Aut omnia, aut nihil

Dans le miroir, Agnes s’observa onduler au rythme de la musique disco montant de la chaine hi-fi avec un plaisir non dissimulé. Son corps mince embrassait le rythme comme toujours à la perfection, chaque mouvement détendant un peu plus les muscles de son dos. Ses cheveux retenus dans un turban lui donnait l’air d’une prêtresse new age et elle se trouvait un charme certain dans ce kimono de soie tout juste acheté. Personne n’aurait pu lui ôter cette certitude d’être la plus parfaite créature de l’univers en cet instant. Un sourire arrogant fendit son visage. Elle étira ses bras au-dessus de sa tête dans un concert de craquements bien familier, ferma les yeux et laissa une douce sensation de contentement se répandre dans son corps. L’odeur de l’encens brûlant sur la desserte donnait une certaine lourdeur à l’air qui n’était pas pour lui déplaire. Sans cesser de danser, elle glissa près de la table et souleva sa tasse de thé pour siroter une gorgée. Après la soirée qu’elle avait passé et les onze heures de sommeil offerts en compensation, presque rien n’aurait pu entacher sa bonne humeur.

Un bruit défigura la musique qu’elle connaissait si bien. La chaine hi-fi déconnait ? Interloquée, elle se retourna vers la console, évaluant si elle devrait mettre l’objet aux ordures ou non mais le bruit recommença. Arrêtant sa danse et prête à crucifier la personne qui venait la déranger, la brune se déhancha vers la porte et se fendit d’un nouveau sourire en découvrant qui se cachait de l’autre côté. Elle se coula sur le montant, une main sur la taille en lançant :

« Bonjour monsieur. Que faites-vous sur le pas de ma porte de si bon matin ? »

Pardonnant son interruption à son cousin préféré, Agnes dessina un quart de cercle du bras pour l’inviter à entrer dans son modeste chez elle – trois pièces, 90 mètres carrés, un équipement digne d’un catalogue de décoration – et s’effaça pour le laisser passer, sortant juste son téléphone pour réduire un peu la musique. Vivant à peine à quelques dizaines de mètre du manoir Tolma, Agnes considérait chaque arrivée impromptue des membres de sa famille comme naturelle. Elle aimait bien les avoir chez elle.

« Puis-je t’offrir quelque chose à boire ? J’ai une théière pleine de Bergamote ou un excellent arabica si tu préfères… ? »

Demanda-t-elle en désignant d’une main l’espace cuisine au bout de la pièce avec un air interrogatif.

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Aut omnia, aut nihil

C’est par un sourire que tu accueilles ta cousine. La brève bouffée colère que tu as pu ressentir venait très certainement d’elle. Ta tête se penche un instant tandis que tu te perds dans l’observation de son accoutrement, curieux, amusé, circonspect. A quoi jouait-elle ? Où avait-elle trouvé de quoi se fagoter ainsi ? Si en Norvège il n’était pas rare de voir quelques hippies et jeunes femmes venues entrer en communion avec la nature, la Russie n’était pas encore pénétrée dans la période « New Age ». Tant mieux, peut-être. Tu te glisses dans son antre, balance tes chaussures dans un coin sans faire cas de l'état des murs. Un froncement de nez pour ponctuer le rythme irritant de la musique tandis que tu te déplaces parmi les meubles comme si l’appartement était le tien. Peut-être pour bientôt. « Il est l’heure du goûter. » Que tu réponds négligemment, tes yeux passant déjà d’un mur à l’autre, observant les pièces, leurs proportions, les écarts, les éventuels remaniements à faire. « Un thé fera l’affaire. Tu as à manzer ? » Tu te diriges vers la pièce indiquée, te penchant avec curiosité pour observer les boîtes, les meubles et l’électroménager. Ce n’était pas la première fois que tu allais la voir, ni même que tu prenais le temps de détailler le contenu de son trousseau mais cette fois, tu étais venu une idée en tête.

Tu te hisses sans gêne sur un siège, les doigts croisés sur la table. Tu étais arrivé les mains dans les poches mais ta cousine n’avait qu’à faire quelques mètres pour arriver jusqu’au manoir et éventuellement dévaliser le contenu du garde-manger de son père. « Touzours aussi ravissante, cousine. »

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De goûter, déjà ? Agnes accueillit la nouvelle en écarquillant doucement des yeux de surprise avant d’hausser des épaules. Il aurait aussi bien pu être onze heures du matin pour ce qu’elle en savait. Voilà l’inconvénient comme l’avantage de refuser le moindre regard à l’horloge les lendemains de soirée.

