Le silence de la forêt qui perdure au-delà du parc zoologique se tisse au calme printanier de cette fin d’après-midi. Il fait encore frais dans ces contrées Moscovites, mais cela n’a pas d’importance ; bien au contraire, pour ton corps sensible à la chaleur, c’est une aubaine. Tu as obtenu l’autorisation de sortir du Kremlin pour te nourrir, et depuis plus heures tu te bourres de sève, te gaves de minéraux, te shootes de nutriments naturels, te baise de vers grouillants et aérant ce terreau fertile, te torches de mousse et de feuillages jusqu’à ce que tu sentes la vitalité pleine et entière circuler de nouveau dans tes veines. L’intérieur du conifère danse contre ton âme, avale la respiration, inhale et exhale oxydes macérés. Tes membres s’ankylosent, le mouvement de ta cage thoracique devient imperceptible.
Un rare oiseau chante, quelque part.

Et soudain, la terre se met à vibrer. Rien de méchant. Mais les ac-coups réguliers indiquent la venue imminente de quelque chose, quelque chose de très lourd lancé à pleine puissance. Tu en entends le rythme parfaitement huilé, et la respiration.
Quelle merde, qui se promène dans un endroit aussi perdu à cette heure de la journée ?

Maudissant ton impossibilité de ne maîtriser l’esprit animal, tu t’arraches des racines végétales et te redresses dans un craquement d’os. Quand tu jaillis des fourrés sur le chemin comme une foutue apparition, un hennissement terrorisé perce le calme de la forêt tandis que tu évites de justesse de te prendre un boulet de cinq-cent kilos de muscles lancés à la pleine puissance de l’énergie élastique de ces maudits canassons.

Ton cœur décélère en tirant partie de son énergie nouvellement retrouvée, ce qui te permet d’étouffer un rire sarcastique, tranquillement assuré quand l’inconnu te met en garde du haut de son étalon de la possibilité de ta mort.

« Essayez donc. »

Sa voix agacée par la peur rétrospective te frappe en pleine poitrine, mais cette dernière avale sa nervosité aussi efficacement qu’une éponge se gorgerait d’eau, et la seule chose qui bouge réellement dans le contour de ta silhouette, ce sont les mèches de tes cheveux jouets du vent sur tes épaules totalement nues malgré le froid des printemps timides. Une analyse rapide de son visage te fait comprendre qu’il n’appartient pas au Kremlin, te libérant ainsi du poids de la culpabilité éventuelle d’avoir manqué à tes devoirs jusqu’à pousser à l’envoi d’un messager. Celui-ci, dans son regard et dans sa stature, n’a par ailleurs rien d’un simple émissaire.
On oublie souvent que les Romanov ne tiennent pas le monopole de la principauté dans cette belle et froide Russie. Elle est bien assez grande pour plusieurs souverains, malgré ce qu’on peut en dire.

« Je crains que ce qui m’occupait avant votre arrivée ne soit pas digne de votre attention. » répliques-tu poliment.

Un léger geste de hanches lui impose ton profil tandis que tu t’effaces de la ligne principale du chemin froufroutant de feuilles mortes.

« Veuillez m’excuser d’avoir interrompu votre chevauchée. »

Tout pardonné tu l'espères bien. Les lois russes sont drastiques mais pas au point d'empêcher les différentes espèces surnaturelles de se nourrir ou de limiter la fréquentation des espaces naturels. Tu remarques le regard presque tendre jeté soudain par l'inconnu qui ne te rappelle rien (tous les nobles se ressemblent après tout), et ton propre regard suit le cheminement de l'étalon jusqu'à ce que celui-ci sorte à grand galop de ton champ de vision. Une fois que tu n'entends plus que le froufroutement de la forêt, tu te détournes du chemin et retournes faire corps avec l'arbre dont tu aspirais l'essence vitale.

