes funèbres. Dorreh prit soin d'attacher sa bicyclette à un lampadaire avant de profiter de la sortie d'un des autres habitants de l'endroit pour s'y faufiler. Un voyage en ascenseur plus loin, il était devant la porte de Yulian. Il y frappa doucement, et attendit que la porte s'ouvre pour lui adresser un sourire, brandissant la bouteille de vodka au passage.

-Bonsoir Yulian ! J'apporte quelques provisions!

La soirée pouvait enfin commencer.

Dorreh connaissait effectivement bien l'endroit. Il y était venu plus de fois qu'à son tour depuis qu'il connaissait Yulian et c'est avec l'aisance qui naît de l'habitude qu'il s'installa sur le canapé. Il lui avait fallu de longs mois avant de se sentir suffisamment  à l'aise avec l'autre homme pour se laisser aller à baisser sa garde en sa présence. Le conservateur n'avait jamais été quelqu'un de brave après tout et la vie l'avait piqué trop de fois pour taire cette crainte latente qu'il éprouvait toujours, cette peur d'être attaquer par surprise, par n'importe qui et n'importe quoi.  Pour la première fois de la journée, il souriait pour quelqu'un d'autre, grâce à quelqu'un d'autre, pour une autre raison que ses livres adorés. Ils discutèrent tranquillement tous les deux, parlant de choses et d'autres jusqu'à ce que la porte d'entrée ne s'ouvre pour laisser la place au cousin de Yulian.

Silas.

Un homme que Dorreh ne connaissait pas bien, pour ne pas dire pas du tout. Lors de ses précédentes visites, ce dernier avait toujours été absent ou enfermé dans sa chambre, si bien qu'il ne lui avait jamais vraiment parler. Le jeune homme avouait volontiers que le barman avait quelque chose d'intimidant. Peut-être était-ce dû à cette voix rocailleuse ou à cause  de cette virilité exacerbée qu'il dégageait. Peut-être même était-ce cette brusquerie qui émanait de sa personne, une brusquerie qu'il avait en commun avec Yulian. Sauf qu'il y était habitué chez ce dernier, qu'il savait ce qui se cachait derrière cette façade. Silas, il ne le connaissait pas. Et s'il en croyait son expérience, ce genre d'homme était de ceux qui adorait prendre quelqu'un comme lui pour cible, une victime facile avec le genre de personnalité qu'adorait les prédateurs. Dorreh avait conscience que ce genre d'à priori semblait plus appartenir au monde du lycée que dans la vraie vie mais force lui avait été de constaté qu'on ne quittait jamais vraiment le lycée.

Il lui adressa cependant un sourire, ce timide sourire qui venait ourler ses lèvres tandis que ses yeux s'écarquillaient instinctivement, lorsqu'il le salua, amusé par la scène qui se déroulait en face de lui. N'ayant jamais eu de cousin, ni la moindre de famille en dehors de Volodya, ce genre de scène familiale le fascinait autant qu'elle lui brisait le cœur. Qu'elle lui brisait un peu plus le cœur.

-Une pyjama party ? Est ce que ça veut dire qu'on va se vernir les ongles et  se tresser les cheveux?

Tout occupé à sa rêverie, et à ses tentatives maladroites d'humour, Dorreh mit quelque temps avant de réagir à ce que venait de lui apprendre Silas. La main fugace sur son épaule le lui remis à l'esprit. Il se leva immédiatement pour aller ouvrir la fenêtre et regarder dans la rue en bas. Effectivement, là, exactement à l'endroit où il l'avait laissé, se trouvait son vélo. Sans roue.

-Oh non mon vélo ! Comment je vais faire pour rentrer ?

Il regagna sa place et se laissa tomber sur le canapé. Il soupira avant de hausser les épaules. Il n'avait pas envie de se prendre la tête tout de suite.

-J'imagine que je pourrais toujours marcher jusqu'à ce que je trouve un taxi.En attendant …


Il sortit la bouteille de vodka, encore frappée et couverte de condensation.

-Si l'un de vous veux bien allez chercher des verres, on peut entamer les festivités.

Dorreh avait envie de se laisser aller ce soir. Il se demanda distraitement s'il était trop tôt pour proposer un jeu à boire.

Dorreh avait l'habitude d'être sous-estimé. Surtout par des hommes du style de Silas, ces hommes qui semblaient respirer la virilité et semblait n'avoir que dédain pour quelqu'un comme lui. On ne l'appelait pas Bambi pour rien après tout, il s'était fait à l'idée de ne rien avoir de bien impressionnant. Mais cela ne voulait pas dire qu'il ne savait pas boire. Au contraire. Et peut-être, sûrement même, qu'il ne serait pas à la hauteur de Yulian et de son cousin, mais ce n'était certainement pas un seul verre de vodka, encore moins une bière, qui aurait raison de lui.  Avec un air de défi, Dorreh leva ses trop grands yeux sur Silas, approcha son verre de ses lèvres et avala la vodka qui s'y trouvait en une seule rasade, le regard planté dans le sien. Une fois le verre vide, il le reposa sur la table d'un geste décidé Il sourit à Silas.

-Ne t'en fais pas pour moi. J'en ai peut-être pas l'air mais je suis capable de supporter plus qu'une bière. Ou qu'un verre de vodka.