« Question de point de vue. »

De toute manière, elle ne prenait pas de goûter, songea-t-elle en reprenant sa tasse de thé, observant, fière, le regard que posait son cousin sur sa nouvelle maison. Une acquisition sur ses fonds propres, oui monsieur. Il pourrait lui faire tout le gringue qu’il voulait pour l’avoir, il gèlerait en enfer le jour où elle s’en détacherait pour lui faire plaisir. Il faudrait avant qu’elle s’en lasse. Et encore, même là, elle aurait été prête à ravager l’endroit pour que personne ne puisse en profiter tout de suite derrière elle.

« Hm ? Peut-être. Je ne sais, regarde. »

Lycaon ne l’avait pas attendue pour gagner la cuisine et trifouiller dans les placards où elle savait déjà qu’il ne trouverait rien à son goût. Elle jeta un nouveau un coup d’œil rapide à son reflet pour s’assurer que l’arrivée du blond n’avait pas nuit à son teint, puis se retourna vers lui, un nouveau sourire aux lèvres. Son commentaire la ravit. Coquette, elle tourna sur elle-même pour lui en faire profiter sous toutes les coutures, faisant virevolter son kimono et un peu de thé puis s’avança en marchant dans l’eau sans le moindre problème.

« Je viens de découvrir une nouvelle boutique en ligne de deux filles sur Stockholm, je dois dire que je n’en suis pas mécontente. Si tu veux, je peux te trouver de quoi égayer un peu ta garde-robe, cousin, tu n’as qu’un mot à dire. »

Ajouta-t-elle en venant s’assoir en face de lui, attrapant une tasse et la théière pour lui servir le thé. À sa défense, peu de personne trouvait grâce à ses yeux de fashionista auto proclamée. Elle était pourtant prête à tendre la main à la terre entière pour les relooker à son goût.

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Prendre un goûter, c’était pour toi comme une vieille habitude que l’on ressasse de temps en temps pour ne pas la laisser mourir. Après la mort de Boris et d’Evguenia, tu avais eu du mal à te séparer des petits gestes quotidiens, des réflexes musculaires et de l’impression de ne pas être seul. Tout pouvait trouver explication mais tu les balayais pour tout classer - cacher - dans le grand livre du deuil. Avec quelques barres trouvées dans un placard, tu te places de manière à avoir une vue autant sur ta cousine que sur une plus grande partie possible de l’appartement. « T-t-tu commandes des f’habits faponais fur un fite Fuedois ? » L’Europe et le Monde avaient été un choc culturel lorsqu’Oda t’avait mené aux Tolma. Des années d’acquis et de préjugés avaient été difficiles à détruire, surtout pour le gamin colérique et méfiant que tu étais. Devoir retourner en Russie et quitter le confort du capitalisme avait été comme faire le deuil de la civilisation.

Ton regard se perd sur le kimono, au niveau de la poitrine de ta cousine, là où son fil de vie la reliait à tu ne sais quoi. Tu lèves ton index et tu l’effleures un instant, puis tu retournes à tes barres agglomérées. « Fa fe fend bien ? » Demandes-tu en agitant la barre que tu viens d’ouvrir. Un bref « merfi » pour le thé qu’elle dépose devant toi et tu mastiques consciencieusement l’immondice que vendait Agnès. Ton palais avait été habitué aux mets supérieurs que pouvaient se permettre les Tolma ou aux choses plus simples de ta mère. Pourtant tu continues à mastiquer avec obstination, comme Boris après qu’on lui ait promis une friandise s’il finissait bien son assiette, comme Evguenia qui voulait vite sortir de table pour aller jouer, comme Valery qui voulait prouver au monde que tu n’avais besoin ni d’aide, ni de compassion. « Fa dépend en quoi tu feux m…m…m’habiller. » Est-ce que tremper ta barre dans le thé allait la rendre plus digeste ? Tu observes un instant les deux avant de faire un essai, pour la science.

