Tu as les yeux qui tournent et se retournent, on pourrait presque croire que tu cherches quelqu’un, un proche ou un enfant, dans la foule. Toi, tu es surtout à examiner ceux qui pourraient te poser problèmes. Les instincts de chasseur, poussés pour une faim insatiable de sang, que tu as développés lors des 70 dernières années prennent souvent le pas sur l’attitude plus sereine que tu aurais dû adopter dans ce genre de situations. La mort, fréquenter de mauvaises personnes, des décennies dans le quartier de haute sécurité à vivre auprès de la vermine et de tueurs avait eu raison du peu de confiance naturelle que tu aurais pu exprimer dans une foule. Tu n’as aucun intérêt pour l’artiste du jour et tu ne t’attends a aucune parole autre que des murmures semi-compatissants à grands renforts de « à quoi elle ressemble » ou « allez vous mettre dans un endroit dégagé, iel reviendra tout.e seul.e ». C’est un coup de coude pour attirer ton attention, d’une personne dans la foule, qui te tire une bourrade sans gentillesse pour repousser l’intrus.

Tu baisses tes yeux, pour comprendre ce qui est censé attirer ton attention et tu tombes sur un sourire espiègle. Surpris, tu abaisses complétement ton regard sur la gamine qui vient minauder vers toi. Ton nez se fronce et tu essaies de la reconnaître, de resituer son spectacle. L’équilibriste. « Ça allait. » Que tu grommelles, inutile de faire une esclandre, qui mènerait inévitablement l’attention de tes poursuivants sur toi. Si tu es venu ici c’est pour une bonne raison, ne pas te faire remarquer et te glisser dans le moule, éventuellement prendre définitivement la tangente. Quel meilleur endroit pour cacher un monstre que dans un repère de monstres ? Elle a un joli minois, attirant et qui inspire une confiance que tu n’es pourtant pas prêt à offrir rapidement, très certainement non-humaine et à chercher des applaudissements et des compliments auprès de la foule. « Pourquoi ne retourneriez-vous pas vous faire encenser par vos admirateurs ? » T’en débarrasser, ne pas t’arrêter et en même temps disparaître en te mêlant complètement à la foule. Juste suffisamment en retrait pour ne pas être remarqué et c’est une chose de foutue maintenant que la môme s’est approchée pour quémander de l’amour et des bravos.

Les gens qui répondent à tes rebuffades par des sourires sont soit des victimes habituées, soit des gens dangereux. Tu l’observes, la jauges en silence, les lèvres pincées dans une moue méprisante. Elle t’emmerde à autant s’accrocher à toi, comme si elle sentait que ç’allait pouvoir lui permettre de gagner plus de gloire aujourd’hui. « Non. » Esthétiquement et techniquement elle était admirable mais tu n’avais pas la patience – comme si tu pouvais l’avoir en général – de lui faire plaisir. Ton regard se détourne à nouveau d’elle, tu cherches dans la foule, un soupir t’échappe alors qu’elle s’acharne, continue d’insister. Ton manque d’envie ou d’empressement à lui répondre aurait dû suffire à la faire partir. Tes yeux cherchent les siens pour lui répondre, l’ennui perlant au bout des cils. « Vous faites faire ça à tout le monde ? » Tes yeux s’abaissent sur sa main tendue que tu ne saisis pas, tes bras restants ballant le long de ton corps.

Tu grimaces presque lorsqu’elle se présente. Isabeau n’est pas un prénom usuel, très – trop – français, très certainement désuet et pour être tout à fait honnête, tu n’as jamais aimé ce prénom. Ta môme s’appelait ainsi, ça tu t’en souviens, parmi les vagues d’affection que tu ressens lorsque tu revois sa photo. Tu effleures du bout des doigts ta veste au niveau du cœur, là où tu caches tes plus précieux trésors. Tu l’appelais Mina ou Helmina, préférant ignorer tout ce qui venait de sa mère et prénom plus facile à ta langue. « Le plaisir n’est pas partagé. Je dois y aller. »

Tes paupières s’affaissent un instant sous le poids de l’ennui et du mépris qui virevoltent dans tes pensées. Tu humectes tes lèvres, une main se perdant dans une poche, caressant du bout des doigts ce qui s’y trouve. Elle t’accuse, acerbe, la froideur commençant à briser le joli masque qu’elle tente de garder en place depuis tout à l’heure. Pas un sourire n’honore tes lèvres lorsque tu rétorques presque immédiatement : « Il vous aura bien mal élevée à vous voir si insistante. » Tu sens l’accusation qu’elle sous-entend et tu ne saisis pas au vol la remarque. Pour toi elle cherche juste à te rappeler qu’ayant l’âge d’être son père, tu aurais bien pu agir comme tel. Sauf que Mina est trop loin et que tu ne veux pas projeter ton bébé dans une artiste de cirque à demi-dénudée. Mina a et aura toujours 7 ans à tes yeux.