Il se resservit un verra, qu'il sirota plus doucement cette fois, appréciant la brûlure qui descendait sa gorge jusque dans son estomac, réchauffant tout son corps au passage. Enfin, il pouvait laisser derrière lui le stress de sa vie de tous les jours. Son travail qu'il adorait mais qui était si prenant, sa vie amoureuse et Ilya qui le hantait toujours, tout le temps, qu'il soit en sa présence ou pas. Ce soir, il voulait simplement oublier tout ça et passer une bonne soirée. Il se sentait à l'aise avec Yulian et l'alcool l'aiderait sûrement à être aussi confortable en présence de son cousin. Même  si ce dernier lui paraissait quelque peu … menaçant. En fait, il était là en train de plaisanter avec Yulian mais le conservateur ne pouvait s'empêcher de se demander quand est-ce qu'il allait commencer à l'insulter. C'était en général ce qui se passait avec ce genre personne, ce genre d'hommes. Il ne contait plus le nombre de fois où il avait reçu un « Pédé ! » de la part de parfaits inconnus dans la rue, la plupart exsudant la même masculinité presque suffocante que le barman en face de lui. Un barman qui lui adressait la parole.

-Oui c'est bien mon nom. Je vis ici depuis plus de 20 ans , je travaille comme conservateur  à la bibliothèque d'état. Et toi ? Depuis combien de temps vis-tu ici ?

Il se doutait déjà de la réponse mais c'était la chose polie à faire n'est-ce pas ? Puis, il devait lui aussi alimenter la conversation même s'il devait combattre sa timidité excessive pour se faire. Heureusement, Bambi pouvait conter sur son courage liquide pour l'aider.

Deux heures plus tard

La soirée battait son plein et Dorreh pouvait affirmer sans peine être parfaitement pompette, en bonne voie pour être complètement bourré. Il avait abandonné son verre depuis longtemps au profit d'une, ou plusieurs, bouteilles d'alcool éparpillé autour de lui. Les trois hommes discutaient de tout et de rien en riant, sûrement bêtement mais personne ne s'en souciait réellement. Dorreh avait mis de la musique, une playlist qui jouait des oldies populaires, de quoi créer un bruit de fond agréable.

Bambi était à présent assis à côté de Silas, gloussant à une bêtise qu'un des deux venaient de dire. Complètement détendu et à l'aise après ces deux heures, il se laissa aller à reposer sa tête sur l'épaule du barman tandis qu'il était prit d'un fou rire, la bouteille dans sa main tressautant en même temps que son corps.  Il se redressa légèrement après avoir enfin réussi à se calmer, les joues rouges et souriant si fort que ses yeux n'étaient presque plus que deux fentes. Il essuya les larmes de rires qui s'y trouvaient.

-Qu'est ce que vous diriez de faire un jeu ? C'est pas que c'est pas cool tout ça mais ça pourrait être drôle d'ajouter un peu de piment ?  Pour s'amuser?

Il n'aurait jamais eu ce genre d'idée s'il avait été sobre mais s'il se sentait d'humeur brave, autant en profter non ?

La soirée suivit ensuite son cours, alors qu’ils se dissolvaient peu à peu entre éclats de rire et blague pas vraiment drôle. Qu’est ce que cela faisait du bien de pouvoir souffler un peu, de ne penser a rien de bien sérieux. Ici, Dorreh pouvait oublier les tourments de son coeur et ceux de son esprits, laisser son âme s'alléger. Rire était certainement un des meilleurs remèdes à ce qu’il traversait. Ce qui l’amusait le plus, c'était la relation entre Silas et Yulian. Il voyait comment ils se chamaillaient, comment ils se taquinaient, en venant parfois aux mains mais sans aucune malice. Chacune de leurs interactions était pleine d’affection joueuse, une tendresse évidente entre deux hommes qui, au premier abords, n’avaient rien de tendre.

Pour Dorreh, qui n’avait jamais eu que Volodymyr et Ibtissem pour famille, qui avait très souvent été seul, surtout durant son enfance, et qui n’avait jamais eu le contact facile avec les autres, c'était fascinant. Et peut-être qu’il ressentait comme une forme d’envie, trop diffuse pour vraiment compter mais clairement présente. Et surtout sans importance.

Au cours des dernières heures, Dorreh s'était retrouvé sur les genoux de Yulian après une action lancée par l’un d’eux. Une place qu’il n’avait pas quitté depuis, préférant rester dans ses bras. Ces derniers n'étaient pas ceux d’Ilya mais ils étaient  presqu’aussi confortables.

Finalement, Silas finit par se lever et se diriger en titubant vers l’entree … Ou sa chambre, déclarant au passage qu’il en avait marre de tenir la chandelle apparemment. Une déclaration qui fit exploser Bambi en gloussement sans qu’il ne sache pourquoi. Il avait trop d’alcool dans le sang pour s’en soucier. Lorsqu’il retrouva son calme, il leva la tête pour tomber nez à nez avec Yulian qui le fixait de ses yeux si clairs et l'atmosphère entre eux bascula, se remplissant d’une tension tout à fait familière. Bambi se tortilla sur les genoux de l’autre homme jusqu'à être à califourchon sur lui, les genoux de part et d’autre de sa taille, face à lui. Les joues rougies, les yeux plissés et le bouche souriante, le conservateur décida de tirer avantage de tout le courage liquide qu’il avait ingurgité depuis des heures.

-Action ou vérité ?

Il n’attendit même pas de réponse.

-Embrasse-moi. Il perdit immédiatement de sa superbe et ne pu s'empêcher d’ajouter. Enfin, si tu veux bien sûr, rien ne t’oblige. C’est juste un jeu.

Il avait quand même vraiment envie d’un baiser. Voire plus.