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Agnes ne voyait pas où était le problème que semblait soulever la question de son cousin. Sa garde-robe ne prenait que des pièces de qualité, peu importe d’où elles provenaient. Pour faire venir cette merveille de soie, la brune avait dû remuer ciel et terre, elle aurait préféré un peu moins de scepticisme et un peu plus d’appréciation.

« Peu importe qu’il soit japonais ou non. Celui-là est parfait. »

Pour l’obliger à réviser son jugement sur son kimono, elle attira son attention dessus en passant une main devant. Qu’il ne soit pas capable de voir une telle évidence était la preuve indiscutable qu’il avait besoin de toute urgence de ses conseils vestimentaires. Ils ne pouvaient pas se trimballer dans le Moscou des créatures accoutrés comme des épouvantails. Ils avaient une réputation à assurer, que ce soit en temps que famille régisseuse ou étrangers civilisés. Au moins, il y jeta un petit coup d’œil même si elle dut passer une main sur sa gorge en sentant comme un tiraillement entre ses côtes.

La sensation qui s’estompait déjà lui coupa toutefois l’envie de s’approfondir sur les statistiques de vente et leur développement. Sujet qui lui tenait pourtant très à cœur le reste du temps. Sourcils froncés, elle se contenta d’un « Plutôt, oui » pour répondre à sa question, faisant mine de ne pas voir les grands mouvement de mâchoire qu’il donnait pour en venir à bout. Elle s’enfonça dans son siège, le dos bien droit comme on le lui avait appris et sirota son thé en attendant que son cousin lui donne l’aval pour exposer toutes les idées qu’elle avait pour mettre un peu de paillettes dans sa vie. Dans sa tête, elle dressait déjà une liste de boutiques à faire avec lui.

« En être humain. »

Répondit-elle au comble de l’évidence, plissant des yeux comme s'il l'accusait de vouloir le déguiser en clown.

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Qui étais-tu pour jauger de la qualité d’un kimono importé de Norvège, fait par des Suédoises, pour être porté à des soirées de gala dans une Russie arriérée par une créature venant de Grèce ? Tu hausses les épaules, un sourire amusé ornant tes babines, faisant ressortir ta cicatrice. Le cosmopolitisme était une notion très étrangère en Russie, encore que la présence d’autant de créatures et de légendes différentes permettait une ouverture d’esprit assez étrange. Les Tolma et leurs histoires ne t’avaient pas paru si étranges, tu savais que certaines races venaient également des pays du Nord, mais les autres gamins en avaient fait un sujet de moquerie. Qui croit encore aux légendes sinon les paysans arriérés et les bonnes femmes ? A défaut de pouvoir leur montrer les monstres de leurs cauchemars, tu leurs avais cassé nez, dents et doigts, si bien qu’il avait fallu te séparer un long moment de la plupart des gamins du village voisin. « Fi tu le dis. » Tu penches ta tête un instant vers l’intérieur de ta tasse pour observer l’amas gluant et délité qui flottait dorénavant, comme un tas de cadavres à la dérive. Est-ce que tu allais réellement te forcer à ingurgiter ça ? « Fe peux avoir une autre tafe ? » Que tu finis par demander en redressant la tête. « Et une cuillère. » Que tu rajoutes immédiatement après. Il fallait au moins tenter, ta cousine ne vendrait pas des choses directement néfastes pour ses consommateurs. Le bénéfice du doute te faisait lui donner tout de même cette agilité mentale. « Nous ne fommes pas des f’êtres humains. » Tu agites les doigts qu’il te reste à la main gauche et souris, une risette pleine de dents. « Qu’est-fe que ma garde-robe habituelle a de maufais ? »

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Sans faire de commentaire – pourquoi avait-il des idées aussi saugrenues que celle de goûter, aussi ? –, Agnes se releva, contourna l’ilot, sortit une nouvelle tasse pour Lycaon et relança la bouilloire. Puis, toujours en bonne hôtesse, elle déposa une cuillère près de sa main et s’adossa au frigo en attendant que l’eau soit chaude. Avisant le manège de son cousin, elle se fendit d’un sourire et désigna la mixture d’un geste du menton.