Pourtant l’acrobate ne se laisse pas faire, elle te menace ouvertement, utilise ton prénom. Tes yeux s’étrécissent, l’irritation fait place à la méfiance, puis à une haine sous-jacente qui s’auto-alimente par le danger de la situation. Tu n’es pas inconnu dans le quartier de Zamo, 60 ans à y soigner tout et n’importe quoi, ton nom et ton visage apparus sur les écrans lors du théâtre, ta bonne humeur légendaire, voire tes soins pour la Bolshoy suffisaient généralement pour que la vermine locale ait au moins une vague connaissance de ton identité. Personne pourtant ne t’appelait par ton diminutif. Docteur ou Dietrich, voire le Draugr, pas d’Heiko ou d’Heydrich ou d’Hartwig, parce que tu ne te donnais généralement tout simplement pas la peine de te présenter proprement aux gens. Tu ne comptais pas entretenir de relation poussée avec eux, alors quelle utilité. Ça te brûle de lui demander qui elle est. « Bravo, vous savez lire le journal. » Elle devait donc savoir que t’énerver risquait de mal se finir pour elle, toute créature qu’elle soit. La seule chose qui te retient de la frapper dans la trachée ou dans le plexus sont les gens qui vous entourent, qui risqueraient plus sûrement de sonner l’alerte que l’acrobate – en était-elle réellement une ? « Qu’est-ce que vous voulez ? »  Tu ne te retournes pas pour savoir de quels hommes elle parle, c’est évident. C’est sûrement ici que ton histoire va se finir : pour une guerre d’egos.

Un soupir franchit tes lèvres, seul témoin de ton agacement face à toutes ses piques auxquelles tu ne daignes plus répondre. Si elle n’avait pas été si insistante et que tu ne devais pas faire le moins de vagues possibles, tu aurais déjà pris congé de cette gamine colérique et mesquine. Tu la suis pourtant, alors qu’elle s’éloigne, vers les coulisses, t’entraine à la manière d’un lutin pour sûrement réclamer ce que tu ne lui cèderas pas. Un draugr tient à ses trésors et tu avais suffisamment de sang sur les mains pour ne pas t’inquiéter d’en verser plus. Les quelques artistes dans les coulisses vous coulent à peine quelques regards alors que tu pénètres après elle derrière le rideau. Un regard bref autour de vous et tu la repousses brutalement dans un coin, le moins visible possible. La main posée sur sa gorge, prêt à utiliser ton pouvoir s’il le fallait, le sang à portée de main, une fine membrane de peau gracile comme seule protection. « Qui êtes-vous ? » Tu siffles, pour ses seules oreilles, la pression sur sa nuque juste suffisante pour lui rappeler que tu n’aurais aucun scrupule à la lui écraser. Tu aurais peut-être dû l’immobiliser plus sûrement, lui couper la respiration, la faire s’évanouir, la frapper où elle ne se relèverait pas mais si elle savait qui tu étais, elle ferait soit un bon otage, soit elle n’était pas la seule parmi les artistes.

Le sourire qu’elle t’offre te fait frémir, ce n’est pas comme ça qu’elle est censée répondre, elle devrait grimacer, avoir peur, être en colère… pas… pas… p… Tu ne comprends pas ce qui se passe, tes lèvres s’ouvrent, se ferment, lâchent un « Mina » dans un souffle. Tu ne comprends pas, tu ne comprends rien, juste la bordée d’amour étouffante qui fait ployer la crainte, l’ennui et la colère qui te guident et te maintiennent debout depuis tellement longtemps. Tu obéis, tu la lâches, tu effectues un pas en arrière alors que tu as envie de la prendre, de la serrer dans tes bras, lui caresser le visage, comprendre ce qu’elle est devenue. Puis doucement, le brouillard qui t’écrase l’esprit, te fait haleter, se disperse. Doucement, il y a toujours ces images, ces émotions qui battent aux tempes et que tu n’as pas ressenti depuis longtemps. « Ne joue pas avec moi. Ma fille a plus de 80 ans. » Tu grondes, soudain furieux. L’espoir te fait perdre tes moyens, l’envie de revoir ta gosse plus fort que ton envie de continuer à vivre et à fuir d’ici. « Sors de mes pensées. » Tu grondes, ta main tapote nerveusement ton manteau, t’assurer que la photo est toujours là. Ce n’est pas Mina, Mina est vieille, Mina est laide, Mina est morte.