Lorsque tu ressors des fourrés, Yngvil, Miina et Elias t'attendent patiemment, murmurant dans leurs têtes avec cet écho qui parvient jusqu'à ta caboche alors qu'ils se mettent à t'appeler à ton tour, croyant que tu étais parti sans yeux. Reboutonnant ta chemise et reprenant ton uniforme du Kremlin, tu regagnes la petite procession et le triangle devient un carré. Nul besoin de vous adresser la parole tandis que vous reprenez le chemin de la ville jusqu'à l'appartement d'Elias et Miina boulevard richesse. Même si tu ne fais plus corps physiquement avec l'arbre de tour à l'heure tu entends encore distinctement la forêt murmurer des complaintes, sur la chasse qui a encore cours, sur l'activité des bûcherons, sur les déchets qui gorgent la terre et la privent d'un certain nombre de ces nutriments, et tu les accueilles avec la compassion de ceux qui en souffrent également et ne peuvent rien y faire. Yngvil insuffisamment nourrie comme souvent frotte ses bras de ses mains pour se réchauffer, combler le froid d'une nutrition rendue vacillante par la santé tout aussi discutable des forêts contemporaines.
Les forêts russes ne sont pas celles de la Norvège et d’une manière générale, ne sont plus ce qu'elles étaient.

Celle qui vous a gracieusement accueilli vous recrache tout aussi tendrement, léchant vos corps du bout de ses feuilles et de ses branches fines. Les oreilles se dressent tandis qu'un cheval non loin réagit, celui qui t'a croisé tout à l'heure et aurait pu te tuer si l'on en croit les dires de son propriétaire ici présent.
Miina et Elias ralentissent leur marche près des deux inconnus, forçant Yngvil et toi à en faire de même dans un ensemble irréel.

-J'espère que votre promenade à été bonne malgré mon intrusion sur votre circuit, glisses-tu en guise d'au revoir.

Elias et Miina ponctuent ta remarque d'un simple hochement de tête poli, même si Miina y ajoute un sourire sincère. Soudain le cheval semble s'agiter, comme pressentant une mauvaise âme comme seuls les animaux peuvent le faire. Tu attrapes le bras d'Yngvil dont le regard a légèrement blanchi, perdu dans le lointain.

-Arrête, lui chuchotes-tu sèchement en Norvégien.

Ta fille se mord la lèvre pour ne pas éclater de rire, puis relâche sa tentative d'invasion de l'esprit du canasson, reprenant ses yeux bleu glacé.

L’homme qui accompagne l’inconnu au cheval se formalise vulgairement de votre présence, ce qui n’a rien d’étonnant vu la tentative vaine et de toute façon impossible de ta peste de fille. Miina baisse simplement les yeux sans effacer de son superbe visage son sourire nappé du plus tendre des glaçages ; l’éternité vous a fait vivre des choses bien plus crades qu’un crachat sur le sol. C’est la dure condition des espèces surnaturelles à Moscou, et sans doute même ailleurs. La différence n’est jamais bien vue, aussi inoffensive soit-elle.

« Bonne journée messires. » répond simplement ta tante, imprimant de nouveau un mouvement au petit cortège pour aller récupérer le tandem posé là bas contre un arbre, car Elias et elle sont respectueux de la nature au point même de se passer des énergies électriques et autres, préférant l’énergie qui est la leur, plus puissante que beaucoup d’autres choses.

Les preuves du caractère chipie d’Yngvil s’arrêtent là, et son regard – le tien – se fracasse contre tes propres prunelles.

« Je te ramène ? »

Tu secoues très légèrement la tête.

« Je rentre à pied. »

Yngvil n’essaie même pas de te convaincre, préférant se diriger vers sa moto qu’elle chevauche avec une légèreté qui défie tout le talent des voltigeurs cosaques les plus doués de Moscou, rejetant dans son dos une tresse d’un blond presque blanc et d’une longueur à pendre quelqu’un à un arbre sans sourciller. La forêt froufroute de la pétarade lancée comme une insulte au dénommé Vassili par la moto qui bientôt s’éloigne dans son bourdonnement grave et agaçant.

« Je vous prie d’excuser ma fille. » lances-tu au propriétaire du cheval. « A bientôt, au Kremlin, si je ne m’abuse. »