« Dis moi si ça le fait, je pourrais peut-être m’en servir dans une pub. »

De toute manière, elle allait devoir revoir son approche pour importer durablement son concept en Russie. Les arguments tendance et healthy qu’elle avait pu déployés en Norvège ne trouveraient pas forcément la même résonance dans ce pays oublié par le temps. Autant rénover par la même tout leur catalogue publicitaire. Sans compter qu’il n’y avait rien de plus amusant à ses yeux que les journées de tournage. Agnes adorait mener son petit monde à la baguette et voir la frustration et la terreur dans les yeux de qui travaillait pour elle.

Une fois rassise et espérant que cette fois serait la bonne, elle rassembla ses arguments pour le convaincre à faire des folies de leur argent ensemble. Force lui était de constater que son cousin n’avait pas l’air de vouloir reconnaître sa suprématie dans ce domaine.

« Ne fais pas le malin. »

Il voyait très bien ce qu’elle voulait dire et vu que jusqu’à présent aucun Tolma ne s’était lancé dans le textile, elle ne pouvait pas lui proposer de meilleures options.

« Rien, si tu as en fait quatre-vingt ans et que tu ne me l’avais jamais dit. »

Bon, peut-être exagérait-elle légèrement. Mais juste à peine. Elle aurait préféré qu’il revête de plus beaux atours, luxueux, dignes d’eux ou à défaut qu’il se laisse transformer en poupée pour lui faire plaisir. Pianotant sur la porcelaine de sa soucoupe, elle planta un regard vif sur Lycaon.

« Si tu ne veux pas te laisser convaincre de venir faire une très agréable activité entre cousins, peut-on savoir ce qui t'amène ici ? »

Parce qu'elle savait que ce n'était pas la qualité inégalable de ses en-cas.

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Tu accueilles la nouvelle tasse et la cuillère avec un sourire. Courageux mais pas téméraire, tu passes un petit moment à faire tourner l’ustensile entre tes trois doigts de la main gauche avant de la passer dans la droite. Tu mélanges le contenu du mug, celui-ci légèrement penché vers toi pour pouvoir observer les modifications de texture autant que de couleur. La nouvelle tasse est devant toi lorsque tu te risques enfin à y goûter. La grimace tarde à venir, un tremblement dans tes omoplates et tu replonges ta cuillère dans le mug en agitant une épaule, puis l’autre. « On dirait d-d-du borf de l’orphelinat. »

Un sourire amusé orne tes lippes à l’insulte qu’elle glisse vers toi. Les costumes, les chemises et cravates avaient remplacé les bottes usées et les frusques de nature qui te permettaient d’aller te battre en hurlant contre arbres et pierres, accompagné de ton chien. Pauvre clebs, disparu depuis quelques années, il avait presque vu la mort de tes enfants. « Ze les trouve plutôt b-b-b-bien pourtant. Si fa te fait plaisir, fe t’accompagnerais un zour. Ze dois troufer des… » Tu hausses des épaules, rinçant ta bouche avec le thé encore brûlant. Tu tires la langue et t’ébroue presque comme un chien. La cuillère à nouveau en main, tu te risques à un nouvel essai culinaire. « V’aime beaucoup ton appartement. Ef que tu fais fi les z’autres font pareil ? T-t-t-ta voisine ou au-defus ? »

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Agnes fronça les sourcil d’incompréhension. Du borf ? Ça n’avait l’air guère mieux que la bouillie dans sa tasse.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Parfois la diction de Lycaon était si calamiteuse qu’elle ne le comprenait qu’à moitié, malgré des années de pratique, mais dans le cas présent, elle avait la certitude de n’avoir jamais entendu ce mot-là. Mais sa curiosité était plus spontanée qu’intéressée. Agnes expérimentait un rejet total pour tout ce qui lui rappelait la misère de son enfance, ou celle des autres.

Confortée par la perspective de réserver toute une journée de son agenda pour son cousin, elle se remit à lui sourire aimablement en attendant de découvrir ce qui lui valait une telle visite. Comprenant où il voulait en venir, la brune éclata de rire et lui jeta un regard de connivence. Elle ne pouvait pas lui en vouloir d’agrandir son parc immobilier même si une part d’elle ressentait son intérêt comme une intrusion sur son territoire.

« Et moi qui pensait que tu venais pour le plaisir de ma compagnie ! »

Pour se donner le temps de répondre, et de le faire un peu mariner, Agnes prit une longue gorgée, lécha ses lèvres et reposa sa tasse.

