Son regard se perd vers le jardin, au loin. Même moi, quand j'allais près de cette fenêtre, je ne le voyais pas mais je parvenais à l'imaginer. Je le décrivais à ma mère qui regardait, qui le voyait prendre vie sous ses yeux ébahis. Je jouais avec la frontière entre la fantaisie et la démence et je choisissais de faire de son imagination un peu de fantaisie.
Mais j'ai bien vu qu'elle m'en veut. Elle m'en veut, je le vois dans son regard et elle ne comprend pas pourquoi elle reste enfermée là pendant que Le Père est à l'extérieur, en train de vivre sa vie, heureux, salaud, elle ne supporte pas cette idée. Je déploie montagnes d'efforts pour rendre la situation moins pénible et parfois, il lui arrive de poser sa main sur la mienne. Il semble émaner d'elle assez de forces pour revenir à la réalité et soudain, elle me dit que tant que je serai là, il n'osera pas s'en prendre à elle.
Elle est devenue amère avec les années. Elle a essayé de mourir, de s'enfuir, de se faire virer, de les lacer, de leur balancer sa merde au nez, elle leur a tout fait. Je m'assieds non loin de la porte, epoussette mon pantalon d'un geste distrait et me cale dans le fauteuil pour les visiteurs qui ne me connait pas bien. Je ne sais pas si Daria vient la voir, elle me dit que « parfois » mais La Mère dit que ce n'est pas le cas. Je la regarde s'affairer sur un morceau de mousse coloré avec une paire de ciseaux en plastique, pour les jeunes enfants. Elle confectionne des pétales, et se plaint de ne pas avoir de colle. Je hausse des épaules. J'ai encore les mots crachés à Dorreh sur le bout des lèvres, et ça a mauvais goût. J'ai simplement besoin d'un peu de calm...
▬ Amène-moi de la colle !
J'arque un sourcil et porte un peu de mon attention sur elle. Elle s'est mise droite face à moi, pensant me rappeler qu'à un moment donné, elle a eu l'ascendant sur l'enfant ou l'adolescent que j'étais. Mais elle ne m'impressionne pas. Je croise les jambes dans l'autre sens. Je n'ai pas bien dormi depuis plusieurs jours... elle le voit aux traces sur mon visage. J'ai encore de pouvoir appeler Dorreh, lui dire que j'ai menti, quand je lui ai dit ces horreurs, que je ne veux pas rompre, que je suis trop heureux avec lui. Et je la vois, furieuse avec sa mini paire de ciseaux, et j'ai peur, j'ai peur de devenir comme elle.
Je soupire, pour masquer une angoisse montante, je suis son regard jusqu'à mes doigts qui pianotent dans le vide. Elle penche la tête sur le côté. Il fut un temps, c'est moi qui la consolais, qui venais à son secours, qui courrais pour faire taire la voix malfaisante en dedans et maintenant elle la laisse parler et moi aussi, trop fatigué de me battre en permanence. Parce qu'il faut contrôler en permanence, tout retenir en permanence et c'est difficile, c'est très difficile. Et celui qui me connaît vient de repartir avec les morceaux de son cœur entre les mains. J'ai encore un marteau dans le poing.
Finalement, elle me tourne le dos et marmonne quelque chose que je n'écoute pas. J'abandonne ma position pour rejoindre la porte. Quand ma main se pose sur la poignée, elle fait volte face, ses yeux soudain deux grandes fenêtres sur un océan triste.
▬ Tu es si... méchant.
Je lève les yeux au ciel et quitte la chambre sans plus d'au revoir. On ne peut plus rien en faire quand elle devient comme ça. Je sors, prends une longue bouffée d'oxygène, jette un coup d'oeil à mon téléphone, pas de nouvelles reçues. Pas de nouvelles données. Je pince les lèvres puis le remets furieusement au fond de ma poche, je ne prends que les bonnes décisions, et j'en suis conscient. Ceux qui diront le contraire ne sont que des idiots.
▬ Excusez-moi, que j'entends après quelques minutes. Je m'attends presque à ce qu'on me dise que c'est 'elle', qui a demandé à ce que je revienne. Qui fait encore un caprice. Je serre le poing, me retourne et essaie de chasser la lassitude et le doute de mes traits, ils n'y ont pas leur place. Ilya, c'est cela ?
▬ M. Karenine, réponds-je avec dédain. Je le considère une seconde, essaie de me souvenir où j'ai bien pu le voir, on n'oublie pas un visage pareil. Oh mais oui, comment l'oublier ? Un fin sourire revient, en façade. Mais oui, bien entendu.
▬ Je sens que ça ne va pas...peut-être devrions-nous marcher un peu, prendre l'air, qu'en dîtes-vous ?
Quelques instants d'hésitation puis je hausse des épaules, lui rétorquant que oui, prenons l'air. Je ne peux pas décemment pas dire que ça ne va pas. C'est amusant, de le voir ici... Je passe une main contre ma nuque alors que nos pas se confondent vers la sortie. Je tâche de me redresser, me tenir le plus droit possible, mon pas se fait léger. Silence. Il vient avec cette frimousse que de bons souvenirs. Ces moments où Dorreh, mal à l'aise, regardait autour de lui ces gens qui n'en avaient à faire des autres. Quand, affalés au milieu de nulle part, je goutais son cou et ses lèvres. Sans me soucier de quoi que ce soit, sans même devoir me tenir droit comme maintenant. Douce parenthèse, comment pourrais-je y retourner sans lui ?
▬ Il est coutume de demander à ceux qu'on n'a pas vu depuis longtemps comment ils vont, n'est-ce pas, Viggo ? Ne vous inquiétez pas de moi, je suis toujours au... cherche le bon mot. Au maximum.