La créature inconnue qui passe la porte de mon splendide mausolée attire tous les regards. Chacun des visiteurs de cet empyrée acceptant de nous faire grâce de sa présence se transcende l’espace de quelques trente secondes en souverain sur tapis rouge. Les clients déjà présents guettent l’outrage, cherchent la source des potins, prennent discrètement une photo d’un claquement de téléphone pour la partager entre yeux, ou figer l’apparition dans le temps de sorte de pouvoir prendre le leur pour la contemplation ainsi nourrie.
Valentina, habituée à ces charmants manèges, lève à peine le regard des verres qu’elle dispose sur une table, esquisse une salutation que je reprends en écho plus net, plus précis, plus frappant.

« Monsieur, que puis-je pour vous ? »

Je hausse les sourcils à son ordre implacable. Le caractère laconique et vague à la fois de ces premières paroles traduit la lassitude toute mondaine des petits princes qui ont l’habitude que l’on décide tout à leur place.
Je me passe aisément de la compagnie des gens qui ignorent ce qu’ils veulent.

Malgré tout, je lui offre un sourire indulgent.

« N’importe quoi ? Voyons cela ; je ne saurais vous servir n’importe quoi. On sert n’importe quoi à n’importe qui, et vous n’êtes pas n’importe qui, que je sache. »

Je n’en sais strictement rien, mais quelques secondes partagées entre mes clients et un bref regard sur internet quand j’irai pisser sauront sans nul doute me renseigner. Je dénoue le linceul du tissu soyeux avec lequel je caressais la beauté translucide d’un verre pour l’essuyer, le replie et le dépose avec habileté sur une rambarde cachée derrière le bar, donnant ainsi l’impression que les verres sortent du lave vaisselle parfaitement secs, comme par magie.

« Vers quelles saveurs se portent traditionnellement vos papilles ? Je peux m’en éloigner et vous offrir l’exotisme, ou m’en rapprocher tout en retournant au dernier moment la toile de l’histoire que je vous raconte. Je pourrais mélanger la gloire et la puissance, les diluer dans la beauté, mais si vos goûts demeurent délicats, l’appréciation en deviendrait insipide, et il est frustrant de jeter de l’alcool. »

Se faisant je tire vers moi tout de même un verre ; au flux des mots se mélange le flux des millésimes, et le service se fait spectacle, numéro de cirque. Acrobate du ménisque, je fais danser les différentes bouteilles.

« Qui vous amène ? »

La fragrance de la charogne s’échappe très légèrement de ses lippes quand il m’adresse la parole ; je n’émets aucun commentaire à cette constatation quand bien même la raison de la venue de mon nouvel hôte commence à me poser question. Un rapide coup d’œil sur son poignet m’informe de sa nature de créature surnaturelle. Si toutes les espèces peuvent passer sans encombres ma porte et se faire servir comme les humains, elles ne sont pas toutes appréciées de mes clients.
Encore moins quand elles se passent des efforts de langage.

Je pince simplement les lèvres, évitant un commentaire qui pourrait me valoir des broutilles indésirables si cette personne – comme beaucoup d’autre de mes visiteurs – se révèle une personne influente qui pourrait me châtier sur le champ. La suite de son discours ma foi très fourni me renseigne quelque peu sur sa position et confirme que j’ai très bien fait de tenir ma langue.
Son caractère allusif ne l’éloigne pas des habitudes de mes clients, aussi je demeure simplement gainé dans ma stature parfaite, accoudé à mon comptoir dans l’attente d’une commande qui ne parvient pas à tomber.

« Je vous apporte cela tout de suite, mon ami. »

L’herbacée ne faisant aux créatures surnaturelles qu’un effet sur leur porte-monnaie et celui de monsieur me semblant bien fourni à la simple écoute de ses doux mots bien tournés, je me détourne sans hésitations pour lui concocter la recette restée secrète sauf pour qui sait déchiffrer avec un peu d’imagination l’énigme placardée à côté du comptoir.

« Je ne vous ai jamais croisé dans mon antre. Vous êtes de passage à Moscou ? »

Comme à mon habitude j’entremêle les filets de la conversation à des gestes parfaitement habiles. Dans le verre se rencontrent bientôt les fragrances exotiques relevées par l’eau de vie distillée par feu mon père et ma charmante mère. Et au terme de la valse, c’est le petit claquement d’un verrou qui intervient tandis que j’ouvre le coffre fort sous le comptoir qui contient quelques doses. Je saupoudre le ménisque du verre ainsi assorti d’un agrume sur sa tranche, dépose ce dernier sur un sous-verre ouvragé que je fais glisser vers mon hôte accompagné de l’une des notes les plus salées de l’histoire de l’Illuminé.