« Aucune idée. Je ne suis pas du genre à rejoindre le comité des voisins. Mais l’agence que j’avais contacté pour le trouver est spécialisée dans les biens de luxe. Ils font de la lèche pour rester en bons termes avec tous les résidents, pour reprendre la vente s’ils décident de partir. J’imagine que pour ceux qui ne sont pas passés entre leurs mains, des travaux sont à prévoir… »

La brune se pencha sur l'espace entre eux deux, essayant de percer les mystères de son cousin.

« Dois-je comprendre que l'on va pouvoir se créer un comité de voisins renégat ? »

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« Une foupe à la betterave. » Tu en gardais d’excellents souvenirs en famille, accompagné de crème, parfois d’un peu de viande ou d’un dessert tellement sucré que tu en frétillais de plaisir. Puis au fur et à mesure des accueils, des membres de famille, des connaissances, de l’orphelinat, l’odeur, le goût, était devenu désastreux, parfois même immangeable. Tu avais été un gamin lent, lent à manger, lent à parler, lent à se servir et les repas finissaient en crises de larmes amères et le ventre souvent vide de n’avoir pu ou su défendre ton temps et ton repas. « Ve préfère attendre que t-t-t-tu viennes fez nous. » Tu lui tends la tasse dans laquelle trempe la cuillère. Votre famille était si étendue que faire des visites de courtoisie à tous ceux qui avaient décidé de ne pas habiter dans le manoir aurait été une perte de temps. Autant s’inquiéter lorsque des remous se faisaient sentir dans le cortex.

Tu souris à ta cousine, prenant le temps de boire ton thé, observer la cuisine à nouveau et placer ton regard sur le kimono et son fil de vie avant qu’elle ne reprenne la parole. Les agences n’étaient pas réellement tes ennemis mais il allait falloir que tu fasses passer une partie de ton argent dans l’achat de certaines sociétés pour éviter de devoir négocier avec les petits vieux sourds pendant des heures. Entre ta difficulté d’élocution et leur sénilité, les dialogues étaient pénibles et fastidieux. Tu avais suffisamment de parts et d’argent bien placés pour l’instant mais tu n’aimais rien de plus que voir ton futur par étapes. « F’étais quelle avenfe ? » Ton index frotte doucement contre l’anse de la tasse, admirant la légèreté de la porcelaine et les détails des dorures. « Un comité de quoi ? Allons, Agnèf. Fe ne ferais rien qui puife te porter prévudif. » Tu le ferais pourtant, c’était le jeu. Rendre insalubre l’immeuble pour le racheter à la moitié du prix et le retaper était une option que tu avais pu envisager. « Ve me renfeigne zuste. Tu ne parles pas à t-t-tes voivins, donc ? »

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Son sourire prit une nuance contrite et polie.

« Je ne me souviens plus. Je dois avoir leur carte quelque part, je pourrais passer plus tard et te la donner ? »

Bien sûr qu’elle se souvenait du nom de l’agence à qui elle avait confié la lourde tâche de lui dénicher la perle rare, celle qui répondait à tous ses critères les plus extravagants mais de là à la servir tout chaud tout prêt sur un plateau d’argent pour son cousin, c’était autre chose. Agnes était de beaucoup trop bonne humeur pour réfléchir aux tenants et aux aboutissants de la requête de Lycaon. Sa petite danse l’avait échevelée et autant elle adorait écouter ses récits d’aventure et les moyens employés pour obtenir ce qu’il voulait, autant elle préférait éviter d’avoir à les apprécier en première ligne.

Et elle savait qu’il n’hésiterait pas, famille ou pas, si elle représentait un obstacle à ses plans. Et la réciproque était tout à fait vérifiable.

« Non, bien sûr. »

Fit-elle d’un ton mielleux, comme si elle le croyait. Mais si sa proposition était lancée sur le ton de la plaisanterie, elle avait quelque chose d’assez séduisante tout compte fait : s’auto-proclamer chef d’un nouveau comité à ses conditions et œuvrer jusqu’à ce que l’autre cède sous le sien était la seule chose qui l’aurait poussée vers les autres résidents de l’immeuble.

« Non. Et j’aimerais que ça continue comme ça, alors soit gentil et ne leur donne pas de raison de venir me voir. »

S’il comptait chasser les autres résidents, il avait intérêt à ce que ses moyens ne la contraignent pas ou il récupérerait la monnaie de sa pièce.

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Tu fais mine de la croire et opine doucement, l’air pourtant moqueur. Tu tapotes doucement le dos de ta gauche avec ta main droite, jetant un coup d’œil vers le four et autres instruments qu’Agnès ne devait pas utiliser. « Bien fûr, fa te donnera une raivon d-d-d-de v…venir dîner afec nous. Ta prévenfe manque. » Vous aviez le même âge et aviez fait votre passage à l’âge « adulte » la même année. Vos premiers échanges avaient certes été houleux mais trouver un compagnon de ton âge dans le vaste manoir des Tolma avait été un plaisir que tu n’avais pas voulu avouer à l’époque mais qui avait dû se ressentir dans tes humeurs. « Pourquoi fiendraient-ils te foir ? » es lippes dévoilent tes dents. Tu n’avais pas pour habitude d’être une personne violente et la peur ne fonctionnait guère avec la plupart des habitants du Boulevard Richesse. Ils avaient tellement baigné dans l’opulence et la sécurité qu’il leur semblait inconcevable de se faire agresser au sein même de leur foyer, surtout par l’un des leurs. Encore fallait-il qu’ils vous considèrent comme faisant partie de leur société. Certains vieux nobliaux moscovites ne voyaient pas les créatures, les arrivistes et les régisseurs d’un bon œil. C’est que 10% de leur richesse mensuelle partait dans les poches des Tolma. « Ve refpecte le grand âze. » Plus facile de les faire disparaître sans qu’on ne se pose trop de questions, ils conservaient leurs affaires à la vue de tous, n’avaient plus de grandes ambitions et crachaient sans peine ce qu’ils se souvenaient de leurs jeunes années. « Et ma famille. Comme toi, n’ef-pas ? »

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Oh, elle manquait aux autres membres de la famille ? En voilà une information qui faisait plaisir à entendre ! L’idée de se rendre au manoir comme un fils prodigue se transformait comme un fantasme sublimé dans son esprit. Sans compter qu’un repas chez eux lui permettrait d’économiser les frais d’une livraison gastronomique à domicile. Ç’avait l’air de rien mais au bout du compte chaque petite épargne présentait un trésor. L’air de rien, Agnes baissa le nez dans sa tasse avant d’hausser les épaules.

« Avec plaisir. »

On mangeait si bien chez les Tolma, sans compter que leur compagnie valait mille fois celle des associés, fournisseurs, prestataire et autres pique-assiette avec qui elle pouvait passer les heures de repas. Agnes avait beau prôner une certaine indépendance par fierté, elle serait rentrée au bercail d’un claquement de doigts si on le lui avait expressément demandé. Ces gens restaient les personnes les plus importantes de son existence, il n’y a rien qu’elle aurait sacrifié pour leur plaire, même son propre intérêt.

Peut-être pourrait-elle faire une petite réception chez elle aussi ? Histoire de leur faire comprendre qu’elle ne se coupait pas d’eux et que chez elle était autant chez eux. Sans compter qu’elle serait ravie de leur montrer avec quel goût exquis elle avait décoré et tenait sa maison. Enfin, si elle avait toujours quelque chose de décent d’ici-là, songea-t-elle sans quitter Lycaon des yeux. Il avait beau sourire, elle savait qu’il jouait à faire l’idiot.

« Des histoires de voisins ? Et si qui que ce soit vient pleurer à ma porte pour me demander si moi aussi j’ai une fuite d’eau, ou des cafards, ou des colis perdus, je te préviens, je hurle. »

Elle éclata de rire en l’entendant proférer de beaux mensonges. Il pouvait respecter le grand âge vu qu’il faisait sa fortune sur leur dos. Dire du mal de sa vache à lait aurait été contre-productif mais son ton et sa question lui plaisait déjà moins. Sa main glissa en ondulant entre eux pour serrer la sienne.

« Depuis quand tu as besoin de poser la question, cousin ? »

N’avait-elle pas encore fait assez pour affirmer son appartenance aux Tolma ? Pourtant Lycaon avait été le premier à subir ses assauts et sa volonté de faire son trou.

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Tes yeux s’étrécissent proportionnellement à l’agrandissement de ton sourire. Tu aurais été bien en peine de la critiquer, une demande de Douleur ou de Chagrin et tu accourais, prêt à leur venir en aide ou casser les genoux de tout ce qui aurait pu leur déplaire. C’était une tâche longue et fastidieuse car les deux attiraient malheur et tristesse aussi facilement qu’Agnès attirait une anorexique. « Fe n’est pas ma fafon habituelle de faire mais ve peux innofer pou’toi. » Tu tapotes avec aménité la main posée sur la tienne. La douceur et leur élégance dénotait avec les tiennes, rêches, usées et brisées. « Ve feux vufte m’affurer que nous fommes zur la m..même longueur d’ondes. Nous fommes en pays étranger p…p..pour la p…plupart d’entre vous. » A vrai dire, si tu avais été heureux de voir arriver Agnès et si votre relation s’était apaisée avec le temps, elle avait commencé par le nez que tu lui avais explosé sous un coup de rage et de frustration. Que tu n’avais certes pas regretté mais sa connaissance du Russe, ses problèmes tout aussi adolescents et l’ennui de jouer avec un Chagrin qui apprenait tout juste à lire. « Ve m’intéreffe un peu à fe qui fe paffe depuis quelques mois à Mofcou. Z’ai l’imprefion que … » Tu hausses les épaules avec un sourire mi-figue, mi-raisin. Vous étiez encore loin du chaos qui avait pu secouer les foules les quelques derniers mois mais le pouvoir que vous avait laissé le Tsar dénotait une certaine peur, presque d’un dernier recours. Céder toute son économie et le quartier de la noblesse à une famille était un suicide aussi bien politique que libéral, vous étiez suffisamment pour vous infiltrer le plus possible dans les sphères du pouvoir et paralyser lentement le système de production de la Russie pour vos profits. « Puis ve t’aime bien. Ze ferait d…désolé d..de v-voir nos relazions se diftendre. » Ton regard quitte le sien pour effleurer pensivement des mires le fil de vie qui passait non loin de toi.

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« J’espère bien. »

Des promesses, des promesses… la brune comptait bien lui faire respecter sa parole s’il devait lui empiéter sur ses plate-bandes. Sous sa main, Agnes pressa les doigts de son cousin. Un peu de volonté et elle aurait transformé son envie de goûter en une terrible envie de festin qui l’aurait soumis à sa volonté. Mais Lycaon était de la famille. De fait, il était intouchable. Sa propre main repartit de son côté de la table, caressant le bord de sa soucoupe.

De « vous » ? Depuis quand faisait-il la distinction ? Depuis aussi longtemps qu’elle le connaissait, elle l’avait toujours entendu dire qu’il était du même pays que sa mère adoptive et autant qu’elle sache, Oda ne s’était jamais revendiquée de la Russie. Son choix de mot la fit tiquer, plus que la réponse à sa question. Qu’ils soient sur la même longueur d’ondes que quoi ? S’il n’était pas avec elle, il était forcément contre elle bien que cette perspective ne soit pas pour la ravir. Pourquoi fallait-il toujours que les choses prennent un tournant désagréable avec lui ?

« Ne me fais pas croire que la Russie n’est pas autant un pays étranger pour toi que pour nous. On est tous dans le même bain dans ce pays de sauvage. »

Le reste pourtant, l’intéressait déjà un peu plus.

« Que quoi, cousin ? »

La situation de leur famille la préoccupait lorsque ses activités lui laissait un peu de temps pour penser à autre chose. Leur soutien principal, le seul assez fou pour les accueillir ici venait de quitter la scène et ce n’était pas très rassurant. Ce qu’on leur avait donné, on pouvait très bien leur reprendre s’il ne faisait pas assez attention ou commençait à se tirer dans les pattes pour le sport.

Une envie impérieuse de tendre de nouveau la main, attraper la sienne lui démangea la peau et elle détourna les yeux en étirant son cou pour y résister. L’air était lourd mais elle n’accusait plus l’encens sur la commode. Une parole sur deux était mâtinées de menace et sa patience commençait à s’user.

« Alors arrête ton manège et tout ira bien entre nous. Profitons juste de notre thé et de notre compagnie, et parlons d'autre chose. »

Conclut-elle en se redressant sur sa chaise, un sourire enjôleur aux lèvres.

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